À la frontière franco-belge. Sur le parking routier, un combi de la police fédérale belge est garé en travers d’un long attelage composé d’une caravane familiale et d’une Star Chief rouge vif. Assis sur un assemblage de parpaings, un vieil homme observe sa famille éparpillée sur le bitume : trois jeunes enfants, deux femmes, deux hommes. Toute sa famille est réunie au milieu de nulle part dans la chaleur nauséabonde de ce parking où s’allient, pour le rendre plus détestable encore, les relents de mazout, d’asphalte, de graillon, d’urine.

Ils respectaient les limitations de vitesse. Les papiers de la voiture étaient en ordre. « Les seuls papiers en ordre », a ricané le policier lorsqu’il les a contrôlés. Mais il a fallu suivre les policiers jusqu’au parking. Dimitriu a obtempéré, bien sûr. Il s’est tourné vers Daniela, sa fille cadette. C’est toujours elle qui explique leur situation. À plus forte raison aujourd’hui ! Après tout, c’est elle qui a eu l’idée d’aller en Belgique. Après avoir lu le journal. Un vieil exemplaire daté du 18 août que des touristes avaient jeté à la poubelle non loin d’Avignon. « Regarde papa ! Je sais où on va aller ! Un pays comme nous : il n’existe pas ! » Elle lui avait tendu la première page du journal. Le Soir titrait : « Voici comment les Flamands vendent la Belgique ! »

Il ne se souvenait plus exactement du titre, mais, en substance le scandale était résumé dans une carte géographique qui occupait une demi-page du journal. Un pays, bordé de frontières comme n’importe quel pays. La France, les Pays-Bas, l’Allemagne, le Grand-Duché de Luxembourg cernaient la forme triangulaire de la Belgique.

Daniela pointait du doigt la bizarrerie de la carte : toute une zone grise, sans nom, sans ville, sans statut. « Un no man’s land ! Papa, c’est là que nous devons aller. Après tout, on nous jette de partout. Pourquoi ne pas aller nulle part ? » Elle était comme cela, Daniela. Intelligente et impulsive. Elle comprenait tout avec une longueur d’avance. Elle lisait entre les lignes. Elle décelait comme personne les failles, les fractures, les aberrations. Et là, elle en tenait une belle ! Elle venait de découvrir un pays qui n’existait pas. Ou plus. Peu importe. « La zone grise de la carte c’est pour nous », s’exclama-t-elle. « Le pays des Roms, en plein centre de l’Europe ! »

Assis sur ses parpaings, Dimitriu sourit au souvenir de l’exaltation de Daniela. Il ne comprend toujours pas à près de 75 ans comment cette gamine réussit à le convaincre de faire ce qu’elle dit ! Et toute la tribu suit comme un seul homme une fois que le patriarche a soi-disant décidé ! En réalité, c’est Daniela qui commande !

Il avait conservé une double page du journal de ce jour-là. Celle consacrée à la ville de Pontiac, dans le Michigan. L’envoyé spécial du journal avait illustré son papier d’une superbe Star Chief rouge, sortie en 1957 des chaînes de montage de la ville qui avait donné son nom au modèle de la voiture. Dimitriu avait demandé à Daniela de lui lire l’article. Mais il n’y avait rien à en retirer d’autre sur la voiture qu’il ne sût déjà : la ville et la voiture portaient le nom d’un chef indien, d’une tribu sans doute décimée si elle n’a été éparpillée dans une réserve perdue du Michigan ou dans la banlieue de Detroit. Pour le reste, l’article disait une désolation pire encore que celle qui régnait en France pour les Roms. Dans le même journal, Daniela avait repéré un entrefilet qui confirmait les premières expulsions. C’est tout cela qui avait donné à Daniela l’idée de prendre la poudre d’escampette avant l’arrivée des CRS, avant la distribution des trois cents euros et le convoi vers l’aéroport le plus proche. De toute façon, même si les trois cents euros pouvaient apparaître tentants, Dimitriu n’aurait jamais abandonné la caravane et encore moins la Pontiac.

Ils avaient pris la route du Nord.

En France, ils n’avaient été arrêtés qu’une fois.

Daniela avait expliqué au gendarme qu’ils rentraient chez eux. Le gendarme avait dû grommeler quelque chose comme : « Cela en fera toujours cinq de moins ! » en comptant les passagers. Puis, il les avait laissés poursuivre leur route.

Les papiers de la Pontiac étaient en règle.

Il leur fallut trois jours pour atteindre Charleville-Mézières. Daniela avait établi l’itinéraire. Le trajet le plus court passait par cette ville dont elle avait découvert qu’elle était le lieu de naissance de Rimbaud, un beau jeune homme dont la photographie ornait l’écran de son ordinateur. (« Vous êtes reliés à internet ! Décidément, on ne se prive de rien ! » est une des phrases les plus entendues par Daniela depuis qu’elle a acheté son Mac qui ne la quitte plus.)

Elle avait aimé le regard transparent et triste du jeune homme. En pianotant, elle avait lu quelques vers, qu’elle s’était efforcée d’apprendre par cœur et qui berçaient sa rêverie pendant le trajet.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,

La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux

Montaient vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes

Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…

Lorsqu’ils arrivèrent en vue de Charleville, elle comprit la tristesse du jeune homme. Il pleuvait d’un ciel gris des pluies incessantes. Quelques piétons pressés se hâtaient sous des parapluies noirs.

Ils quittèrent la ville en direction de « Belgique-Frontière ». C’est là que Daniela découvrit que la Belgique existait encore. Que la carte du journal le Soir illustrait une erreur d’infographe et pas un rêve de la géographie.

Assise dans le combi face aux deux policiers, elle entendait sous le clapotement de la pluie, la voix du poète. À travers la vitre, elle regardait Dimitriu qui rejoignait la tribu dans la caravane, à l’abri du monde.

— Dites donc, vous les Roms, vous avez de bien belles voitures ! fut la première remarque du policier. Il ne savait pas que Pontiac était une ville misérable du Michigan, et le nom d’un chef indien.

— Et vous êtes reliés à internet ! Décidément on ne se prive de rien ! renchérit le second policier.

— Alors, qu’est-ce qui vous amène chez nous ? fut la première question à laquelle Daniela fut invitée à répondre.

— Le journal, répondit-elle en montrant la carte de Belgique. Et Rimbaud.

Pour elle seule, et aussi pour Dimitriu et Pontiac le chef indien, elle récita des vers qu’elle ne comprenait pas mais qu’elle savait de circonstance :

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache

Noire et froide où vers le crépuscule embaumé

Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche

Un bateau frêle comme un papillon de mai.

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