Cinq cents millions de dollars

Liliane Schraûwen,

Cinq cents millions de dollars. Ou cinq cent ? Rappelez-vous : Les déterminants numéraux cardinaux sont invariables, à l’exception de « vingt » et « cent » qui prennent la marque du pluriel quand ils sont multipliés et qu’ils terminent le numéral cardinal, comme dans « quatre-vingts » ou dans « cinq cents ». D’accord, mais qu’en est-il lorsqu’il s’agit de 500 millions, voire de 500 milliards ?

Heureusement, les inaltérables duettistes Grevisse et Goosse, tel un Zorro bicéphale surgissant de l’ombre à point nommé, sont toujours là, fidèles au poste, prêts à vous assister dans la détresse et à vous éclairer en toute circonstance grammaticalement difficile. Voyons donc ce qu’ils me disent cette fois. Que million et milliard sont des noms, et « qu’ils n’empêchent pas la variation de vingt et cent ».

Décidément, vive le Bon Usage qui reste la Bible des plumitifs de tout poil au nombre desquels j’ai la faiblesse de me compter. C’est écrit, noir sur blanc, à la page huit cent nonante-huit ou huit cent quatre-vingt-dix-huit, paragraphe cinq cent quatre-vingt. Sans S car il s’agit dans le cas présent non d’un déterminant numéral cardinal, mais d’un ordinal, comme me l’apprend cette fois le paragraphe cinq cent septante-neuf ou cinq cent soixante-dix-neuf de la page huit cent nonante-huit ou huit cent quatre-vingt-dix-huit, petit a, lignes dix-neuf et suivantes.

Va pour cinq cents millions de dollars, donc.

Mais avec S, ou sans, quelle importance finalement ? À ce stade, plus rien n’a d’importance… Imaginez un peu ce que cela peut représenter, cinq cents millions de dollars. Combien d’euros ? Combien de francs belges ou français, combien de lires, de livres sterling, de dirhams, d’écus patagons ? Combien de tonnes de riz ou de blé ? Combien de salaires de médecins, d’infirmiers, d’enseignants ? Combien de litres de lait ? Combien de vies sauvées ?

 

L’été dernier, je suis retournée chez moi, après quarante-six ans d’absence. Je suis rentrée au pays, dans cette petite ville blanche où j’ai grandi, au bord du lac Tanganyika. C’était comme une urgence. Un besoin de plus en plus lancinant, vital, absolu. Revoir mon pays, avant qu’il soit trop tard. Renouer avec ce qui m’a faite ce que je suis. Remonter aux sources lointaines de ce qui me fonde. Il vient un temps où l’exil n’est plus supportable. Il vient un âge où il est urgent et nécessaire d’y aller, de foncer, de prendre des risques une fois encore, une dernière fois peut-être.

Tout a changé ou presque, et même le nom de ce lieu qui constitue mes racines. Pas de touristes là-bas. 270 000 habitants, parmi lesquels onze ou douze blancs. C’est vous dire que ma présence n’est pas passée inaperçue. Un comité d’ailleurs s’était formé pour accueillir l’enfant du pays enfin de retour. J’ai vécu là le mois le plus extraordinaire de ma vie, chez moi, enfin chez moi, malgré la misère. Une étape à Lubumbashi, avant le petit avion vers Kalemie. Lubumbashi, la deuxième ville du pays, la capitale du Katanga. Lubumbashi où j’ai logé dans une communauté religieuse, en un quartier sans électricité ni eau courante. C’était en 2007, en ce XXIème siècle africain incroyablement différent du nôtre. C’était ailleurs, dans un autre univers. Puis l’envol, la savane, le lac enfin, l’aérogare sans toiture. Chez moi, enfin.

Bien sûr, il vaut mieux ne pas tomber malade sous ces latitudes. Bien sûr, j’ai vécu un mois sans voir une feuille de papier imprimé : ni livres, ni journaux, ni rien que l’on puisse lire. Bien sûr, je n’ai bu, au petit déjeuner, que du Nescafé d’importation agrémenté de lait en poudre, car le « vrai » lait est inconnu, et le café introuvable en ce pays qui cependant en produisait beaucoup. Bien sûr, la seule viande que j’ai mangée était la viande de chèvres dont j’avais vu les carcasses fumantes exposées sur les étals, au marché, par 35 ou 40 degrés centigrades, car les boucheries en ce lieu sont désormais inconnues. Heureusement que le Lac est poissonneux à souhait… Bien sûr, j’ai découvert la survie dans un pays grand comme 80 fois la Belgique ou comme 9 fois la France, mais dans lequel il n’existe aucun système postal. Bien sûr, bien sûr… Mais l’amitié de « mes frères congolais » pour leur « sœur » retrouvée était là, elle, chaude, vibrante, bouleversante.

