Choses publiques

Alain Dartevelle,

La baie de San Juan de Luz était merveilleusement calme. La pleine lune électrisait le panorama, les flots luisaient comme du papier d’argent froissé et le lent ballottement du yacht Rosemonde répondait aux bouffées de la brise vespérale. En ami de longue date, l’industriel Frédéric Friedman m’avait proposé ce séjour d’un long week-end sur son palace flottant en la compagnie une quinzaine de connaissances communes. Question de prendre un peu de recul, après la course de fond qu’avait été la campagne électorale. De quoi me ressourcer avant de retrouver l’arène politique et son public impatient de voir à l’œuvre la première femme à accéder à la fonction présidentielle…

Quitte à choquer, j’avais quant à moi délibérément coupé tout contact avec mon quartier général comme avec le parti. Silence radio, du moins vis-à-vis du monde extérieur. Car c’était tout sauf le silence, dans le salon du Rosemonde où la fête battait son plein. Il y régnait une telle exubérance que j’avais eu envie de goûter au champagne rosé et que je me sentais prête à des plaisirs dont les turbulences récentes de ma vie privée, à commencer par ce divorce avec mon Boris de mari, m’avaient tenue quelque peu éloignée.

Le set stroboscopique du DJ vedette David Dujardin se terminait à l’instant, et comble de la débauche, je venais de m’allumer une cigarette au menthol dont j’expirais la fumée avec la gaucherie d’une première communiante. Le beau David évanoui dans les fumerolles de mes pensées, mon attention se reportait sur un quintette de musiciens en poncho, Mexicains hilares ou ténébreux Cubains qui prenaient place sur la petite scène inondée de jets tournoyants de lumière. J’avais le cœur vacant, j’étais prête à tout et à rien et c’est à ce moment précis que surgissant comme par magie, il se planta devant le micro et entama crânement « Quizás, Quizás, Quizás », un des morceaux de bravoure de Nat King Cole en sa période hispanisante :

Siempre que te pregunto

Que cuando, como y donde

Tu siempre me respondes

Quizas, quizas, quizas

En ce sirupeux chanteur, j’avais immédiatement reconnu Claudio Sikorsky, dont les photos fleurissaient comme autant d’icônes dans la presse people. Et aussitôt. Chaque fois que je te demande, je me sentis troublée. Quand et comment et oit, et pendue à ses lèvres. Toujours tu me réponds, ses lèvres de séducteur qui nous balançait sa romance imparable, Peut-être, peut-être, peut-être… Claudio l’enjôleur, dont la célébrité devait autant à ses conquêtes amoureuses qu’à ses prouesses vocales. Après avoir emballé la diva suédoise Joanna Svensson et la star hollywoodienne Mima Lake, n’avait-il pas, avec un parfait naturel, séduit consécutivement la fille héritière du Sultanat de Brunei, Nadja Alaya, et sa mère Fatima ? Épisodes amoureux high class, en duplex de la séparation d’avec sa troisième épouse, la toujours belle Carmen, par ailleurs veuve pathétique de la star télévisuelle Frank Mariani.

Ainsi passent les jours

Et moi je désespère

Et toi tu me réponds :

Peut-être, peut-être, peut-être

Claudio Sikorsky en était-il à roucouler, non sans brio d’ailleurs. Mais ce qui m’avait frappée d’emblée, en décalage de la sarabande d’images publiques de lui, c’était la petite taille de cet homme. Si bien qu’avant même de penser sérieusement à une affaire entre nous, l’idée m’a traversée que nous ne formerions pas un couple très assorti. Le plus curieux est donc que j’aie rendu immédiatement les armes : capitulé corps et âme, dès qu’il se mit en tête de me faire son numéro de tombeur :

Y asi pasan los dias

Y yo desesperado

Y tu contestando

Quizas, quizas, quizas…

*

Des pinceaux orangés de ses phares, le cabriolet chargé de nos bagages éclairait une route sinueuse et bordée de palmiers aux ombres fantasmagoriques, tandis qu’en contrebas, la mer moutonnait sous la clarté lunaire. Mes doigts couraient sur le tableau de bord garni d’un porte-bouquet où une orchidée révélait sans pudeur l’intimité de sa corolle. Claudio conduisait et je me disais qu’à la vitesse où nous roulions, nous aurions regagné la métropole avant midi. Le regardant de côté, je déclarai à brûle-pourpoint :

— Tu es plutôt fou.

