Comme il lui plaira

Jean-Pierre Dopagne,

(Tragédie céleste)

Une grande pièce toute bleue. Des nuages à perte de vue.

Autour d’une table sur laquelle on distingue de grosses liasses de dollars, quatre hommes sont assis. Ils jouent aux cartes. L’un en face de l’autre, Othello et Lear. Au troisième côté, Macbeth. En face de lui, un petit homme aux cheveux bien peignés, qui sourit comme s’il regardait les anges.

Le petit homme tient en main une carte qu’il hésite à abattre sur le tapis.

Lear : Eh ! bien, quoi ? C’est à toi.

L’homme : Je le sais bien, mais j’hésite. (Il se gratte la tête.)

Macbeth : Tu ne vas pas hésiter jusqu’à demain ?

Othello : C’est ce coup-ci que la partie se gagne ou se perd.

L’homme (après un silence pendant lequel il se gratte la tête) : C’est pour ça que je me demande si Lear coupe à cœur.

Macbeth : La partie est muette. Faut-il te le rappeler ? Il est défendu de parler.

Othello : Si c’était une partie de championnat, tu serais déjà disqualifié.

L’homme (après un silence pendant lequel il se gratte la tête) : Je suis au-dessus des championnats ! Je suis au-dessus des hommes, je suis au-dessus des lois.

Lear : Vautour exécré ! Depuis que tu nous as rejoints en ce lieu de mémoire éternelle, aucun jour on ne sait si demain verra le soleil. J’ai honte que tu aies ainsi le pouvoir d’ébranler mon cœur d’homme.

L’homme : Tu oublies à qui tu parles ?

Othello : Arrêtez, sur vos vies ! Avez-vous perdu tout sens de votre rang ?

Macbeth : Lear a raison. Avant que ce rapace ne fût ici, jamais je n’avais connu jours si noirs.

L’homme (après un silence pendant lequel il se gratte la tête : Les injures de ton agonie ne peuvent pas toucher ton vainqueur.

Macbeth : Quoi ?

Othello : Que dit-il ?

Lear : D’où résonnent ces étranges paroles ?

Macbeth : Ce n’est pas de toi, cela, crapaud !

Othello : C’est de la poésie.

Lear : Lui, de la poésie !

Macbeth : Quelqu’un la lui a soufflée !

Lear : Ôtez-moi le doute, amis, ma vue est trouble… Notre convive est pourtant bien… ?

Macbeth : Oui, George Dubbelyou.

L’homme (après un silence pendant lequel il se gratte la tête) : Dubbelyou George, oui.

Othello (bondissant derrière Dubbelyou) : Regardez. Regardez son oreille. Il a dedans…

Macbeth : Par le diable, tu as raison.

Othello :… cet appareil que les hommes de la Terre ont inventé pour remplacer l’esprit.

Lear : Une oreillette.

Macbeth : Pour insuffler le vide aux plus vides encore.

Othello : Qui t’a soufflé, vipère ? Qui t’avise en secret ?

Macbeth : N’es-tu donc point habile à penser de toi-même ? Qui dirige ton jeu ?

Dubbelyou : Jésus seul me parle.

Lear : « Seul me parle Jésus » eût été plus inspiré. Un hémistiche.

Dubbelyou, qui est resté immobile, le bras levé, hésitant toujours à abattre sa carte, regarde Lear avec des yeux inondés d’incompréhension. Il se gratte la tête et se tait.

Macbeth : Te voilà silencieux ? Pas un mot de défense ?

Dubbelyou (triturant son oreillette) : Allô ?… Allô ?… Qu’est-ce qui se passe ?… Allô ? Jésus ?… On dirait que c’est coupé !… Allô ?… Jésus ! Jésus ! Qu’est-ce que je dois dire ? Pourquoi m’as-tu abandonné ?

Othello : Ah ! ah ! Te voilà seul à présent.

Lear : Comme nous.

Macbeth : Quand nous étions dans le monde terrestre.

Othello : Seuls.

Macbeth : Avec notre destin.

Othello : Seuls.

Macbeth : Avec nos complots, nos meurtres, nos viols.

Othello : Seuls.

Macbeth : Avec nos attentats, avec nos régicides.

Othello : Seuls pour imaginer des raisons de tuer. Et justifier la mort.

Lear : Quelle prétention, Dubbelyou, a osé t’habiter ?

Othello : Dubbelyou ! Partager notre éternité !

Macbeth : L’éternité du crime…

Lear :… de la folie…

Othello :… et de la jalousie des hommes !

Lear : Quelle prétention, cow-boy, a osé t’habiter ?

Macbeth : Baudruche sans cervelle !

Othello : Fantoche !

Macbeth : Fanfaron !

Othello : Jamais tu ne seras des nôtres.

Macbeth : Seul, tu ne parles pas. Seul, tu ne respires pas.

Othello : Seul, tu n’existes pas.

Macbeth : Seul, tu n’es pas un homme.

Othello : Jamais, d’aucun théâtre tu ne seras le héros.

Macbeth : Jamais, aucun poète ne voudra de ton nom.

Othello : De ton néant.

Macbeth : De ta fadeur.

Lear : Merci, mes compagnons, hurlez, hurlez ! Si j’avais vos langues et vos yeux, j’en userais de telle sorte que la voûte du ciel se fendrait sur l’imposteur.

Macbeth : Fuis, outre fétide. Fuis. Va te griffer la face et fais rougir ta peur, petit homme au foie couleur de lys.

Dubbelyou : Oh ! Macbeth ! Tu te rends compte comme c’est humiliant, ce que tu me dis là ? Tu me parles comme à un tricheur… Je ne dis pas que je vais pleurer, non… mais, moralement, tu me fends le cœur.

Othello : Ça aussi, ce n’est pas de lui.

Lear : Rien n’est de lui, hélas ! Mais tout, hélas ! est à lui.

Avec un sourire vainqueur, Dubbelyou jette sa carte sur le tapis et empoche toute la mise. Il toise les trois autres puis, jouisseur, il sort en faisant sautiller son oreillette dans sa main.

Long silence.

Lear : C’est un brave garçon, ça, je peux vous le dire. Il sait frapper, et vite. Il est mort et pourri.

(avec l’autorisation présumée de William Shakespeare et de Marcel Pagnol)

 

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