Mais je m’égare. Nulle intention chez moi de vous assommer de souvenirs de voyage, ni de faire pleurer dans les chaumières au récit de mes retrouvailles avec ces lieux et ces gens. Nul désir de faire ici de l’exotisme à bon marché.

C’est juste que ces 500 millions de dollars me restent en travers de la gorge. Pensez donc : j’ai rencontré là-bas un professeur occupant la fonction de préfet des études dans l’école où il enseigne et qui n’est autre que celle où je fus élève jadis. L’école où j’ai appris à lire, à écrire, à rêver. Il se nomme John Mukana, son épouse s’appelle Charlotte. Son salaire mensuel (quand il est payé) est de 30 dollars. Vous avez bien lu : trente dollars. C’est avec cela qu’il est censé faire vivre Charlotte, leurs quatre enfants, son neveu et sa belle-mère. Sa jeune femme a donné naissance, pendant mon séjour, à des jumeaux, dont l’un est mort au cours de l’accouchement. L’autre bébé, une petite fille déjà frappée par le paludisme, et la jeune maman quasiment exsangue, étaient « candidats à la mort » selon l’expression poétique d’un médecin local, car John n’avait pas assez d’argent pour acheter les médicaments nécessaires. J’avais 25 dollars sur moi. Vingt-cinq dollars, qui ont suffi à sauver ces deux vies. Cela, je l’ai vu. Je l’ai vécu. La petite fille a été prénommée Liliane en souvenir de mon intervention providentielle, au vrai sens du mot. Oui, j’ai vécu cela, cela et bien d’autres choses. J’ai découvert qu’un infirmier perçoit un salaire mensuel de 6 dollars. J’ai vu des enfants mourants. J’ai vu… Je pourrais remplir des pages et des pages de commentaires et d’histoires. J’ai voulu le faire d’ailleurs, j’ai proposé à divers journaux de rédiger pour eux récits et témoignages, de leur offrir quelques clichés d’une ville dont ici l’on ne parle pas. Mais, de toute évidence, cela n’intéresse personne. Je pourrais vous présenter des photos de tout ce que nos ministres ne voient jamais, de ce que nos chaînes de télévision ne montrent pas, de ce que nos journalistes choisissent de taire. De quoi apporter un peu d’eau au moulin de l’ami Karel dont, j’en conviens, la diplomatie n’est pas la qualité principale. Aucune chance alors que vous me lisiez jusqu’au bout, car c’est tellement ennuyeux, tout cela qui ne nous concerne pas.

Alors, ces 500 millions de dollars, je vous laisse imaginer ce que j’en pense. Combien de John, de Charlotte, de mères et de bébés sauvés avec une telle somme ? Combien d’infirmiers payés correctement ? Combien de pharmacies d’hôpital équipées et approvisionnées en médicaments ? Combien de routes remises en état ? Combien de livres et de cahiers fournis aux enfants des écoles ? Combien d’écoles créées ou réhabilitées ? Combien de prêts et de microcrédits consentis à tous ces paysans sans semences ou sans terre ?

 

Peut-être vous demandez-vous quelle mouche me pique, brusquement, de me lancer ainsi dans des propos charitables et (trop) bien pensants. Peut-être vous interrogez-vous sur ces 500 millions de dollars dont je vous rebats les oreilles. Pourquoi cette somme, que vient-elle faire ici ?

Lisez donc les journaux. Ces 500 millions, ces dollars, c’est paraît-il le montant dépensé par les deux candidats à l’investiture démocrate au cours de leur longue campagne électorale aux États-Unis. Et nous n’en sommes qu’au début de l’histoire. Il reste la vraie campagne, celle qui débouchera sur l’élection présidentielle. Ce sera le 4 novembre. À l’heure où j’écris ces lignes, il reste cinq mois. De quoi en gaspiller, des millions de dollars !

L’indécence de ces chiffres me sidère. Tant d’argent dépensé en spots publicitaires, en fêtes, en défilés, en cadeaux, en poudre aux yeux…

De la tribu Clinton comme jadis des ethnies Bush ou Kennedy, rien ne devrait nous étonner. Mais Barack Obama, nous apprennent ses biographes, est d’origine kenyane. Son grand-père, si j’en crois ce que j’ai lu, était un petit paysan comme tous ceux que j’ai rencontrés en juillet dernier. Et un guérisseur. Une sorte de sorcier. Muganga. Un homme simple, pauvre, vivant probablement dans une case en boue séchée sans électricité ni eau courante semblable à toutes celles que j’ai vues, inchangées depuis toutes ces années, le long des plages, au bord des pistes, en brousse. D’où diable son petit-fils les tient-il, ces dollars brûlés sur l’autel de la mégalomanie étasunienne ? Et comment peut-il se regarder dans un miroir, le matin, en se rasant, s’il a de temps à autre une petite pensée, même rare et fugitive, pour ses lointains cousins ?

