L’Amérique ou l’Inde ?

Jacques De Decker,

C’est entendu, la planète rétrécit. À vue d’œil, d’ailleurs, il suffit de s’imaginer scrutant depuis un engin spatial notre terre bleue comme une orange. On en fait le tour en un temps devenu dérisoire. Minable exploit que celui de Philéas Fogg qui mit quatre-vingt jours à en accomplir la circonvolution ! Mais comment se répercute ce phénomène sur le terrain ? Certainement pas dans la sérénité ; dans le bruit et la fureur plutôt, quoique notre époque ait acquis, sans trop le proclamer, un nouveau langage de la violence. Lexicalement, le mot « guerre » en est le plus souvent banni, ou réduit à son emploi métaphorique, même si les faits justifieraient amplement son usage.

Il n’empêche. Nous nous connaissons mieux, différemment de jadis, en tout cas. L’exotisme n’est plus de mise. Une banalisation se généralise, le nivellement commercial y a veillé. Des produits se sont mondialisés, et ce sont souvent les plus sophistiqués. Des voisinages, dès lors, déroutent : une tablette consultée sur un marché de Ouagadougou, une conversation satellitaire d’une rive du fleuve Jaune à une cité haut-perchée du Pérou. Ces chocs insolites n’étonnent plus, deviennent notre ordinaire.

L’Inde, par exemple, s’est rapprochée de nous, à moins que ce ne soit l’inverse. On croyait encore, il y a un demi-millénaire, qui n’est pas hier bien sûr, qu’on l’atteindrait par l’Ouest. On a vu ce que cela a donné, et les conséquences exorbitantes de cette méprise. De ce fait, le continent conquis par erreur a éclipsé celui que l’on avait voulu initialement atteindre. Et si, de nos jours, nous assistions au retour du balancier ? S’il était admis, aujourd’hui, d’inverser les termes, de pratiquer le chassé-croisé dans un titre qui a inauguré, sous la plume de Pierre Mertens, une des œuvres essentielles des lettres belges de langue française ?

L’Inde n’a certes cessé de fasciner, mais selon des modalités différentes. Aujourd’hui, elle n’est plus ce réservoir de sortilèges qui enchantait par son étrangeté, ni le théâtre d’une émancipation pacifique dont on aurait aimé qu’elle serve plus souvent d’exemple. Elle est devenue, dans le concert des nations, ce que l’on appelle, sans trop savoir ce que cela signifie, un « acteur à part entière », pour le meilleur et pour le pire. Elle s’est inspirée des usages de ses suzerains de jadis, elle est même, sur certains plans, en mesure de les supplanter. Ce ne sont pas les métallurgistes de la vieille Europe qui en disconviendront…

Devant de telles mutations, on peut se demander si l’on n’est pas en train de passer à côté de l’essentiel. Une société, on aurait tendance à le perdre de vue, se définit d’abord par un faisceau de valeurs. De valeurs au sens où l’entendait Nietzsche, qui disait que ce qui avait avait du prix n’avait forcément pas de valeur. Dans notre monde occidental, sous l’influence de l’Amérique, tout ne s’estime plus qu’à son prix : la sécurité par le biais des assurances, la santé selon le coût de ses techniques, la beauté sur base de sa rentabilité sur les marchés. Ce qui a fait dire à Jean-Luc Marion que si l’on devait identifier une tendance lourde dans notre système, on constaterait le projet de « transformer l’ensemble de la population en groupe de consommation homogène ».

C’est là qu’à juste titre ou non, l’Inde apparaît comme une sorte de contrepoint à nos propres errances. On se plaît à le penser, du moins, même si cette vision relève du « wishfull thinking ». On lui prête des capacités, des talents que nous croyons avoir perdus. Reconnaissons que l’effroi devant l’étrangeté a cédé la place à une curiosité mâtinée de fascination. Nous prêtons à ce sous-continent de l’Asie des facultés et des sagesses dont nous nous sentons dépourvus. Nous nous extasions sur des éléments de civilisation qui nous charment d’autant plus qu’ils nous ont désertés. Remarquons qu’en la matière, peu de savoir rejoint son abondance. Les premiers contacts, forcément superficiels, ceux du touriste même pressé, dépaysent à bon compte. Au second regard, les choses se gâtent : on constate des collisions frontales entre une démocratie autoproclamée et des inégalités sociales révoltantes, entre des archaïsmes ancestraux et des modernités mal intégrées, entre des protestations d’émancipation et la persistance d’anciennes servitudes. Au stade suivant, l’approche s’inverse à nouveau, et l’on s’avise que l’Inde a réussi des synthèses dont l’Occident a tout intérêt à s’inspirer.

C’est Amartya Sen, philosophe et économiste, qui a préconisé de ne pas évacuer le bonheur du calcul du produit national brut. On se dit qu’une telle idée ne pouvait germer qu’au sein d’une culture qui n’a pas rompu avec un sens du sacré enraciné dans le quotidien. La littérature indienne reflète bien, même dans ses formes les plus actuelles, ce don de double-vue. Ce qui explique son succès en traduction, et l’audience internationale des auteurs qui écrivent dans la langue imposée avant l’indépendance (Salman Rushdie étant trop occidentalisé pour relever de cette tendance) : ils sont porteurs d’un rapport « naturel » à la transcendance que nous ressentons, admettons-le, avec envie et gratitude.

À l’instar des « Nouvelles Amazonies », le numéro avec lequel nous avons accompagné voici deux ans Europalia Brésil, cette livraison-ci s’inscrit dans une nouvelle édition du festival Europalia qui est dédiée cette fois à l’Inde. Il faut savoir gré à cette initiative dont on ne rappellera jamais assez que nous la devons à un poète, Paul Willems, d’avoir depuis longtemps franchi les limites de l’Europe et commencé à embrasser la Terre entière. Et cela dans une ville qui, au-delà des institutions de l’Union européenne qu’elle abrite, se positionne de plus en plus comme un carrefour planétaire.

Les contributeurs de ce numéro ont joué le jeu de Marginales. Il n’était pas si évident, en ce cas-ci, d’indaguer en la matière de deux cultures aussi distinctes : il faut la liberté, l’insolence et quelque part l’inconscience du talent pour traiter d’un tel thème sur lequel les experts, qu’ils soient politologues ou économistes, ne peuvent que se casser la tête, dans ce monde où les rapports de force peuvent bousculer d’un instant à l’autre. Car rapprocher l’Inde et l’Amérique, si l’on ne chausse que des lunettes utilitaristes, c’est ne voir que la rivalité entre intérêts jaloux de leur suprématie et volonté de ne pas se laisser distancer davantage dans la course à la « modernité ».

Ce qui ressort des textes qui suivent est d’un autre ordre. Ils visent à confronter des visions du monde, des conceptions de la durée, des ancrages culturels très différents mais, quelque part, appelés à s’épauler l’un l’autre. Le rêve américain, aussi stimulant soit-il, a de plus en plus sacrifié aux purs appétits matérialistes, dus probablement à l’absence d’une histoire millénaire. L’Inde, se voulant au goût du jour, n’a pas échappé aux sirènes de la rentabilité, mais était davantage protégée de ses excès par une culture née bien avant notre ère. Il faut avoir assisté à une représentation d’une épopée ancienne selon une esthétique théâtrale préservée sur une scène équipée des techniques les plus actuelles pour s’aviser qu’en Inde, le fantasme du progrès incessant n’a pas fait table rase de traditions toujours nourricières.

Cet alliage de fidélité au passé et d’affrontement avec le futur pourrait bien être le message le plus précieux que l’Inde ait à nous transmettre.

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