J’ai vu New York

New York USA

J’ai vu New York

New York USA

J’ai jamais rien vu d’au

J’ai jamais rien vu d’aussi haut…

 

Gainsbourg chante, depuis des heures, sur un vieux vinyle usé.

Les CD-ROM, c’est bien : son parfaitement pur, qualité, facilité d’emploi, télécommande… Mais moi, je suis d’une autre génération. J’ai grandi dans le son crachotant des petits 45 tours, puis des 33 tours que j’allais écouter à la Maison Bleue — rappelez-vous : celle qui sur fond de Tchaïkovski choisissait pour vous « les disques que vous écoutez à l’entracte », à moins que ce fût Cado-Radio, il me vient un doute tout à coup — ou au rez-de-chaussée du Bon-Marché ; le rayon disques n’était pas très loin de celui de la librairie, qui donnait sur le boulevard du Jardin Botanique. Feu le Bon Marché, où je flânais des heures durant, feuilletant les livres trop chers et trop neufs, humant leur odeur de papier et d’encre, caressant leurs couvertures pelliculées ou légèrement rugueuses au toucher…

Puis les disques. Les pochettes glacées, les albums qui s’ouvraient comme un livre, avec des photos à l’intérieur, des textes. J’en choisissais un ou deux, que j’écoutais debout, les écouteurs sur les oreilles, ou dans une petite cabine où, parfois, nous étions deux, blottis l’un contre l’autre et serrés autour d’une voix qui nous disait l’amour et la haine et la souffrance et la joie et la peur.

Brel, surtout. La chanson des vieux amants, je me souviens. Sur la pochette, on voyait le chanteur assis sur l’aile d’un petit avion. D’autres aussi. Les nouveautés qu’on n’entendait pas à la radio, celles que Salut les Copains ne diffusait jamais. La bonne chanson, quoi. Brel, oui. Et Ferré, Ferrat, Barbara, Brassens, Gainsbourg…

Pour acheter un disque, il me fallait économiser longtemps. Pas lourd, l’argent de poche, en ces golden sixties, en tout cas pour moi. Après, quand j’ai gagné ma vie comme on dit, et vécu avec quelqu’un qui la gagnait aussi, nous en avons acheté, des disques. Nous avions plus ou moins les mêmes goûts, à quelques nuances près.

Gainsbourg en ce temps-là n’avait pas encore la gueule du vieux pochard qu’il est devenu, ni ses tics, ni sa voix abîmée par les excès de toutes sortes. Son timbre était chaud, un peu étrange, comme ses mélodies et ses paroles. Poésie insolite qui jouait des rimes, des sonorités, des mots. Il les découpait en syllabes, en lettres quelquefois, et cela faisait une chanson qui restait dans l’oreille, ritournelle, rengaine ou ballade, on se souvenait de la musique, des mots choisis pour leur couleur plus que pour leur signification semblait-il, des mots qui ne voulaient pas toujours dire quelque chose, mais que l’on n’oubliait pas, et l’on se disait que c’était évident, c’était cela, exactement cela.

New York… J’inventais l’avenir, les yeux ouverts.

Un jour, moi aussi je pourrai dire « J’ai vu New York, New York USA… » Plus tard. La vie est longue, un moment viendra où j’aurai l’occasion de voyager, d’aller loin, toujours plus loin, au-delà de l’horizon, pour voir si toutes ces cartes postales qui me font rêver existent vraiment. La Grèce et l’Italie, bien sûr. Et puis ce Nouveau Monde futuriste, avec ses tours immenses debout contre le ciel, ses rues grouillantes, ses autoroutes infinies. Le Far West des films de mon enfance, avec le saloon où le shérif surveille, du coin de l’œil, les joueurs de poker, et les ranchs immenses, les cow-boys autour du feu, le soir, qui chantent avec la voix de Dean Martin. John Wayne, James Stewart, Gary Cooper, Jeff Chandler, et Rock Hudson qui n’avait pas encore le sida, et James Dean… Le Grand Canyon, les vastes prairies peuplées de bisons et d’Indiens, les mines d’or, les montagnes bleutées dans le lointain. Les villes fantômes. Hollywood, et puis ce grand pont qui se découpe sur un couchant d’orange et d’or, à San Francisco. Les paysages somptueux, vierges et inviolés, cascades et fleuves, forêts profondes où se cache quelque cabane de trappeur, quelque village indien. Croc-blanc, et les héros de James-Oliver Curwood, oursons, chiens, loups qui sont tellement plus généreux que les hommes.

