Champ-contrechamp

Yves Wellens,

Lors de l’inauguration du parc d’attractions, la plupart des Commissaires parvinrent à éviter les journalistes qui les attendaient, tant à l’entrée qu’à la sortie du chapiteau dressé pour la circonstance. Les autres poussèrent leur ire à l’encontre de cette corporation jusqu’à s’abstenir de baisser la vitre de leur véhicule en passant et en repassant devant la meute, et à refuser de répondre aux questions qui fusaient de ses rangs (bien entendu, la plupart des chroniqueurs s’attachèrent ensuite à les présenter comme des personnages arrogants ou fuyants). Il est vrai que, depuis la fausse manœuvre d’une stagiaire et l’exhumation consécutive dans les colonnes honnies d’une note strictement interne stipulant que le principe d’une désinformation n’était, en soi, nullement répréhensible, les rapports entre les deux blocs s’étaient fort dégradés. Les Commissaires, peu habitués à devoir rendre des comptes et encore moins enclins à admettre les investigations trop poussées, allumaient toutes sortes de contre-feux, fût-ce au risque de s’y brûler. La certitude de leur immunité, ou au moins le respect dû à leur fonction étaient si ancrés dans leurs esprits qu’ils décelaient un « complot » s’ils sentaient poindre une critique un peu articulée, même quand les évidences tranchaient contre eux. La polémique en cours sur le parc qu’ils ouvraient officiellement n’avait fait que renforcer cette tendance.

En se retrouvant à l’unisson, les Commissaires cherchaient donc essentiellement à apporter une caution décisive à un projet si délicat et, simultanément, à se rassurer sur leur détermination à affronter dans la sérénité toutes les tourmentes. Après les traditionnels discours où, plus encore qu’à l’accoutumée et comme pour bien souligner la tonalité de l’instant, l’auto-célébration le disputait à la complaisance envers les « entreprises amies », dont les représentants ne pouvaient qu’afficher des mines réjouies, ils purent enfin faire le tour du propriétaire, entraînant les brillants et gourmés invités dans leur sillage. Ainsi donc, ils allaient tous découvrir, avec des yeux d’avance émerveillés, l’allégorie que les membres de la Commission avaient si longtemps portée sur les fonts baptismaux. Une fois franchies les épées croisées au-dessus des têtes de l’entrée, comme les fourches Caudines avaient marqué celle de l’antique défilé mais qu’on franchissait ici la tête haute et nanti d’une foi accrue en ses moyens, le groupe compact pénétra dans le parc d’attractions et longea la première allée, tout imprégné déjà des exquises douceurs de la nuit d’été.

La transposition à grande échelle du célèbre jeu de société n’avait pourtant pas été acquise sans combattre. Certes, la Commission s’était aisément laissée convaincre que la construction européenne, si elle pouvait s’incarner dans une monnaie nouvelle, ne devait plus être regardée comme une entité lointaine et peu réceptive à des formes symboliques moins sonnantes et moins trébuchantes. Certes, le Parlement, oubliant ses récentes velléités contestataires et ne sachant comment utiliser sa soudaine légitimité politique, avait voté comme un seul homme (soit à plus de 80 % des voix) pour le projet, sans y apporter d’amendements significatifs. Certes encore, le succès phénoménal du jeu avait fort contribué à balayer les réticences des austères vérificateurs des comptes et des sommités trop pusillanimes (« les pète-sec et les pisse-froid », comme disait une légume de la Commission réputée pour son franc-parler…). Mais personne ne pouvait jurer que la principale inconnue du projet (en dehors des modes de financement et du choix du siège, qui firent l’objet de sordides marchandages et de peu avouables pratiques, à peine plus dignes que celles du Comité International Olympique…) trouve rapidement une issue satisfaisante. La Commission elle-même, suivie par le Conseil des Ministres, avait fermement refusé de laisser représenter l’Euro par un personnage. Privés de l’emblème d’identification qu’ils souhaitaient, les concepteurs du parc estimaient, pour leur part, que le danger de rendre le jeu trop abstrait et les situations d’une partie peu lisibles était réel. Ils n’étaient pas sûrs de pouvoir y remédier au mieux ; mais, pour eux, c’était une nouvelle occasion de démontrer leur souplesse et leur pragmatisme.

