Qu’est-ce qu’elle entend, qu’est-ce qu’elle écoute, la main à l’oreille, l’autre sur le sexe ? Les marées du monde et le soleil intérieur, ou réciproquement ? C’était une figurine d’une soixantaine de centimètres de haut, une œuvre primitive dans son esprit, donc intemporelle, aux formes schématiques et, dès lors, éloquentes. Il en connaissait le modèle.
Un soir qu’il faisait le tour de ses plantations, il avait poussé sa promenade jusqu’à la presqu’île qu’un banc de sable reliait à la terre ferme. Le lieu jouissait d’un microclimat et toutes les tempêtes passaient soit au-delà, à quelques milles marins, soit en deçà à travers les terres. Raison pour laquelle ce lien frêle, entre le continent et Mangoa, n’avait jamais été rompu. Quelques pêcheurs y habitaient, et on disait qu’ils rapportaient toujours les plus fins coquillages et les langoustes les plus savoureuses.
Il la vit debout, dans cette pose, à contre-jour de l’astre qui déjà entrait dans la mer. La découpe était superbe, puissante dans ses formes, délicate par son geste qui amplifiait l’écoute. Ses cheveux étaient noués haut sur la tête, en tresses pyramidantes, et s’offraient au regard comme le point de mire du soleil. Elle était forcément de dos et il contourna une dune pour la contempler sous un autre angle. De profil, il vit la main posée sur le ventre et l’ampleur de celui-ci lui fit comprendre qu’elle protégeait non sa virginité, mais le fruit qu’elle portait.
La statuette fichée sur son pieu est donc là. Le soleil est couché, la marée se retire et l’eau vient lécher les derniers pilotis du débarcadère et du hangar qui le surplombe. La pirogue est presque à sec, légèrement penchée, son amarre avant, nouée autour d’un madrier, dessine une courbe ; à l’arrière, une autre corde et son flotteur de liège relie l’esquif au corps mort qu’une très lourde pierre assume. La liaison se lit en transparence sous les ourlets de l’eau, dessinant un long serpent noir que la nuit fait monter au rivage.
Lorsqu’il passe sous l’embarcadère et sa superstructure, des gémissements lui parviennent. Très étouffés, ils semblent émaner d’une case bâtie en retrait, comme une réponse au bruissement du ressac.
Ayant poussé la porte, il la voit couchée, en pleine parturition. L’enfant émerge déjà partiellement, mais les contractions paraissent sans effet. Son regard à elle est implorant.
Figé par son incompétence, il ne sait trop que faire, saisit enfin l’enfant aux épaules et se met à tirer doucement, puis avec plus d’énergie et le cri de naissance retentit.
« Je vais chercher du secours. » Un maigre sourire vient détendre les traits de la jeune femme.
Il courut comme un fou les quelques centaines de mètres qui le séparaient de son estancia, prit sa voiture et, dans la nuit maintenant venue, le tracé agité des phares devait s’écrire à travers l’horizon.
Le médecin et lui furent accueillis par les pleurs aigus du nouveau-né ; l’homme de l’art ouvrit le sac qu’il portait et se mit à l’ouvrage. Le cordon ombilical coupé et noué, il massa l’enfant jusqu’à ce qu’il se calme et respire avec régularité, puis, se tournant vers la mère, lui prit le pouls. Le visage sérieux, il examina le corps décharné, écouta la respiration et le battement du cœur. Les yeux de la femme suivaient ses gestes et semblaient traduire les expressions du visage, cependant impassible. Le docteur se retourna, prit une seringue, cassa une ampoule et fit une piqûre. Les yeux de l’accouchée se fermèrent.
Prenant l’homme par le bras, il l’entraîna vers la porte : « Vous avez sauvé l’enfant in extremis… il est trop tard, je crains, pour la mère, victime d’une lente hémorragie… un transport de plusieurs heures dans cet état n’arrangerait rien… mieux vaut la laisser tranquillement chez elle… enfin, il vous reste l’enfant… »
« Que voulez-vous que j’en fasse, j’ignore qui est cette femme, et forcément l’enfant ! »
Le médecin parut surpris et regarda son interlocuteur avec attention : « Vous pouvez le confier à une nourrice ou le faire porter en ville chez les bonnes sœurs de l’immaculée Conception… ». Il eut au fond des yeux une nuance d’ironie. « Si vous restez ici, je vous enverrai de l’aide, dès le matin ; j’emprunte votre véhicule pour regagner le dispensaire. »
Il entendit la voiture démarrer dans le lointain et veilla la mère qui mourut la nuit même. L’agonie fut brève et calme, quelques mots prononcés, à peine audibles. Parmi ceux-ci, un terme identique revenait, « piedra », crut-il comprendre.
La fatigue, l’émotion l’avaient plongé dans un état de demi-sommeil, rêvait-il ? Aux fêtes du dernier solstice, où tous chantaient, buvaient et dansaient autour des feux, une des partenaires avec laquelle il s’était attardé lui demanda son nom. « Pierre », répondit-il. Elle parut étonnée. « Pierre, répéta-t-il, piedra, Pedro, Peter, si tu veux ! » Elle reprit en riant « piedra, piedra ».
Mais peut-être s’inquiétait-elle du bateau et de la pierre qui le retenait ?
À l’aube, il vit une grande et forte femme traverser le seuil, un bébé dans les bras.
C’est ainsi que Diego, le fils de la nourrice, et Piedratina, la fille de la morte, grandirent ensemble.
Un soir, des années plus tard, Pierre rentre chez lui. Il a fait transformer la case de la presqu’île en une demeure de style colonial et le banc de sable a été aménagé en accès carrossable. Il a hâte de revoir Piedratina, sa fille adoptive.
Il l’aperçoit là-bas, au loin, debout, avant la déclivité de la plage, lui tournant le dos, la main droite à l’oreille et la gauche, semble-t-il, devant elle.
« Que fais-tu là ? »
« J’attends notre mère à tous. »
(inédit)