Les villes proprettes, avec leurs rues tracées au cordeau, et toutes ces maisons chaudes et accueillantes, au milieu d’un jardin, peuplées d’enfants roses et rieurs et de mamans impeccables, et ces voitures énormes devant l’entrée, Cadillac bicolores, Chevrolet décapotables, Studebaker, Buick et autres Mercury. Elisabeth Montgomery qui m’attend quelque part, enfin je veux dire Samantha, vous savez bien, ma sorcière bien-aimée.

Et puis, à la fin, New York. Les grands buildings que l’on voit au cinéma, avec le soleil qui se brise en milliers d’éclats dans leurs fenêtres innombrables. Le panorama sur la ville, du haut de l’Empire State Building ou du World Trade Center. King-Kong qui escalade une tour de verre et de béton comme un ouistiti ferait d’un vulgaire cocotier. Les files de taxis jaunes, dans les rues et les avenues. La statue de la Liberté, que l’on voit de très loin paraît-il, quand on arrive par la mer comme dans les années trente et quarante, sur les grands transatlantiques où parfois l’on peut rencontrer Errol Flynn, Clark Gable, Liz Taylor. Broadway et ses théâtres, Central Park, Manhattan, tous ces lieux mythiques qui peut-être n’existent que sur les écrans de cinéma, mais j’irai voir, oh oui, j’irai, je verrai tout cela et bien d’autres choses qui deviendront réelles enfin. Toutes ces tours immenses qui se reflètent sur les eaux de l’Atlantique, tous ces paysages mythiques.

J’ai vingt ans, guère plus, et l’avenir est devant moi. Un avenir vaste et lumineux, où tout est possible. Un jour, je prendrai l’avion, et je m’en irai au-delà des mers, vers l’Amérique neuve et éternelle.

 

Le temps a passé. Des mois, des années. Les illusions s’en sont allées avec la jeunesse. L’Innovation a brûlé, et le Bon-Marché, dans la foulée, a fermé ses portes, remplacé par un quelconque City Deux sans âme. La Maison-Bleue depuis très longtemps a disparu, faillite, scandale, magouilles… Le CD-ROM a supplanté le disque vinyle. Brel est mort, et aussi Gainsbourg, bien plus tard. Et Brassens, et Trenet, et Barbara, et Ferré. Ferrat se tait.

Ma sorcière bien-aimée a vieilli puis disparu — le cancer — mais la télé nous l’a conservée vivante à jamais avec tous les fantômes qui par-delà la mort continuent de rire, de chanter, de parler, les Fernandel, Ventura, Bourvil, et tant d’autres dont j’ai oublié les noms.

Je ne suis pas partie. Là-bas, de l’autre côté de la mer, la Statue de la Liberté continue de m’attendre, le bras levé vers le ciel vide. La guerre s’est répandue partout sur la planète, et la faim, et la peur. Le Sida fait des ravages. La terre du Jésus que j’aimais lorsque j’avais vingt ans hurle sa peur et sa haine, et ses enfants meurent sans comprendre, petits Juifs, petits Arabes, qu’importe, sous les pierres ou les balles ou le feu de bombes humaines et fanatisées. Un nouveau génocide a ravagé la terre d’Afrique.

Le visage de la planète a changé : plus de mur à Berlin, plus de rideau de fer, juste un fossé, de plus en plus large, de plus en plus profond, entre le Nord et le Sud. Les ennemis d’hier s’unissent aujourd’hui, ou font semblant.

