Faire saigner une pierre

Corinne Hoex,

C’est une femme. Elle est empaquetée. Buste, bras, épaules, tête, visage, tout est emballé. Une femme. Un cocon. Un ballot. Un colis ficelé. Une femme vivante. Elle attend.

L’image est heurtée, imprécise, subreptice. Une prise de vue clandestine. Mais je distingue bien la femme enveloppée de linges, debout, seule, immobile, au centre d’un cercle d’hommes. Soudain, dans le champ visuel, à une dizaine de mètres, un second spectre blanc, identique au premier. Une autre femme sans visage. Une momie. Inerte sous les cris.

Le son est imparfait, chancelant. Les cris, incompréhensibles. Mais leur inflexion est agressive, gutturale, hargneuse. Dans le lointain une voix mâle, nasillarde, chante dans un micro de languissantes incantations. Sur un ton aussitôt soumis, monocorde, les hommes en cercle répètent machinalement les dernières syllabes de cette prière. Entre les dévotions, ces mêmes voix, à nouveau haineuses, exaltées, véhémentes, vomissent des injures.

Dans ce vacarme, derrière les vociférations, s’impose peu à peu un autre son, un bruit de terrassement, acharné, méthodique, des frictions de pelles, des heurts de pioches. Le sol est sec, rocailleux. Cela dure. L’image instable, saccadée, va des deux femmes debout, attendant sous leurs voiles, à ces hommes qui creusent et à ceux qui, en cercle, tels des chiens sentant la curée, hurlent et trépignent, lançant déjà avant l’heure, avec les insultes, sur les silhouettes sans regard, quelques cailloux impatients, comme pour se faire la main, tester leurs armes, jauger la distance. Car ils restent à distance de leurs cibles, ne se ruent pas sur elles ainsi que leur rage porterait à l’imaginer. Il y a un code, semblerait-il. Il y a des règles. Comme dans tous les jeux de massacre. Comme à la foire, au tir à pipes.

Les femmes, sous leur emballage, entendent. Comme moi, elles entendent. Les prières. Les clameurs. Les injures. Les ahanements. Le roc qui cède sous les pioches. Les pierres dans les mains qui s’entrechoquent. Les femmes sous leurs voiles savent leur sort. Elles avancent vers les fosses qu’on a creusées pour elles, y descendent sans dire un mot, s’y engagent à mi-corps. Mi-corps : cela suffit. Elles s’arrêtent. Il faut qu’un bout dépasse. Une moitié. Un tronc. Un buste. Voilé, bien sûr. Toujours voilé. Entouré de bandes blanches. Mi-corps. On remblaie la terre sur elles. Des êtres sans regard et désormais sans jambes. Des femmes tronquées, parquées, qui ne s’enfuiront pas. Forcées de connaître la loi des mâles. Forcées enfin d’être fidèles.

