C’est la guerre, Mademoiselle !

Jean-Claude Dortu,

Le 14 juillet 2020 à dix-sept heures trente GMT, un hélicoptère — insecte noir sur ciel rouge — atterrit au Village international de Ciergnon-la-Neuve, où ont lieu les Rencontres culturelles d’été. Stagiaires et animateurs assistent à l’arrivée d’Ida-Betty Moosh, fille du président Moosh II. Les drapeaux des Censuré, de l’Union européenne, DacMo, Caco Calo, Wilt Dasney, la Régie européenne des eaux, mécènes des Rencontres, claquent au vent. L’ambassadeur qui accueille en tant qu’ami la fille du président, surnommée dans sa profession IBM, lui fait remarquer que les couleurs de sa robe sont assorties à celles de l’Ardenne et à la lumière du Village. La jeune femme sourit discrètement. L’œil faussement distrait du balayeur, un helléniste belge recyclé, veille.

Ida-Betty Moosh vient animer un atelier de multimédia : elle a récemment publié un logiciel sur l’application de la narrativité à son domaine. Cet atelier prend place parmi dix autres : manga sacré, rituels nuptiaux en Bourse, créativité poétique en macroéconomie. Le thème général retenu cette année à Ciergnon s’intitule : Défendre nos sources. Tous les travaux se passent en anglo-américain.

La nouvelle venue rejoint immédiatement ses appartements. Pour répondre à un désir d’anonymat, l’animatrice est logée dans un pavillon avec terrasse plongeant sur les vestiges de la forêt. Elle a tenu en outre à ne bénéficier d’aucune garde à l’intérieur du site : de toute façon, la paix règne depuis dix ans ; les pays émergents n’ont plus faim grâce au programme « Pain et Jeux ». Les Rencontres commencent à dix-huit heures, après un mot des organisateurs.

À dix-neuf heures, les stagiaires d’Ida-Betty Moosh attendent encore l’animatrice, que les organisateurs cherchent depuis dix-huit heures trente. L’ambassadeur, déjà presque rentré, vient d’être prévenu par mobilophone. Au même moment, il reçoit un SMS sur son GSM : IBM a été enlevée par le FLE. L’affaire n’est pas moins incroyable que celle des Deux Tours, inscrite dans le préconscient collectif.

— Le FLE, c’est quoi ? s’enquiert l’ambassadeur.

— Français langue étrangère, répond l’attaché culturel.

Au même moment encore, un mail tombe sur le portable de Son Excellence : Le FLE, Front de libération européenne, réseau international, défend la nature et la culture européennes, contre l’oppression des Censuré et de leurs alliés. Avant demain cinq heures trente-trois GMT, heure du lever de soleil, nous exigeons du président Moosh II la signature des protocoles de Kyoto Un, Deux, Trois, Quatre. En cas de refus, IBM sera exécutée.

L’ambassadeur ordonne au chauffeur de faire demi-tour et prévient son patron.

Une heure plus tard, dans un entrepôt, une personne cagoulée retire le bandeau d’IBM, qui se retrouve face à trois autres personnes cagoulées.

— Mademoiselle, dit une femme en anglais oxbridgien, nous représentons un commando du Front de libération européenne, qui vous a enlevée en tant que symbole des Censuré et de leurs alliés économiques, ainsi que pour avoir contribué activement à la destruction de notre nature et de nos cultures.

— Je suis une scientifique, affirme IBM calmement, et la science est neutre.

— Non, Mademoiselle, la science et la technique sont au service de ceux qui la financent : l’entreprise multinationale et son valet, le pouvoir supranational.

IBM, qui jouit d’une intelligence et d’une formation peu communes dans la famille, n’entend cependant rien ni à la philosophie des sciences ni à la politique. Une autre voix féminine reprend la parole :

— Vous avez formé les experts de la Brigade européenne de contrôle des particularités régionales et individuelles, avec les conséquences que l’on sait.

La prisonnière s’étrangle et demande à boire.

— Un caco ? propose l’homme qui se tient derrière elle.

— Je ne bois que de l’eau minérale. Quelles sont les conditions de ma libération ?

Une quatrième voix lui répond, dans un anglais teinté d’accent étranger. IBM lui réplique :

— Vous ne perdez pas de temps.

