Chien de Borains !

Luc Honorez,

Wallonie. Comme un aboiement. La première syllabe qui revient sans cesse dans la tête et la voix. Oua-Oua. Ouallonie. Comme un brave chien qui accueille. Ou un méfiant qui aboie. À tout hasard. Parce qu’il en a trop vu. Que le bâton plus que la carotte !

Et que si on lui avait donné la carotte, ce qui arriva, ça l’avait rendu encore plus furieux qu’on puisse le prendre pour un âne.

Je ne suis pas wallon. Je ne suis rien. Né quelque part. Dans un no man’s land tel qu’en fabriquait la guerre, repère d’insoumis, d’évadés, de terrés, de fauchés. Dans un trou qui était au nord extrême de l’Allemagne mais surtout au sud tempéré du Danemark.

Plus tard, j’ai su que ce land du No Man s’appelait Sept et encore plus tard un ami juif m’apprit que c’était le chiffre de la chance incertaine.

Je suis mieux que wallon. J’ai choisi d’être wallon parce qu’à planter sa racine autant la mettre dans une terre solide et noire. Et le plus sombre des Wallons, ce méridional à l’envers qu’est le Borain, façon Giono, style hussard sur les terrils. Anversois aurais pu ; Belge ou Bruxellois, je ne crois pas. Ma mère m’y poussait. Mais papa était borain et je choisis son camp lorsqu’il retourna, moi devant et maman derrière, vers le Borinage où il était né. Le village s’appelait Dour. Je n’avais que deux ans mais ce nom sonnait bien : Dour, Dour, dur, dur. Et ce fut l’exaltation lorsque, sur une carte géographique, grise comme la fumée des cheminées de la fabrique de bières Cavenaile, je lus que Dur était situé au milieu du pays de la Haine.

Oua-oua, Wallon j’étais. Race de chien non domestiqué que les Borains ou les enfants s’appellent Djambo comme les éléphants échappés de chez Disney et trop ivres et fiers de liberté pour trouver autre chose qu’un boulot de cheval dans les mines de charbon.

Je pus aboyer très vite, mordre aussi. Contre le Roi qui s’appelait Trois, je crois. Contre les patrons des mines et ceux de la brasserie Cavenaile qui refusaient un franc de plus à l’heure. Cortèges. Et coups de poing. Boissons drues qui rendaient fort – aujourd’hui encore, on boit beaucoup à Dur mais pour se rendre faible et oublier, dommage. Ma drogue de moutard contestataire était le Vérigoud à l’orange et le déhanchement de John Wayne dont les films étaient régulièrement programmés à l’Eldorado, le cinéma de la Maison du Peuple. Sans langage vraiment commun, on aboyait entre Borains. Qu’étaient natifs ; ou Polalcs, Macaronis, Yougos et Septien (moi), il y avait même un Flamand. On faisait oua-oua pour se comprendre. Avec des nuances dangereuses, affectives, souvent caressantes et amicales. On se comprenait. Les richards nous prenaient pour des chiens sans savoir qu’on était fiers de nos gueules et qu’on pouvait faire meute.

Quand on avait la folie des grandeurs, on se disait Picards. Et on allait mener la grande petite vie à Valenciennes avec l’argent récolté grâce à des produits français fraudés. Car le Borain était – est ! – contrebandier dans l’âme et les gènes. Ce qu’on lui interdit de faire, il le fera quand même. Tôt ou tard. Il sait passer son obstination au-dessus des frontières, sociales, politiques ou intellectuelles ; pas un douanier qui ne l’empêchera.

On se disait Picards, ça rimait avec pilchards et ça nous faisait rire, mais c’était plus important que le sourire. Même si j’ai oublié pourquoi. Signifiant peut-être : une poésie de motte de terre, d’arbre seul au milieu d’un champ, de routes prêtes à tout sauf à rester droites et qui préfèrent onduler de la ceinture tels les cow-boys des westerns d’Anthony Mann.

Borain de Picardie ou Picard du Borinage, bonne piquette qui saoule bien et monte vite à la tête des hommes et des femmes pour qu’ils renouvellent le cheptel. Et quand la poésie s’en va, la vraie poésie, celle du type qui se plante au milieu de la place du village, regarde le kiosque à musique, puis lève la tête au ciel en disant, beau comme Homère : « Demain, il va pleuvoir car il y a un nuage à tête de taureau triste », le Borain, le Picard, se pend à une poutre, mort du brave qui affronte la mort par les cornes de la douleur, comme, récemment encore, Ronny Coutteure au cœur trop plein de larmes.

Cette rage de chien, aujourd’hui, s’est un peu perdue dans le Borinage. La colère contre ce que la Belgique fit à la région dans les années trente, l’enfonçant dans la misère parce qu’elle était un nid de Rouges hurlant à la justice sociale, une tribu d’indiens noircis qu’on aurait aimé enterrer dans sa réserve, cette colère est devenue un morceau de charbon inutile et oublié dont on ne sait plus trop où les ancêtres l’ont enfoui. Walking Silence, le combatif Sioux borain, est devenu Sitting Silence.

Mais le feu est encore sous terre. Aux rythmes à la Stravinsky que chantaient les pics dans les mines répondent, aujourd’hui, les chants sauvages du rock engendrés par le festival de Dur. Le chien est toujours là sous les silhouettes taiseuses de gens qui ressemblent à Achille Chavée, à Marcel Moreau et à Van Gogh qui fut borain avant d’être l’homme aux pinceaux de tempête. Le chien pourrait aboyer à nouveau, courir loin, mordre ceux qui l’empêchent de ronger un bel os, de créer, de fonder des nichées d’artistes, de créateurs, d’entrepreneurs.

Mais la rage du chien doit être positive. Quitte à fendre son cœur, plus fidèle que leurs femmes ne le croient, qu’il tourne le dos à Bruxelles qui n’a jamais voulu reconnaître le courage, la valeur et la beauté du pays de la Haine. Qu’il se trace un nouveau chemin, une ligne allant de Mons à Valenciennes, de Valenciennes à Lille et de Lille à Londres. La technologie et les panneaux de signalisation ont rendu ce chemin logique. Et, sur cette ligne, avec des hommes et des femmes qui lui ressemblent, que le Borain aux reins de chien crée une nouvelle entreprise de travail et de bonheur de vivre. Tout est en place pour ça. Pour que Sitting Silence redevienne Walking Silence.

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