— Pourquoi, Comtesse ? lâcha-t-il sans quitter la route des yeux.

— Parce que tu te jettes dans la gueule du loup.

— Du loup, ou de la louve ? Imprudence inqualifiable. Comtesse… Mais comment résister ?

Usant de mon insolite nom de famille ainsi que d’un prénom, il me le resservait sans cesse. Comtesse… Et il avait bien sûr compris qu’en parlant de danger, j’évoquais non pas sa conduite à la Fangio mais cette passion dont nous étions la proie depuis la nuit dernière… Cette révélation de l’impossibilité de vivre l’un sans l’autre. Et je souriais en silence, tandis qu’une chanson me revenait en mémoire, où le défunt Sacha Distel s’extasiait sur les péripéties d’une nuit déjantée. Moi-même, je revoyais cette villa de location, nommée Cléopatra, son allée frangée de tamaris et l’enfilade de ses salons donnant sur la petite chambre claire où Claudio m’avait emmenée finir la nuit au champagne.

Lui qui, à croire qu’il lisait mes pensées comme à livre ouvert, se mit à siffloter « Oh ! quelle nuit… » avec cet air canaille qui lui allait si bien.

Après quoi il enchaîna sur le mode d’un philosophe de garden-party un peu trop arrosée :

— Tu sais. Comtesse, il y a deux choses dangereuses en ce bas monde. Les revolvers d’abord, qui partent parfois tout seuls, et puis les femmes oisives : elles aussi peuvent partir, souvent quand on s’y attend le moins…

— Claudio ! Nous venons de nous rencontrer, et déjà tu parles qu’on se quitte !

— Il se récria en faisant gronder le moteur :

— Mais non. Comtesse, pas toi ! Tu n’es pas de la catégorie des femmes qui vous plaquent : tu n’en trouverais tout simplement pas le temps…

*

— Ce sur quoi il partit de son beau rire carnassier. Assurément, la mécanique du monde et de nos sentiments laissait à désirer… Je n’étais plus sûre de rien, à cette exception près que Claudio n’avait pas tort quand il me disait surchargée de travail : ma vie de présidente commençait dès le lendemain avec mon premier Conseil des ministres. En même temps que, je l’apprendrais vite, s’enclenchait la chronique de nos amours tourmentées.

Il n’a pas fallu bien longtemps pour que Claudio se sente visiblement chez lui, dans le vaste appartement que j’avais fait mettre à sa disposition au premier étage de l’aile Est du palais de l’Élysette – ma propre résidence privée en occupant officiellement le rez-de-chaussée. L’homme de ma vie avait ainsi tout loisir de faire des effets de voix et de pianoter sans déranger le moins du monde les membres de mon administration et ceux du gouvernement – dont les activités se concentraient, quant à elles, sous la nef centrale et dans l’aile opposée.

Ainsi pensais-je instaurer une réelle et bien pratique répartition de mes vies et de mes rôles, tout en gardant jalousement caché l’objet de mon amour dans cet écrin dont l’État me concédait la jouissance.

*

Mes précautions de façade n’abusaient en fait que moi. Dès le départ, la presse et la télévision, sans oublier le net, ne s’étaient évidemment pas privés de commenter chaque étape de notre parcours amoureux. À commencer par ces clichés vendus par je ne sais trop quel participant à la soirée dansante sur le yacht Rosemonde, et qui nous montraient, Claudio et moi, enlacés comme il n’est pas permis. Le ton était donné et, jeux de mots aidant, il était acquis que je serais, moi Violaine Comtesse, tombée dans les filets d’un prince de la chanson de charme ! De quoi régaler les foules d’un feuilleton de première grandeur…

Il est vrai que dans le tourbillon de la passion, nous protégions de moins en moins bien nos secrets. De sorte que nos excursions éclair en des endroits peu propices à la confidentialité — le parc d’attractions de Fantasyland où nous sommes retombés en enfance le temps d’un week-end, et cette visite des ruines d’Halicarnasse qui me vit, flanquée de mon petit crooner, tirer après nous une meute de paparazzi — ne contribuèrent pas peu à amplifier ce phénomène par lequel une présidente de la République se muait en vedette.

