Road movie présidentiel

Daniel Simon,

« Entre désastre et mensonge, peu importe, nous avons fait ce que nous pouvions, la poussière retombe sur des villes dévastées et les hommes tentent une fois encore de se ressaisir devant mes caméras, leurs ânes s’effondreront toujours sous leurs coups de bâtons et leurs femmes, enfouies sous des burkas aux chaudes couleurs de ciel, parviendront une fois de plus à excuser les barbares qui les tannent au nom de leur victoire récente. Elles savent que cela ne durera qu’un temps, que les vaincus d’aujourd’hui viendront la nuit trancher de nouvelles gorges, alors, elles tentent de sauver leur tête en la faisant disparaître sous des plis de coton aérien… Bin Laden court le monde, les morts acquiescent dans des sépultures de sable et les vivants rêvent de revanche… Je n’ai plus rien à faire ici, je sens que mes os se glacent à l’idée des réjouissances qui vont suivre. Je me sens loin de tout cela déjà, les mines, la misère, les traditions et la modernité la plus sotte achèveront ce que les chefs de guerre auront épargné. Il est temps de rentrer chez moi et de concentrer les forces qui me restent à combattre là où le mal empoisonne, c’est au pays que je dois forcer la bête à reculer, c’est décidé, je rentre. »

Le soleil pénètre l’horizon en le coupant en deux : d’un côté les montagnes, affalées sur les ombres et les grottes, de l’autre, la plaine, débarrassée de toute poésie, efflanquée, élimée jusqu’aux pierres des chemins… Des explosions lointaines ponctuent cette désolation obstinée comme si le paysage toussotait d’embarras d’en être arrivé là…

Le Président éteignit son ordinateur, se servit un grand verre d’eau légèrement pétillante et claqua la langue, appréciant le friselis de bulles comme il le faisait du champagne quand il était plus jeune. Il jeta un dernier regard sur Kaboul en ruines et ne sut plus très bien ce qu’il avait fait là, une vague amertume lui serra la gorge, il pensa que décidément l’âge ne changeait pas le monde en spectacle, c’était sa faculté de jouer qui diminuait et il murmura furtivement « the game is over »…

L’avion vira à 180 degrés et s’enfonça dans un azur où l’homme chercha dans les nuages qui se décomposaient le visage énigmatique de Dieu.

Le ciel est clair ce matin, les nuages masquent Cuba, une vieille affaire qui se défait d’elle-même, il y a des signes de tempête sur la Floride, quelques riches cacochymes vont encore s’écraser contre les brise-lames, l’ordinateur de bord clignote bizarrement, une zone de haute turbulence fait barrage à l’avion présidentiel, le fuselage est râpé par les bourrasques gelées, le cockpit tout illuminé comme une crèche de Noël surchauffe et les pilotes grognent pendant les délicates manœuvres. Qu’est-ce qui pousse le Président à continuellement rôder comme le feraient des avions furtifs, au-dessus du territoire des États-Unis ? La honte, la culpabilité, un sentiment maladif de puissance ou la sourde satisfaction de voir son territoire, comme Néron surplombant Rome en flammes, se dissoudre dans les guérillas et les attentats ? Le mal expurgeant le mal. La haine face à la haine, la peur contre l’arrogance. C’est peut-être de cela, se dit le navigateur de bord, que souffre le Président, de la peur de l’histoire face à l’arrogance du présent ? Mais le Président en ce moment regarde comme un enfant gâté le ciel de son empire à travers le hublot tout embué, d’un doigt il dessine les trois lettres USA et les voit se faner en fines gouttelettes de condensation… Il sourit légèrement en se massant discrètement la jambe. L’équipe médicale confinée dans un salon spécial connaît sa sciatique et les élancements qu’elle provoque mais ils minimisent le mal, sabotent parfois leurs interventions tant la santé du Président détermine le cours du monde et le cours du monde en ce moment est au plus bas. Alors, plutôt que de lever le mal, ils l’entretiennent discrètement. Pétant de santé, c’est dans une allégresse meurtrière que le Président officie, il tranche sans hésitation dans les nœuds les plus subtilement tressés et les catastrophes qui s’ensuivent ne semblent l’atteindre d’aucune sorte. Il jubile, il se remonte les bretelles en se grattant l’entrejambe sans aucune façon, l’air de dire « Regardez, père, je suis et j’en ai comme vous ! ». Et il se marre, il virevolte, il communique, lance des formules, tente des métaphores, fait mouche à tout coup et voit son monde, le monde, s’entêter à lui résister en levant la tête comme un enfant pris en faute, parlant fort et trop vite…

Des crépitements dans la radio, le Président sursaute et quitte son hublot mélancolique. Il sait que les combats, là en dessous, font rage. Des villes entières sont pillées, des écoles abritent les blessés, les pompiers organisent les premiers secours et l’armée avance en crapahutant d’une maison à l’autre. Les digues ont cédé et des flots de frustration et d’orgueils blessés emportent des masses de pauvres et de sans-abri à l’assaut des réservoirs d’eau et des entrepôts de nourriture. La panique commence à broyer sa matière. Des corps sont portés à bout de bras au milieu des foules et des bandes rivales, des blessés se traînent dans les églises et les temples, de nombreux cas de suicide sont enregistrés par les polices locales.