Le principe du jeu lui-même était très simple. Chaque joueur recevait, au départ, un nombre équivalent de plaques représentant un volant financier et les utilisait à son gré, à charge pour lui d’en conserver le plus grand nombre possible en atteignant la dernière case, l’Euro justement. L’essentiel de la partie consistait à résister à la tentation de placer ses actifs dans des opérations qui procuraient parfois des avantages immédiats, mais qui pouvaient aussi bien générer des dettes considérables et quasiment ineffaçables. Ces terribles écueils étaient, hélas, légion, et il était très rare qu’on ne cède pas, en cours de partie, aux attraits empoisonnés de l’un ou de l’autre. Leur force ne résidait d’ailleurs pas seulement dans le nombre : leurs appellations lourdement connotées en disaient assez sur la menace qu’ils portaient en eux. Bref, il fallait se garder du Village planétaire, du Fonds Monétaire International, des paradis fiscaux, des frappes chirurgicales (le joueur qui aboutissait là pouvait pilonner ses adversaires dans un rayon de trois cases), de Y Esprit de Davos, de la Fin de l’Histoire, de Y orthodoxie financière, de la corruption, du politiquement correct, des délocalisations, de la mondialisation, de la gauche caviar, de Y éloignement des sauvageons, du blanchiment de l’argent sale, de la fracture sociale, du G.7, des pays émergents, du pouvoir médiatique aussitôt suivi par Y information-spectacle, de la réalité virtuelle, de la toute-puissance des lobbies, du laisser-faire-le-marché, des manipulations génétiques, du clonage (quand un joueur réussissait l’épreuve prévue à cette case, il pouvait se dédoubler pour le reste de la partie et augmenter d’autant ses bénéfices), des économies d’échelle, du déficit de communication et de la pensée unique. Toutes ces cases entraînaient des pertes, sinon la perdition pour soi et pour les autres : mais ces pertes accumulées, si elles étaient habilement réparties, n’entraînaient pas nécessairement l’élimination. Et puis, on pouvait toujours espérer une amnistie, tenir jusqu’à la prescription ou obtenir une ultime ligne de crédit… Seuls les critères de convergence, le marché unique, l’Union politique et le développement durable étaient des cases positives mais qui, en l’état, n’offraient qu’un secours tout relatif dans le cours du jeu, pour atténuer des chocs trop rudes (évidemment, les options politiques de chacun pouvaient rendre discutable l’appartenance de telle ou telle appellation à la cohorte des cases piégées, mais les compétiteurs devaient bien entériner les conventions régissant le jeu).

L’allégorie était donc transparente, presque naïve, comme il sied quand on la destine à un large public. L’Euro, aboutissement du long et périlleux processus d’une partie, en apparaissant comme la délivrance attendue de tant de turpitudes, était le parfait contrechamp des embûches semées çà et là ; et réciproquement, celles-ci figuraient les leurres et les funestes illusions d’une époque en passe d’être révolue et sur laquelle il était donc inutile d’encore miser, mais dont les séductions et les ressources demeuraient redoutables. Les Commissaires et leur suite se coulaient comme en apnée, ce soir-là, dans les étapes de ce lumineux parcours initiatique, sans pourtant se risquer à jouer eux-mêmes, par décence ou par souci de la bienséance.

Par rapport à la version disponible dans le commerce, les concepteurs du jeu à ciel ouvert avaient ajouté une attraction assez énigmatique, en forme de galion, perpétuellement occupé à poursuivre les pirates de la finance. Dans leur esprit, cette attraction, située au milieu de la partie, était vouée au repos des visiteurs, voire, s’ils jouaient, à leur examen de conscience devant la tournure des événements ; les plus acharnés y nouaient des alliances (appelées fusions) qui pouvaient aussi bien être défaites si les rapports de force ultérieurs le commandaient. Les concepteurs n’avaient donné, par prémonition peut-être, aucun nom à ce fier bâtiment. Quand, après quelques mois d’exploitation du parc, le public se plaignit que les attractions les plus visitées étaient vraiment trop sommaires et littéralement injouables dans ces conditions (la case corruption, par exemple, ne comportant pas, selon lui, le tableau complet des circuits financiers occultes, n’exposant pas les diverses manières de monter des sociétés-écran ni l’infection des pouvoirs politique et économique par les nombreuses mafias ; la case des délocalisations ayant négligé, selon lui, d’insister sur les atteintes au tissu social ici et à l’exploitation de la main-d’œuvre, et singulièrement celle des enfants, là-bas, et de traiter de la nécessaire Europe sociale), tous les responsables se raidirent devant cette menace d’un autre genre. Quand, par surcroît, la presse honnie fit paraître les critiques acerbes de quelques intellectuels, qui regrettaient par exemple que « tant de culture héritée de la Renaissance et du siècle des Lumières ne nous a menés que là ! à cela ! à cette croyance puérile que seule une monnaie peut mesurer le degré d’adhésion à un grand dessein ! Se figure-t-on que le troupeau s’agrégera tout bonnement autour du Veau d’Oret que chacun se contentera, en contrepartie, d’être appelé citoyen ? », les concepteurs, pressés par les membres de la Commission, durent trouver une parade pour que l’édifice ne s’écroule pas. Ils proposèrent finalement de donner un nom à ce fier galion et le déchargèrent de sa mission initiale.

La Repentance, renonçant à pourchasser en vain les richissimes Frères-de-la-Côte spéculateurs, cinglerait dorénavant sur toutes les mers, tous les fleuves et toutes les rivières de la zone, chaque fois qu’on ferait appel à son nom et à ses couleurs pour sauver les apparences. En fins politiques, les concepteurs du jeu délivrèrent même un avertissement salutaire. Il ne pouvait être question de multiplier les répliques du galion et de les envoyer aux quatre points cardinaux, sous prétexte d’étouffer tous les scandales qui éclateraient. Et surtout, les Commissaires, outre les promesses de retenue qu’ils devraient acquitter, auraient à choisir entre une demande de pardon générale, prononcée une fois pour toutes, au risque de l’encombrement et donc de la surcharge du bâtiment, et une contrition produite à doses plus modérées, au risque de devoir y recourir pendant toute la durée de leur mandat. Cet expédient-là pouvait trop entamer la résistance du galion, contraint de se rendre partout pour colmater les brèches, et fatiguer les spectateurs en âge de voter.

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