*

Consciemment ou non, nous nous étions engagés dans une zone trouble où notre vie privée devenait chose publique. Ce que je regrettais sans doute, tout en répondant plus ou moins volontiers, même si je m’en défendais, à la demande d’alimenter une curiosité collective proche de l’hystérie.

Parfois le masque tombe et mon Claudio en vient à se confier avec des mines d’enfant boudeur. Son passé remonte alors à la surface : le parcours difficile d’une famille de juifs de l’Est fraîchement implantés dans quelque cité-dortoir de la banlieue parisienne, ses frustrations d’enfant malingre, son adolescence à l’école de la rue et le métier de chanteur comme une échappatoire à la misère, ainsi que sous d’autres cieux on deviendrait torero. Quand le taraudait l’envie d’études supérieures… Quand il aspirait à devenir un homme public d’une tout autre catégorie que celle des variétés. Vocation contrariée de faire de la politique, ainsi qu’il me l’avoua comme à contrecœur. Tandis qu’en moi s’insinuait le soupçon que, hormis mes talents amoureux, je l’aurais donc séduit, il m’aurait donc conquise pour l’image d’un pouvoir auquel il n’avait pas accès… Au point de parfois, comme par inadvertance, émettre l’un ou l’autre point de vue de nature à parfaire ma vie de présidente et celle du pays. De bonnes idées, souvent, dont certaines que j’ai suivies… Ainsi lorsque, dans la perspective d’une refonte partielle du gouvernement, il m’avait suggéré d’y faire entrer des femmes issues de l’immigration, telles Farida Ouyahia et Angélique Makomba. De fort belles femmes, ce qui ne gâchait rien, auxquelles je confiai les postes délicats entre tous de la Justice, et de la politique de la ville… Oui, Claudio manifestait d’excellentes intuitions de gestionnaire public, sans du tout s’imposer ni vouloir en tirer l’ombre d’une gloriole. Lui qui, au terme de ces longs monologues qui lui tenaient lieu de confessions intimes, déclarait tout à trac qu’il était ma chose, avec cet air de chien battu qui me rendait toute chose…

Je n’apprendrais que bien plus tard, qu’en fait d’adolescence miséreuse, Claudio Sikorsky était issu d’une famille d’immigrés de la troisième génération, d’une lignée d’hommes d’affaires parfaitement intégrée et ayant élu résidence dans un hôtel particulier d’un des plus beaux quartiers de la Capitale.

*

La nouvelle avait soudainement investi les rédactions : « La présidente Violaine Comtesse et l’artiste Claudio Sikorsky se sont unis ce samedi matin en présence du maire du Ville arrondissement. »

Une nouvelle brève mais retentissante, bientôt assortie de détails qui devaient plus à l’imagination des gens de presse qu’à la réalité. Préparée de longue date, cette union qui se serait déroulée au premier étage de l’aile Est de l’Élysette avait pris les médias de court. Et des bruits divergents circulaient sur notre emploi du temps, durant cette froide journée de février. On nous aurait notamment aperçus dans les jardins du Lumignon, la résidence des Premiers ministres à Versailles, une propriété datant de la Royauté… Nous dormirions sur place, après avoir donné une mystérieuse réception. Encore était-il avéré que je m’en étais remise à Claudio pour le choix des témoins. Lesquels n’étaient autres que Mick Jordan, le planning manager de mon chanteur de mari, et Alexia Maggiore, la chargée de communication du styliste Bardo – soit la maison qui habillait et vêt encore son ex, cette Carmen dont l’ombre réussissait ainsi à planer sur notre bonheur tout neuf…