— Exigences de la rentabilité, Mademoiselle Moosh.

— Dans ma profession aussi, la contrainte temporelle stimule la créativité.

— Nos motivations privées et collectives réclament donc l’efficacité. Si, d’ici l’aube, un coup de force est tenté, vous serez exécutée, comme aux Censuré.

IBM est reconduite en cellule.

Il faudrait évoquer ici les angoisses de l’otage. Mais en 2020, chaque citoyen du monde civilisé accède en toute liberté aux anxiolytiques et antidépresseurs. Les gardiens d’IBM, humanistes et humains, lui en ont remis double dose.

Il faudrait aussi évoquer l’état d’esprit des stagiaires-orphelins à Ciergnon. Prostrés dans leur local, ils se sont, dans un premier temps, avec un psychologue, demandé s’il était possible de créer vraiment sans logiciel. Puis les organisateurs leur ont promis qu’on penserait pour eux et qu’ils recevraient une solution dès le matin.

À vingt heures trente GMT, la vérité n’est vraiment connue que de la Maison-Blanche, du Berlaymont, du comité organisateur des Rencontres, et d’Interpol. Moosh II et son équipe sont en communication directe avec Ciergnon, Bruxelles et Washington. Une conférence au sommet, virtuelle, va réunir tous les partenaires par la grâce d’Internet.

À vingt et une heures trente GMT, première déclaration de presse : Ida-Betty Moosh a été enlevée par un quarteron d’inconnus qui ne réclament pas d’argent. Tout est mise en scène langagière, commenterait notre experte si elle avait assisté à la retransmission. Son père lui répondrait comme d’habitude qu’il ne comprend rien à ce qu’elle dit.

La nouvelle est maintenant parvenue à tout le public des Rencontres, et il a fallu, non seulement distribuer les anxiolytiques, mais organiser une relaxation collective sur sirop musical en quadriphonie, suivie d’un échange d’impressions en sous-groupes.

Moosh II quitte la réunion au sommet vers deux heures GMT, à la requête de ses partenaires : le facilitateur des débats a constaté que l’élément affectif interférait avec le politique. Même le président, pourtant peu porté sur la psychologie, a compris. Il se retire, s’en remettant à son vice-président.

Au même moment, les ravisseurs proposent à leur otage d’intervenir par SMS. Elle refuse : une tension supplémentaire ne servirait l’intérêt de personne.

À trois heures GMT, une heure avant l’expiration de l’ultimatum, fin de la réunion : le Bien ne cédera pas au Mal. Le chef de la plus grande puissance politique de l’époque apparaît sur le petit écran, l’œil humide, la voix tremblante et le nez poudré, pour confesser la vérité au monde et proclamer le non aux terroristes.

Il ne reste à ceux-ci qu’à s’exécuter, c’est-à-dire à exécuter la pauvre petite. Pendant le laps de temps entre le message et l’acte final, le réseau est interactif comme il ne l’a jamais été : c’est un tir croisé de mails et de SMS. Chaque émetteur-récepteur y va de la valeur de l’individu, de l’impuissance des mots face à la violence de l’ennemi, de la crédibilité du réseau, etc. D’autres membres avancent que c’est la guerre, et que le terrorisme n’est pas un banditisme maquillé.

Finalement, pour garantir la signification humaniste de leur démarche, les ravisseurs sont invités à se suicider en même temps qu’ils exécuteront Ida-Betty Moosh. Notre héroïne sera donc retrouvée morte, dans la brume de l’Ardenne matinale et du CO2, entourée de ses bourreaux, morts eux aussi. Le repaire était un garage dans une « Cité radieuse » qui encercle la capitale européenne d’alors et où la police ne s’aventure jamais. Une pancarte Commando Stefan Zweig, FLE signe l’installation. CNN ne cachera ni la marque du véhicule qui a servi à la besogne, ni celle du carburant, connu pour ses gaz d’échappement à la toxicité réduite.

Un avion chargera le cercueil recouvert du drapeau Censuré, tandis qu’un détachement militaire rendra les honneurs. L’ambassadeur s’agitera ; il accueillera, quelques minutes plus tard, le successeur d’IBM, dépêché en New Concord. L’œil faussement distrait d’un balayeur, ingénieur des eaux et forêts finlandais recyclé, veillera, prêt à la succession.

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