Longtemps, je me suis couchée de bonne heure. Ma vie était réglée comme du papier à musique. Je redoutais le moindre dérèglement à mes habitudes. Une minute de retard et surgissait en moi une tension qu’avec le temps il m’était devenu de plus en plus difficile de contrôler. J’étais obsédée par mes horaires. Chaque retard se marquait par une accélération cardiaque, une lourdeur dans les doigts, un transit intestinal chamboulé, des moiteurs généralisées. Mon corps devenait le réceptacle de mes vicissitudes. Ce matin plus que jamais, quand il s’est agi de préparer mon matériel, j’ai cru que j’allais exploser de l’intérieur. Le mot m’a fait sourire. Pour moi, la journée avait commencé sous les meilleurs auspices : le soleil était de la partie malgré le début de saison automnale et une lumière d’été indien venait saluer ce qui devait être mon jour de gloire. Ma rigueur, ma maniaquerie même, présente finalement des avantages pour réussir la mission qui m’attend aujourd’hui. Rien ne doit être laissé au hasard. Le moindre détail a son importance et si je venais à oublier, ne fût-ce qu’un élément de mon arsenal, tout serait irrémédiablement foutu. Car l’erreur n’est jamais pardonnée – non, j’exècre ce mot, disons plutôt réparable – en cette matière.
J’ai toujours été d’un perfectionnisme maladif. Je crois que je suis née avec cette caractéristique dont je ne sais toujours pas s’il faut la considérer comme une tare ou comme une qualité. Je me souviens que mes parents attendaient toujours le meilleur de nous. À la maison, il fallait communiquer. Ils ne cessaient de nous interroger sur ce qu’avaient été nos journées, si nous avions obtenu de bons résultats, si les profs étaient contents de nous et, simultanément, le silence était la règle d’or. Ou plutôt le calme. Ne jamais élever la voix. Ne jamais claquer une porte. Un rire était assimilé à de la moquerie. Ceci dit, le résultat ne correspondait pas toujours à l’objectif. Nous leur menions la vie dure et, à cinq, nous bénéficions de l’avantage du nombre. L’impression d’être sous surveillance constante, d’être pris dans un carcan, de vivre un étouffement permanent n’en était pas moins réelle. Mes géniteurs étaient toujours les premiers à s’inscrire aux associations de parents, aux réunions d’école, à la cérémonie de remise des bulletins et j’en étais profondément agacée. J’enviais celles de mes copines dont les parents n’avaient jamais mis un pied dans l’établissement et qui subissaient les foudres des professeurs qui regrettaient toujours de ne pas voir les parents qu’ils auraient dû voir. Argument qui, en un sens, me donnait raison et rejoignait mon point de vue. Mais il n’est jamais bon d’avoir raison trop tôt…
Harcelée de la sorte, je devins donc une élève non pas brillante, mais performante. Non pas intelligente, mais studieuse. Mes résultats satisfaisaient mes parents et mes professeurs tandis que je cherchais ma place dans l’existence. J’ai été longtemps une touche-à-tout. Je crois avoir tout essayé, bien que je dusse me forcer à chaque fois. Car j’étais d’une timidité incommensurable. Un rien me faisait rougir. Et si je ne rougissais pas réellement aux yeux des autres, j’avais l’impression de rougir de l’intérieur. Mes joues pouvaient brûler sans que les autres le remarquent, alors que je cherchais partout un endroit où disparaître. Il n’empêche que j’ai pu développer quelques talents qui, à tout considérer, me seront finalement utiles. Par exemple, je suis assez musclée. Mal à l’aise devant les autres, j’ai connu une période d’intense activité physique destinée à pallier mon mal-être. J’étais capable de courir des kilomètres jusqu’à l’asphyxie. Je m’imposais des pompes jusqu’à l’écroulement. Au moment de choisir un sport (indispensable à la panoplie de l’enfant parfaitement éduqué), j’optai pour les arts martiaux. Un peu comme si je choisissais délibérément la voie pour laquelle je n’étais pas faite. Car la hardiesse de mes démarches ne corrigeait pas une gêne constante. Celle-ci m’a amené à développer une agoraphobie qui m’amène encore aujourd’hui à fuir les réunions mondaines, les marchés du samedi matin, les foires du livre et les salons ménagers.