La pierre est l’amie de l’homme. Caillou, gravier, galet, moellon ou roche, toutes les pierres, amies de l’homme. Depuis toujours. Depuis le silex. Depuis la nuit des temps. La préhistoire. L’ère quaternaire. Le paléolithique. Dès l’instant où, debout sur ses pieds et observant son pouce opposé aux autres doigts, l’homo faber, habilis, sapiens, erectus erectus, conçut les innombrables atouts qu’offrait son avantageuse anatomie et les usages appréciables auxquels ces atouts l’invitaient. La pierre est l’amie de l’homme. Toutes les pierres. Les volcaniques. Les stratifiées. Les friables. Les dures et les tendres. Les émoussées. Les anguleuses. Les perméables. Les crevassées. Les érodées. Et les poreuses. Toutes les pierres. Schistes. Grès. Quartz. Granits. Porphyres. Calcaires. Les pierres à bâtir, celles qu’on apporte à l’édifice, la chanfreinée, l’équarrie, le parpaing, la boutisse, le voussoir, le claveau et la clef. Toutes les pierres. Celles de l’autel, du banc, de l’obélisque, du clocher. Celles qui font les pyramides. Celles qui font les cathédrales. Celles des écueils et des récifs. Celles de Charybde et de Scylla. Celle de Sisyphe. Toutes les pierres. Les vieilles, les vénérables, celles qu’on respecte et qu’on classe. Les premières, sur lesquelles on se fonde et qu’on scelle dans nos caves avec une truelle d’argent. Les commémoratives, qui se souviennent des premières. Les pierres d’achoppement. Les pierres de scandale. Celles que fend le froid et que brise la douleur. Celles dont on fait deux coups. Celles sous lesquelles il y a l’anguille. Celles à aiguiser. Celles qui roulent sans amasser mousse. Les pierres précieuses, serties, enchâssées, facettées, offertes, les dures, les fines, les rares, les éclatantes, les gemmes. Les mégalithes. Les pierres des fées. Les aérolithes, les météores et les bolides. Les pierres plates des ricochets. Les pierres de touche. Les philosophales. Les lithographiques. Les infernales. Les druidiques. Les fondamentales. Les milliaires et autres bornes. Celles qui guérissent les brûlures du rasoir. Celles qui purifient les femmes adultères et les pucelles dévergondées.

— Comment ! Vous n’êtes plus vierge ! Nous allons régler ça ! J’ai précisément à mes pieds quelques cailloux entassés qui feront l’affaire !

— Il n’y a pas à dire, très cher, vous avez de l’adresse ! Poursuivez ! Je vous prie ! Je sens déjà confusément ma pureté qui repousse !

On croit rire. On hausse les épaules. Elle est révolue – n’est-ce pas ? – l’époque des lance-pierres, des frondes, des catapultes, des fustibales et des bombardes. Eh bien, non. Nous y sommes. Le film continue. Les deux femmes sont enterrées jusqu’à la taille. L’image tressaute toujours, illicite, furtive, seule à trembler dans cette scène de violence et de dégoût, seule à frémir, à palpiter, comme si elle seule, en ce moment, osait la prérogative d’être vivante, d’éprouver l’épouvante des femmes enterrées vives, la terreur des femmes lapidées. En cette image vacillante, je sens leur effroi, leur alarme, leur peur interdite, inaccessible. Cette image est leur cœur qui bat.

Le son aussi est toujours là. Les hurlements sauvages, échauffés, les cris furieux de bêtes, les rugissements de vengeance, mués étrangement, de loin en loin, pour la prière, en des voix dociles, monotones, celles-ci succédant à ceux-là selon une alternance parfaitement gouvernée, comme si les invocations à la divinité et les insultes lancées aux femmes étaient une seule et même chose, deux manifestations d’un tout indissociable, se motivant l’une, l’autre.

Au pied des hommes de gros tas de pierres sont tout préparés. Chacun y puise. Un homme a pris un énorme moellon et le projette de toutes ses forces sur une des femmes. La femme chancelle. Le corps penche, demeure oblique, une chose inerte, assommée. Le blanc du voile se macule de rouge. Tous, à présent, lancent des pierres. Leur force, leur élan abattraient des murs. Certains blocs sont trop lourds. La distance est trop grande. Un des hommes est obligé de s’approcher. Il surplombe la femme, brandit son roc, l’écrase sur elle.

Le buste décimé est au sol. Une flaque vermeille se répand. Un autre homme arrive en courant, entraîné par le poids du moellon qu’il transporte, et qu’il écrase sur la femme. Est-il assez vengé ? Il ramasse le bloc, l’écrase une fois encore. Une bouillie de sang. Est-ce suffisant ? Il recommence. Chacun vient avec son rocher. Il faut tuer. Tuer ce qui dépasse. Fracasser. Décimer. Ce sera sans fin. Il faut du sang, beaucoup de sang pour réparer l’outrage fait à la virilité des hommes. Beaucoup de sang pour anéantir la liberté des femmes.

Partager