Voulez-vous d’autres chiffres, avec ou sans trait d’union ? Des chiffres qui cette fois concernent notre joli petit pays où Flamands et Wallons, ministres et députés, communes à facilités et bourgmestres fantômes s’étripent par voie de presse en poussant vers le gouffre ce qui reste de la Belgique. Rassurez-vous, je ne vous parlerai pas du nombre des chômeurs, ni de celui des sans-papiers et autres demandeurs d’asile qui croupissent à Vottem ou ailleurs, ni de la surpopulation dans les prisons, ni des 50 000 doses journalières de cocaïne consommées chez nous, ce qui fait, si j’en crois les médias, 1,75 tonne par an. Tout cela est vrai cependant, et intéressant, mais c’est d’autre chose que je voudrais vous entretenir.

Nous étions le 5 juin 2008, et l’on pouvait lire à la une des journaux que, ce jour-là, 35 000 litres de lait avaient été répandus dans les champs. Manifestation de mauvaise humeur des producteurs en colère. Trente-cinq mille litres de lait, en un jour, détruits. Jetés. Mélangés à la bonne terre de nos champs de blé ou de pommes de terre. Trente-cinq mille litres perdus, dilués en boue nauséabonde. Combien d’enfants, dites-moi, meurent, chaque jour, par manque d’un litre, d’un demi-litre de ce précieux breuvage ?

 

Vous me demandez comment va le monde? Il va mal, môssieur, de plus en plus mal. Et cela ne risque pas de s’arranger. Rien de bien neuf en l’occurrence. Il a toujours été mal, pour ce que j’en sais, depuis que notre ancêtre Adam s’est dressé sur ses pattes de derrière et tout aussitôt s’est mis à rêver d’exterminer ses voisins.

Il a connu les jeux du cirque, les guerres de religion et les croisades, il a connu l’esclavage, les camps d’extermination, le Rwanda. Il a connu la torture institutionnalisée. Il a connu le terrorisme et la terreur, la guillotine et la chaise électrique, les caves de monsieur Dutroux et les jeux de Monsieur Fourniret. Il a connu le Biafra et le Darfour, et le Kivu avec ses milliers de femmes et de fillettes violentées, massacrées, animalisées. Il a connu Hiroshima et Nagasaki, Verdun, Hambourg, la guerre de Sécession, le Vietnam, le carnage, le meurtre généralisé, et que sais-je encore ? Pour tout arranger, la planète de temps à autre s’ébroue comme l’une de ces vaches que l’on voit dans les prés, dont la peau frissonne sous l’assaut des mouches et des taons, et l’un ou l’autre tsunami, raz de marée, cyclone ou tremblement de terre dessine alors un tout petit creux dans la courbe toujours ascendante de la surpopulation. Ce qui ne rend pas plus douce la vie des survivants, ni plus facile. Et je ne vous parle ni du trou dans la couche d’ozone, ni du sida, ni du réchauffement de la planète ou de la disparition de je ne sais combien d’espèces végétales et animales. Ni du prix du baril de pétrole, bien entendu.

Oui, le monde va mal, môssieur, très mal. Les fourmis qui le peuplent et les hommes et les abeilles et les poissons dans la mer, tout le monde va mal avec lui.

 

Bientôt juillet. Je m’en retourne une fois encore là d’où je viens. Ne me dites pas que les avions, de ce côté du monde, tombent comme des cailloux dans l’ocre de la savane. Ou que la moindre maladie un peu sérieuse risque de m’être fatale sous le ciel de chez moi où les hôpitaux sont des mouroirs peuplés de tristes « candidats à la mort ». Incontestablement, il vaut mieux ne pas faire d’infarctus ou de thrombose de ce côté-là du monde. Je sais tout cela. Et voulez-vous que je vous dise ? Je m’en fiche un peu. Il faut bien mourir de quelque chose, un jour, quelque part, et je me dis que ce serait bien si cela pouvait m’arriver là-bas d’où je n’aurais jamais dû partir. Vivre et survivre un peu, jusqu’à ce qu’Alzheimer ou le cancer finisse par avoir raison de ma carcasse usée, quel intérêt ? Rester à me traîner quelques mois, quelques années encore, en ce monde déchu où tout va mal et surtout l’homme qui ne s’améliore guère, à quoi bon ? Alors oui, finir là-bas, brusquement, sous le soleil, pourquoi pas ?

Que vous dire d’autre ? Rien. Il n’est d’ailleurs pas loin, le jour où plus personne n’aura vraiment rien à dire et où seul le silence à nouveau régnera sur une planète enfin purifiée, rendue au vent et à l’espace sans limites.

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