La vie à l’envers

Jean-Baptiste Baronian,

Tu étais parti depuis longtemps dans un pays lointain et tu es aujourd’hui de retour chez toi, là où tu es né, là où tu as vécu tes premières amours et où se sont forgées tes premières illusions. Tu viens de descendre dans la vieille ville et tu ne reconnais plus rien. Tu te guides avec tes souvenirs, avec ta pauvre mémoire. Tu te souviens qu’à l’angle de cette galerie tu dégustais des glaces au chocolat et qu’un jour une fille t’a heurté et que ton cornet est allé s’écraser sur ta belle chemise Lacoste noire, juste en dessous du crocodile. Tu avais l’air malin. Tu étais prêt à gueuler mais tu t’es retenu car la fille était toute confuse et elle avait un merveilleux visage d’ange. Jusqu’à cet instant de ton histoire à toi, tu n’avais encore jamais vu d’ange et voilà que tu en avais un sous les yeux, en chair et en os. Tu as senti ton cœur qui battait dans ta poitrine. Tu as eu conscience d’être terriblement con avec ce chocolat dégoulinant sur ta chemise, ton cornet de biscuit brisé dans la main. Si tu avais été un ange, toi aussi, ou un diable, tu aurais transformé sur-le-champ ce cornet en bouquet de fleurs. Tu es resté penaud. Tu n’as rien dit à la fille, elle ne t’a rien dit, elle non plus, et tu l’as toujours regretté. C’était le destin qui passait et tu n’as pas osé croire à ta chance. Tiens, ta chance, précisément, est-ce que tu y as jamais cru ?

Au coin de la galerie, c’est à présent un snack affreux. Il n’y a plus d’odeur de chocolat, de framboise, de vanille, de pistache. Ça pue la graisse de frites, la sauce bolognaise, le chili con carne, le Ketchup, la saucisse de Francfort, c’est sale et répugnant. C’est plein de pancartes avec des chiffres en euro et tu ne sais même pas ce que ça te coûte pour pouvoir te brûler la langue et la gorge, et te faire péter l’estomac. Le prix de la pourriture ne te dit rien. Tu écarquilles les yeux et tu te demandes si le Coke, au prix affiché, a encore le goût de l’adolescence.

Tu marches un peu et tu te souviens qu’ici, jadis, Rimbaud a tiré son extravagant coup de revolver sur Verlaine. Dans tes souvenirs, il y avait une coutellerie. À moins que ce ne fût une ganterie de luxe… Un beau magasin en tout cas, une de ces boutiques cossues comme tu en voyais tant, quand tu allais errer dans les rues et les ruelles, à cette époque fiévreuse où tu découvrais Baudelaire et Nerval chez les bouquinistes, où tu t’enflammais pour Stevenson, Kipling, Mac Orlan, Chandler ou Céline, où tu perdais la tête en lisant Sanctuaire et Tandis que j’agonise. La littérature, tout le monde s’en fout aujourd’hui. En rentrant au pays, à la douane de l’aéroport, tu as déclaré que tu écrivais des romans et on t’a considéré comme si tu étais un fantôme. Pour un peu, on te refoulait. Pour un peu, on te mettait une camisole de force et on te conduisait vite fait dans un asile. À la place du magasin de tes vieux souvenirs, tu découvres la devanture d’une solderie. On y vend de tout. On y vend des cravates bariolées et des préservatifs, des cassettes pornos et des cartes postales grotesques, des petites théières chinoises et des parapluies, des Kleenex et des cigarettes américaines à la menthe, des porte-clefs, des chiens en peluche, des sachets de guimauve, des casquettes de base-ball, des godemichés en résine de pin, des cadres vides. Que peux-tu acheter ? Que vaut en euro le bric-à-brac ?

Tu es perdu. Tu n’as jamais compris grand-chose au monde et à sa foutue économie, cette fois tu es largué. La galerie est pleine de clodos, de types hirsutes, de camés, de petits dealers fébriles, de gamins chétifs chaussés de baskets cradingues, de vieilles femmes rabougries qui te tendent la main, qui te réclament la charité. Tu es un gars sentimental, tu l’as toujours été – et c’est sans doute ce qui t’a empêché de devenir un type culturellement correct, de lire les livres dont on parle, de voir les films festivalés et de choisir tes relations parmi les gens affranchis. Tu es tellement sentimental que tu glisses la main dans ta poche et que tu en retires quelques pièces de monnaie. Mais à peine les as-tu données à une vieille sorcière que des hurlements te frappent les oreilles. C’est la sorcière. Elle tonitrue, elle laisse exploser ce qui lui reste de voix dans sa bouche édentée. Elle te traite de minable et de salaud. Et tu comprends que tu lui as refilé de la monnaie de singe, le métal élimé d’un autre âge.

Mais personne ne te regarde, personne ne se soucie de toi, et pas davantage de la beugleuse. Les gens dans la galerie ne sont que des ombres filantes. Ils se pressent devant des distributeurs automatiques de billets de banque, ils vont y chercher du fric et puis ils courent le dépenser au snack du coin, à la solderie et auprès des dealers. Ils bouffent mal et s’achètent des tas de trucs éphémères et dégueulasses. Ils se cament, ils se défoncent. Ils font tous pareil.

La galerie est un gigantesque bazar. Tu as beau chercher, tu ne vois plus la belle librairie avec ses boiseries éclatantes et ses grandes vitrines bourrées de livres d’art, tu ne vois plus l’autre librairie, tout aussi belle, où tu adorais aller fureter et où tu as acheté L’Apprenti de Guérin pour l’offrir à Geneviève. (Est-ce à cause de Geneviève que tu es parti au bout du monde ?) Et tu ne vois plus, à deux pas de là, le magasin de disques que tu fréquentais déjà dans ta jeunesse et où tu te rappelles avoir découvert Prokofiev, Janacek, Bartok, Britten puis, des années plus tard, Ligeti et Zimmermann. C’est désormais un autre fast-food. Des affichettes en couleurs collées sur les vitrines t’annoncent des menus sympas pour des sommes dérisoires. Aux prix demandés, tu pouvais à peine autrefois, quand tu étais gosse, t’acheter une barre de chocolat Jacques fourré aux noisettes. Tu as des frissons. Tu te dis que tu vis ta vie à l’envers.

Tu es triste. Ta tristesse est plus lourde que le poids de tes ans. Tu es hanté par des mots qui ne servent plus à rien, qui vont finir sur des feuilles de papier piteusement recyclé que personne ne lira. Les douaniers à l’aéroport ont vu juste : ou tu es un fantôme, ou tu es bon pour l’asile.

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