À relire les quotidiens et magazines d’alors, force est pourtant de constater combien la cérémonie proprement dite de notre mariage a laissé peu de traces… Moi-même, quel souvenir m’en reste-t-il ? Tout s’était passé dans une telle confusion… Images banales d’un échange d’alliances, du baiser de la mariée, de congratulations, d’une pluie de grains de riz… Cette bague, toute de diamants roses, que tu m’avais passée au doigt… Et cette chanson, bien sûr, que tu m’as susurrée, cette « Vie en rose » qui m’avait fait quelque chose… De rares arrêts sur image, des bribes de musique et de paroles qui persistent au cœur d’un brouillard sentimental…

J’étais perdue, sans même comprendre que la précipitation mise par Claudio à célébrer ce mariage répondait à son désir de respecter un autre contrat : celui de la tournée européenne qu’il se devait d’honorer dès après que nos destins auraient été scellés. Et après que lui-même, chanteur de son état, fraîchement divorcé de Carmen, serait devenu le premier homme de la nation.

De nouvelles photos, alors qu’il collectionnait les ovations de capitale en capitale, me furent un éclair zébrant un ciel limpide. Des photos de lui, de lui sans moi, de lui en charmante compagnie, qui parurent d’abord dans la presse italienne et que vint compléter une vidéo sur internet. Des clichés de ses ébats amoureux au bord de la piscine d’une villa de la Costa Blanca, avec une blonde dont on apprendrait bientôt qu’il s’agissait d’une strip-teaseuse batave, une certaine Trees De Backer, soudoyée pour ce faire par des journalistes en mal de copie…

S’ensuivit un tapage médiatique hors du commun, sordide esclandre qui ramenait Claudio au rôle d’un séducteur de bas étage tout en suggérant que, me trompant, c’était le pays tout entier qui devenait la proie d’un vulgaire gigolo…

Déjà, en ce qui me concernait, l’on parlait de disgrâce, d’opprobre public. Lorsque Claudio, qui dans les conversations-fleuve que nous avions eues au téléphone, m’avait tout expliqué de la machination dont il était la victime, me convainquant de ses regrets et s’en prenant à sa faiblesse de mâle, réussit à regagner les faveurs de l’opinion publique en publiant une longue et pathétique Lettre à ma Comtesse, où il parvenait, quels qu’aient été ses écarts de conduite, à se poser en victime d’un monde où nul ne s’appartient plus…

Est-ce alors que j’ai commencé à perdre de mon innocence ? Moi qui m’étais prêtée de si bonne grâce au jeu de la réconciliation, via une séance de photos romantiques où les spots nous auréolaient d’un bonheur retrouvé, puis l’interview accordée en prime time à la célèbre journaliste people Leslie Sodenkamp, et où j’avais laissé tomber une façon de formule magique : « Les chansons de mon homme, c’est l’air que je respire… » Une confidence qui eut pour effets induits de scandaliser bien des politologues et, fut-ce de façon passagère, de gagner une bonne partie du grand public à ma cause.

À la suite de quoi survint, fruit d’un hasard providentiel, le lancement du nouveau disque signé Sikorsky, sobrement intitulé « Les pouvoirs de l’Amour » et sur lequel figurait ce « Comtesse » dont le couplet magistral fera date dans les annales de la chanson populaire :

Quand nous avons la haine

Et qu’il faut que ça cesse

Oh ! Comtesse

Violaine

Je nous fais violence

Pour que tout recommence

Pour que tu redeviennes

Pareille à toi-même

Et que malgré la peine

Tu me murmures : je t’aime

Oh ! Violaine

Comtesse Comtesse Comtesse

 

Il se fit donc que par un de ces retournements de situation dont la vie publique a le secret, le succès phénoménal de cette chanson faite à ma mesure, et dont le charme n’était pas sans évoquer la nostalgie lascive de Quizas, quizas, quizas, acheva de remettre notre couple sur les rails.