Étais-je misanthrope ? À la réflexion, fuir les humains ne m’empêchait pas de les aimer. De les aimer beaucoup même. Je ne pouvais imaginer que le positif chez mes congénères et l’assertion selon laquelle l’homme serait un loup pour l’homme me révoltait. J’étais une adepte des associations militantes de toutes sortes et des marches pour la paix. Je fus la première à organiser une opération bol de riz dans notre athénée. Cela ne m’auréola pas d’une gloire particulière, bien au contraire. Je fus classée parmi les inclassables, c’est-à-dire la pire situation à vivre, et ma timidité contre laquelle je me battais pourtant, vous en conviendrez, fut la seule à en sortir grandie. Car la faim dans le monde, elle, ne diminua en rien. Plusieurs expériences du genre – il me fallut quelque temps pour en tirer les leçons – finirent par me convaincre que j’avais été grugée sur bien des points. Idée qu’avec l’âge j’acceptai de plus en plus difficilement, au point de ne plus opter que pour des démarches qui apportaient des résultats immédiats, visibles, évidents, opérants, telle celle qui m’amène aujourd’hui devant ce grand bâtiment aux vitres opaques alors qu’il devrait être le symbole de la transparence, autre faribole dont on m’a asséné les qualités. Une véritable forteresse dont je ne souhaite pas faire le siège. Elle l’est déjà du Nouveau Continent. Pour tout dire, je ne supporte plus son arrogance, sa laideur, sa mégalomanie, sa suffisance architecturale, sa démesure urbaine, son omnipotence, mais je brûle les étapes et d’impatience. Mieux vaut conserver mon calme.
Bien sûr, j’ai été tentée par la politique. L’envie de donner de la consistance aux idées. Mais ce fut de courte durée. J’ai cru me retrouver dans une cour de récréation de mon enfance. Les enfants boutonneux me débectaient déjà à l’époque, mais des vieux boutonneux, c’était plus que pouvaient en supporter mes capacités de relativiser. Les chamailleries se succédaient les unes aux autres. Ils pouvaient s’invectiver des heures durant, retourner un point de détail sous toutes les coutures rien que pour contrecarrer le projet d’un adversaire. Projet dont ils se foutaient royalement. Leur seule cible : l’adversaire du jour qui pouvait devenir l’allié de demain. Ils changeaient leur fusil d’épaule en fonction d’alliances stratégiques. Le pouvoir était leur projet, et les statistiques faisaient office d’idées. Ils étaient capables de saboter un bon projet rien que pour contrarier l’adversaire. La mauvaise foi faisait office de sport national. Ils transformaient en un bien commun l’égoïsme de chacun. Un vice individuel en une vertu collective. Chacun poursuivait son intérêt particulier. Vivait à l’intérieur de ses frontières. Aujourd’hui, ils créent leurs États-Unis de ceci ou de cela, mais ce n’est que pour élargir un peu plus leur territoire, pour se donner plus de pouvoir face à l’autre, tous les autres. En dehors, on peut crever de faim. Bon, faut que je me calme. Je ne suis pas là pour argumenter, mais pour agir.
Voilà, je suis arrivée. C’est ici que j’ai grandi. Ma chambre se trouvait juste au-dessus de l’atelier de mon père. Garagiste à la petite semaine, par amour du métier. Mes copines ne comprenaient pas qu’on puisse aimer trifouiller dans des moteurs à longueur de journée. Lui, ne supportait pas qu’une voiture fasse un boucan d’enfer. Il appréciait le ronronnement d’une belle mécanique. Il avait sa clientèle de fidèles. Il ne cherchait pas à faire fortune, à augmenter son capital. Il travaillait honnêtement, avec conscience. Et puis, ils ont décidé. Expropriation, démolition. Le garage, mais aussi l’appartement. Tous nos souvenirs, expropriés aussi. Ils avaient leurs grues et leurs machines, on n’a rien pu faire, rien pu dire. Il y a des vies qu’on ne reconstruit pas. Eux ont élevé ces bâtiments, immondes. Je ne peux même pas y entrer sans un laissez-passer, sans montrer patte blanche. Il y a quantité de sas électroniques, d’agents de la sécurité. Pour protéger leur petit monde. Bien à eux. Ils appellent cela la mondialisation. Mon père, lui, joue avec des modèles réduits, des Match Box, dans une maison de repos. N’avait qu’à s’adapter, disent les autres. Oui, n’avait qu’à s’adapter. L’élastique est tendu. Je ne peux plus faire marche arrière.
Ah ! les salauds, les salauds… Juste au moment où je m’apprêtais à mettre mon dispositif en branle. Il ne me restait plus que quelques dizaines de mètres à parcourir… Ma cible, le Caprice des dieux, dressé de toute son arrogance devant moi, une façade inébranlable. Et puis, paf, tout a volé en éclats, juste le temps de me jeter derrière un parapet de la gare. Ils m’ont pris de vitesse. Et le jour de mon anniversaire en plus, le 11 septembre. Ils m’ont volé ma manière à moi de souffler les bougies, de me souvenir de nos fêtes familiales. Ah ! les salauds… Et ils n’y sont pas allés avec des gants. Envoyer un avion en plein dans le bâtiment, au milieu de la semaine. Moi, je voulais travailler en finesse, pénétrer discrètement via les souterrains de la gare en réfection, placer mes engins dans les caves, provoquer l’explosion un week-end, quand tous les fonctionnaires sont repartis dans leur foyer. Je n’ai pu que faire marche arrière. Ils m’ont volé la vedette. C’est mon joli minois qui devait se trouver sur les écrans planétaires. Pas ce barbu enturbanné, endoctriné. Cet usurpateur. Cet intégriste. Et milliardaire, qui plus est. Si les milliardaires se mettent à devenir des terroristes maintenant, que nous reste-t-il, à nous ? Je vous le demande.