Le regard absent, le Président ouvre son catéchisme, un superbe e-book offert par la CIA en hommage à son investiture. Il fait défiler les pages et les illustrations saint-sulpiciennes en pianotant le livre tant aimé. Le Mont des Oliviers, là où la tragédie du doute a saisi le prophète, est particulièrement beau. Les tons sont bleu pâle, piquetés de l’or des larmes et du sang, l’image est si poignante qu’il sent ses yeux s’embrumer, il sait que c’est son heure, qu’il lui faudra boire le calice jusqu’à la lie mais que l’avenir lui accordera, comme à tous les justes guerriers, le bénéfice des résultats. Le pays était souffrant, il le savait jusque dans son corps, sa sciatique le lui rappelait chaque fois que ses réseaux les plus sûrs l’informaient de nouvelles déliquescences. Il savait que le temps de la colère était venu et il avait décidé d’en être le bras le plus ferme. Trop de vices et de perversions agitaient les villes et la nature, qui aurait dû rester le paradis, s’assombrissait des chancres et de l’agression d’une industrie qu’il avait voulu servir et qui s’était, finalement, dressée contre lui. C’est là qu’il avait compris que son destin l’élèverait une dernière fois au-dessus des mêlées des vivants. Il avait affrété son avion personnel, réquisitionné sa meilleure équipe et mis le cap sur l’horizon. D’est en ouest, du nord au sud, il patrouillait comme un ange déçu, en se pinçant le nez et le cœur troublé devant tant de trahison opportuniste… Il souffrait d’une sourde compassion, partout où le mal rencontrait le mal, où les citoyens de sa ménagerie climatisée se livraient aux exactions barbares que la presse décrivait minutieusement, il souffrait. Et peu à peu il avait décidé de s’élever. « La chair s’affaisse et l’âme s’élève », répétait-il avec foi à ses généraux et experts de toutes disciplines. Pour mieux se rapprocher du berger qu’il cherchait dans ses catéchismes et ses bibles épars, il décida de prendre la hauteur qui convient à un Président et ses vols devinrent vite légendaires. Il survolait ses états, ses vallées, ses montagnes et ses déserts avec une ponctualité de braqueur de banque. Il n’accordait plus d’attention à son opposition, elle était trop éloignée de lui, elle en était encore à se repaître de formules démocratiques et tendancieuses alors que lui était perché sur le faîte de la conscience du monde, comme un aigle sur un pic enneigé. Il régnait et ses vols signifiaient à ses concitoyens qu’ils avaient mission de repousser une nouvelle frontière, celle du mal et cette quête du Graal n’en était encore qu’à ses débuts. Lui, Le Président, en avait ouvert la voie impériale en ignorant toujours plus chaque jour les données contingentes de la réalité. Il menait son djihad comme l’avait un jour suggéré son conseiller le plus proche, il y avait eu contamination entre ses ennemis et lui, et sa hauteur d’aujourd’hui donnait à ses observations la valeur de nouvelles sourates.

Au sol, les corps se fracassaient contre les corps et les effets de la misère se laissaient voir sans aucune pudeur. Des vivants fréquentaient les morts dans des zones interlopes où la seule morale était que son clan, sa race ou sa minorité survivent, malgré les débordements de richesses employés à consolider les murs entre les cités concentrées d’aigreur et les centres les plus cosmopolites baignés des lumières doucereuses du bonheur.

Mais le Président veillait. Il compulsait ses missels dispersés dans l’avion, jusque dans les toilettes, et relevait la tête avec un sourire chaque fois neuf. C’était à une sorte de road movie céleste que toute son équipe participait. L’avion glissait sur les routes aériennes du pays comme sur un lac gelé, la vitesse était gage de sécurité et l’idée même de ce Président flottant en permanence dans les nimbes commença à se transformer en concept. C’était une évidence, il avait déserté le camp des vivants pour rejoindre la cohorte des anges. Il virevoltait dans les esprits comme une luciole de vertu, il assénait aux sombres vaticinateurs du présent des coups sans merci, il tournoyait dans les âmes comme un oiseau aux vastes ailes encombrées d’amour, il était devenu, alors que le monde se débattait dans l’acide, le chevalier d’une idée plus forte et plus exigeante que tout, il voguait là-haut dans des ciels d’injustice et le sillage tant aimé de son fuselage présidentiel annonçait pour les peuples agités d’en bas des aubes nouvelles enfin pures…

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