*

Dire que, m’identifiant à ces images de nous diffusées massivement, j’avais cru que notre histoire d’amour repartait à zéro… Alors que venait d’éclater ce scandale d’un courriel que Claudio aurait adressé à Carmen juste avant notre mariage, lui promettant d’annuler tout en ce qui me concernait si elle consentait à lui revenir…

Et puis, de plus en plus souvent, Claudio découchait… Alors même que la réalité me rattrapait, en cette phase délicate de mon quinquennat : après un état de grâce, des convulsions sociales et revendications multiples agitaient le pays tout entier. J’avais tant à faire, et voilà que me parvenait, insistante, la rumeur des infidélités de l’élu de mon cœur… Il y avait ces insinuations sur les relations privilégiées que Claudio entretiendrait avec Angélique Makomba, mon enjôleuse Ministre de la politique urbaine… Et n’avais-je pas pu contempler sur papier glacé des photos le montrant au Ritz en galante compagnie – en l’occurrence celle de la garde des Sceaux Farida Ouyahia… Des clichés dont la publication s’assortissait de relents de scandale : puisque Claudio s’était fait un point d’honneur de démolir le portrait du paparazzi de service.

Et il advint qu’un soir où je le trouvais enfin chez lui – soit au premier étage du palais présidentiel – et alors que je me décidais enfin à lui demander quelques comptes, j’eus la stupeur de découvrir un étranger. Était-ce de ce nabot vociférant que j’étais amoureuse ? De ce fort en gueule qui m’affirmait sans rire qu’en tant que premier homme du pays, il jouissait d’un statut tout particulier ! Qu’il pouvait être nommé, à tout moment, émissaire personnel de la présidente ! Et qu’il serait temps que j’y pense ! Et qu’il serait temps qu’il s’y mette, s’il voulait que la patrie s’extirpe du marasme dans lequel je l’avais plongée !

Je le regardais fixement, fidèle à ce maintien de Jeanne d’Arc moderne qui séduisait tant la presse, et je me disais que j’hallucinais, tandis qu’il me hurlait de la fermer et, se hissant sur la pointe des pieds, me balançait soudain deux gifles retentissantes qui me laissèrent sans voix. Tandis que se rappelaient à moi ces bruits que j’avais pris pour des ragots et selon lesquels, du temps de leur vie commune, à deux reprises au moins, il aurait méchamment tabassé Carmen. Elle qui, dans une récente interview, ne parlait plus de lui que comme d’un petit baiseur. Et moi qui me voyais mal, question de masquer une ecchymose, faire la présidente derrière des lunettes noires…

Ce jour de cris et de violence domestique correspondit donc au début d’une guerre froide entre Claudio et moi, et d’un brusque black-out quant à notre vie de couple. Une mise en retrait que les médias, plus naïfs qu’on ne croit, interprétèrent comme une stratégie destinée à contrecarrer la perte d’audience sur laquelle avait débouché ma surexposition des derniers mois.

Il y a eu, je le regrette plutôt, cette façon que j’ai eue de me venger de lui en m’en prenant à d’autres. Cette méchanceté de femme blessée qui m’a amenée à répudier Farida Ouyahia, politiquement parlant : de la reléguer en la prison dorée d’un poste européen. Et je ne suis pas sûre, bien que je ne veuille plus y penser, de n’avoir pas été pour quelque chose dans ces pseudo-révélations qui firent d’Angélique Makomba une femme à femmes et même une femme à enfants, alimentant le scandale d’une opinion publique profondément choquée de découvrir que la pédophilie ne serait pas qu’une histoire d’hommes…

*

En même temps je m’en voulais d’avoir tout un temps érigé en principe que le personnel mâle de l’Élysette ne pouvait faire plus d’un mètre soixante-cinq, question de ne blesser en rien l’orgueil de Claudio. Tout en appliquant désormais, cette fois pour me protéger, cet autre critère aussi incongru qu’inattendu, selon lequel toutes mes collaboratrices seraient des personnes qualifiables d’obèses… Jalousie et rancœur, où nichent vos victoires ?

Était-ce son imprésario, ce manipulateur de Mick Jordan qui lui avait seriné que les ventes étaient en baisse et qu’il faudrait un coup d’éclat, fut-il abject, pour redorer son blason d’idole des foules ? Ou serait-ce par bravade vaguement adolescente que Claudio s’était laissé aller à cette ultime bassesse ?

