Elle a longtemps passé pour la « grande », avant que l’Histoire ne s’ingénie à faire mieux encore, c’est-à-dire bien pire. Elle est la première à avoir été qualifiée de « mondiale », et là encore elle a bientôt été surpassée dans le genre, par un conflit mobilisant la planète au grand complet. Depuis lors, pour de multiples raisons, il semble que l’on se soit gardé de poursuivre l’escalade, du moins dans les adjectifs.

Pour la raison toute simple, et apocalyptique, que l’on aurait dû impliquer le cosmos, ce qui fut suggéré par le fantasme de la guerre des étoiles. Star Wars, cette épopée hollywoodienne dont il faudra admettre un jour qu’elle n’est pas qu’un divertissement aussi basique que fantaisiste, mais une habile préparation des esprits. Aux antipodes de la dénonciation de l’horreur belliqueuse qu’illustre génialement Guernica, cette saga pour pré-ados a inauguré l’ère de la militarisation robotique et spatiale qui, de fictionnelle, est devenue des plus réelles.

« Celle de 14-18 » ne s’est pas effacée des mémoires pour autant, on le verra. C’est qu’elle est toujours inscrite dans les légendes familiales, comme une épopée étriquée et lugubre, où les sentiers de la gloire se frayaient dans les tranchées inondées, où l’on montait au créneau pour conquérir quelques arpents au prix de vies absurdement sacrifiées, où l’on expérimentait des innovations techniques, dérisoires aujourd’hui, mais fascinantes alors, comme ces machines volantes équipées de mitrailleuses qui semaient la mort comme d’improbables volatiles d’acier. Quelques années suffiraient pour que ces pionniers soient éclipsés par ce que l’on appellerait des forteresses volantes, capables d’effacer des villes entières de la carte en quelques instants…

C’est ce perfectionnement dans l’horreur qui a fait de celle que préférait Brassens une guerre presque familière, pittoresque, à la limite même rassurante. Quelle méprise ! Certes, elle se situe à la lisière de celles qui l’ont précédé et qui étaient « situables », pour la simple raison que l’on pouvait les circonscrire, et de celles qui suivirent, qui deviendraient diffuses, englobantes, omniprésentes, au point qu’aujourd’hui on pourrait dire « il fait guerre », comme on dit communément qu’il fait beau ou mauvais.

Mais il n’empêche que le conflit dont on fait coïncider le déclenchement avec l’attentat de Sarajevo a ceci de sinistrement « moderne » qu’il est à double fond au moins. Il arbore, en surface, une ancienne rhétorique nationaliste, se greffe sur un scénario de revanche après un affrontement, celui de 1870, qui avait laissé les deux belligérants sur leur faim. Il se fonde cependant sur d’autres enjeux, plus ou moins avoués, de dimension carrément sociale. De part et d’autre du Rhin, des forces se faisaient entendre, qui avaient déjà trouvé an France, à l’heure de la Commune, à la fois leur expression et leur répression, tandis qu’en Allemagne un mouvement aussi rebelle, qui prendrait la forme de la révolte spartakiste, faisait plus que s’annoncer. Et, du coup, un autre homicide que celui de Sarajevo s’impose comme coup d’envoi : l’assassinat de Jaurès.

Une menace pour l’ordre établi, lorsqu’elle s’avère réellement dangereuse, peut inspirer au système en place l’oubli plus ou moins concerté du précepte de Rabelais dans son Gargantua : « Je n’entreprendrai guerre que je n’aie essayé tous les arts et moyens de paix. » Car la paix est un art, à la différence de son contraire qui se nourrit, lui, de pulsion et de violence. Elle suppose une réserve, une constante vigilance, une écoute des désirs de tous bords, une patiente recherche des équilibres et, parmi ceux-ci, des plus délicats.

Les avertissements n’ont pas manqué, dans les années qui ont précédé la déflagration d’août 14. Ils sont venus de partout, et pour une grande part issus des rangs des poètes et des artistes. Et ceux-ci n’ont, le plus souvent, pas été entendus, voire quelquefois traités de lâches ou de tire-au-flanc. Ils venaient des bords les plus divers. Le plus souvent, ils étaient des non-alignés, même s’ils appartenaient prétendument à un camp. C’est le cas de Franz Masereel, graveur de génie, praticien avant la lettre du roman graphique, témoin sans égal des aliénations de son temps, ami de quelques contemporains capitaux, consciences majeures de leur époque — Stefan Zweig, Romain Rolland, tant d’autres — qui tira plus d’une fois la sonnette d’alarme, mais sans pouvoir empêcher ce qui s’est avéré imparable et, en fin de compte, irréparable.

Aux tréfonds où nous sommes, en ce moment où l’on peut, sans exagérer, dire que l’on est « assis sur un volcan », se pose, comme il y a cent ans, la question des vrais repères et, même, de la présence de ces pères de la conscience que peuvent être les intellectuels. Un étrange signal nous en désigne un, parce qu’il fut fauché dans les premiers jours du conflit dont nous déplorons (et ne célébrons pas, insistons-y) le centenaire. C’est celui, aussi inattendu que le rappel puisse paraître aux temps cyniques que nous vivons, de Charles Péguy.

Pour des jeunes formés, autour de 68, dans les derniers feux de l’existentialisme (cette retombée hébétée des cataclysmes de 40-45) et les constats délibérément désenchantés du déconstructionnisme, ce nom-là semble porté par un revenant, ignoré en tout cas de tous les registres de la modernité. Péguy s’en souciait lui-même comme d’une guigne. Il voulait, tout simplement, être pertinent. Il était lui aussi un non-aligné, quelles que soient ses positions, que ce fût dans le socialisme ou dans le christianisme (ce qui ne mit pas à l’abri, bien entendu, des récupérations de part et d’autre), mais s’il est un camp qu’il n’a jamais déserté, c’est celui de la dénonciation de l’argent. Les deux livres qu’il a consacrés à ce veau d’or qui n’a jamais fait autant de ravages valent vraiment qu’on les revisite.

Fort de sa conviction dans le combat, il a eu la maladresse de se chercher des emblèmes que d’autres allaient abusivement détourner, comme celui de Jeanne d’Arc. Il voyait dans la Pucelle avant tout le profil du vrai engagement, celui qui n’a pas d’horaire ni de salaire mirobolant, mais se conçoit jusqu’au sacrifice. C’est ce qui l’empêcha, le 4 septembre 1914, dans un champ de blé près de Villeroy, de s’abriter du tir ennemi : le lieutenant de réserve Péguy s’effondra ce jour-là d’une balle dans la tête.

Est-ce un hasard si aujourd’hui il reprend place parmi nous ? Divers témoignages l’attestent. Edwy Plenel, évoquant les Cahiers de la Quinzaine qu’animait Péguy, voit en lui, à ses débuts, « un socialiste libertaire farouchement engagé dans la cause dreyfusarde contre cette force, alors immense, de la droite nationaliste, ancêtre de nos droites extrêmes où macéraient les idéologies destructrices qui allaient ravager l’Europe jusqu’en 1945 ». Michel Houellebecq trouve sa pensée « plus complexe qu’on ne l’imagine », ajoutant qu’« il mérite à mon avis d’être lu intégralement ». Quant à Alain Finkielkraut, qui publia dès 1992, avec le Mécontemporain, un essai sur Péguy, il se dit « habité par lui » parce qu’il « a eu la prémonition de notre réalité ».

C’est en cela que le grand carnage qui inspire cette livraison de Marginales est porteur de sens pour aujourd’hui : il pourrait contribuer à nous empêcher de nous effondrer idiots.

Partager