Les raisons en sont complexes mais les faits sont là : un jour du mois de septembre, des clichés fleurirent subitement, de moi qui posais nue. Des pans d’intimité téléchargeables sur des sites internet et s’étalant en double page de plusieurs revues qui avaient payé cash le privilège de montrer dans le détail l’anatomie intime d’une présidente en exercice. Des photographies datant du meilleur de notre romance, qui me montraient telle que j’étais alors : désirable, désirante, tentatrice disponible au regard de Claudio. Il m’avait trahie ! Il nous avait vendues, mon image et moi-même ! Comme si j’étais sa chose…

Livrée que j’étais à la curée médiatique, me revinrent à l’esprit des fragments de la séquence de la douche, dans le Psychose d’Hitchcock. Le rideau arraché, ce corps exposé à la sidération des foules, cet assassin qui rôde, accomplit son forfait… C’était cela, tout à fait cela.

Je me suis installée dans un fauteuil du salon parme. Il est vingt-deux heures et le palais repose. Les domestiques doivent jouer aux cartes dans les communs et il se fait que par extraordinaire, Claudio est dans ses appartements du premier étage. Quant à moi, je surveille le vestibule par la double porte ouverte, de ce salon baigné du halo jaunâtre d’un abat-jour en vieux parchemin.

Dans un grand vase en cristal taillé, un bouquet d’iris, mêlés d’arums et de lilas, compose un feu d’artifice figé, bleu, blanc et mauve… L’ambiance est telle que, si je n’avais pas d’autres préoccupations en tête, je me croirais dans l’attente d’un fantôme. Mais non. Foin des rêveries fantastiques, toute cette histoire d’amour est en vérité purement prosaïque. Elle ne comporte que deux rôles, tenus par un névropathe et par une bêtasse. Mais je ne vais pas moins faire face, comme je l’ai toujours fait. Même s’il appert qu’à mon tour, je doive faire montre de quelque brutalité…

C’est bien ainsi que je fonctionne. Alors que sur le terrain des affaires de l’État je suis toute diplomatie et rendrais des points à feu M. de Talleyrand, dès que le sentiment entre en jeu, j’ignore la ruse, j’abats toutes mes cartes. Dès lors ma décision est prise et n’était la tension de la situation, je ne pourrais m’empêcher de rire. Faut-il croire que moi qui suis censée réunir tous les pouvoirs entre mes mains, je sois en fait un instrument du destin ?

Jamais je n’aurais cru que l’antique fatum se serait plu à accumuler les coups à ce point. Mais j’en suis là, nous en sommes là, me dis-je en caressant ce pistolet d’ordonnance à crosse d’ivoire. Un trésor de famille dont j’ai récemment, comme une faveur, demandé à mon Ministre de l’Intérieur en personne de faire vérifier le bon état de marche. Une belle arme, vieille de plus de deux siècles, qui jouera elle aussi son petit rôle dans l’histoire du pays…

La nuit est fraîche et lumineuse : idéale pour faire passer ma fièvre sentimentale. Et quand je me lève, la crosse de l’arme à feu serrée au creux d’un de mes poings ballants, vêtue d’une tenue noire et moulante qui me donne l’allure d’un monte-en-l’air ou d’une nouvelle Musidora, que je me glisse dans le vestibule avant de gravir la majestueuse volée de marches qui conduit au premier étage, je me dis que c’est moi qui me suis fait dévaliser, moi dont Claudio aura cambriolé le cœur. Lui qui m’aura contrainte à prendre cette décision qui va précipiter ma perte : lui percer le front d’un trou net, rouge cerise, tandis que la détonation, bang bang après tant de bling bling, se répercutera comme un coup de tonnerre sous les voûtes d’un lieu de mémoire…

Ainsi, fort sciemment, je vais poser un geste dont la perspective m’emplit d’une froide jubilation. En cet instant crucial où Violaine Comtesse sourit mystérieusement sans cesser d’avancer vers ce qu’on appellera bientôt la chambre rouge, peu lui importe si, tout en signant son suicide politique, cet acte irrépressible jettera sur la place publique le peu d’elle-même qui demeurait caché, le peu de Claudio qu’on ne faisait que deviner, pauvres choses qu’ils sont dans la coulée du temps…

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