De nouvelles étoiles tremblent dans le noir profond du ciel, des étoiles nées sur la Terre, truffées de caméras, de micros, de bombes peut-être. Des écrans scintillent dans tous les foyers des pays riches, dans tous nos foyers, jour et nuit, qui sont la voix et le regard du grand frère américain, je veux dire le Big Brother qui pense pour nous, heureusement, car c’est de plus en plus difficile de réfléchir et de juger.

L’Amérique n’est pas cette terre de liberté dont je rêvais. Depuis tant d’années, elle est du côté de la force et de la puissance, du côté de l’argent surtout. Mais la guerre froide est terminée, et ça, c’est bien.

Plus rien à craindre, plus de vraie guerre, de grande guerre. Bien sûr, il y a la Yougoslavie, et puis tous ces pays d’Afrique dont je mélange les noms, et ces États aux dénominations exotiques, anciennes républiques soviétiques qui se déchirent pour un lopin de terre ou un peu de blé, un peu de pain, pour une idée, une langue, une religion. Mais tout cela n’est pas grave. Pas pour moi, en tout cas, car ici, là où je vis, on ne se bat plus depuis longtemps. L’homme est ce qu’il est, comment espérer qu’il cesse d’aimer le sang ? Mais il n’y aura plus jamais d’Hiroshima, plus de tranchées, plus de camps d’extermination. La guerre des étoiles n’est plus une menace, elle est devenue un film culte, et la bombe atomique n’est même plus un sujet de science-fiction.

Woody Allen ne cesse pas de filmer New York. La télé diffuse souvent de vieux westerns que je regarde encore et encore, avec autant de plaisir que de nostalgie.

Je ne suis pas partie, et mon désir n’est plus le même. Il est moins pur, plus… touristique. Mais je consulte les offres des agences de voyages, sur Internet, et j’irai peut-être, quand même, voir à quoi ressemblent les States. Avec Nouvelles Frontières ou Virgin Express, c’est jouable.

 

Mes vingt ans sont loin, très loin derrière moi. Morts et enterrés comme mes chimères et mes illusions. Mais je continue de rêver l’ailleurs, à défaut de rêver l’avenir. Finalement, je me suis décidée. Une opportunité s’est présentée, j’en ai profité. Bizarrement, il m’a semblé tout à coup qu’il y avait comme une urgence. Je ne suis pas si vieille pourtant. Statistiquement, il doit me rester quelques dizaines d’années de vie et de santé, de quoi voyager. Mais une sorte d’intuition m’a poussée, comme un appel. C’était comme si quelque chose me disait Vas-y, après ce sera trop tard.

C’est vrai que tout peut arriver, et aussi le pire. Je peux mourir demain, même si les femmes, dans ma famille, ont tendance à devenir centenaires. Alors je suis partie.

Sept heures de vol, coincée entre un gros monsieur qui ronflait et un adolescent excité. Mal aux jambes, à force de rester assise, sans bouger, dans un espace trop étroit. Les avions de mon enfance étaient plus lents peut-être, mais il me semble qu’ils étaient plus confortables. Ou bien c’est parce que j’étais une petite fille…

Et puis, l’émerveillement. Tant pis si Bush junior, décidément, est vraiment très con, tant pis si la pollution, et la ségrégation, et la pauvreté, et la guerre, et l’armement, et le puritanisme… Tant pis, car quand même, tout est si beau, de ce côté-ci de l’océan. Le ciel a l’air plus haut, plus clair. Les gens sont accueillants, sympathiques.

J’ai voyagé. Les paysages qui m’ont fait rêver, je les ai vus. Ils existent, et aussi les montagnes et les plaines et les forêts, et les autoroutes qui filent dans le couchant comme dans les road-movies que j’aime.

J’ai décidé de passer une semaine à New York, avant de regagner l’Europe. Une amie m’a accueillie chez elle ; elle me pilote dans la ville, me montre ce qu’il faut voir, ce que j’ai envie de découvrir. Je suis montée tout en haut de la Statue de la Liberté, et j’ai contemplé la cité immense et mythique, et l’océan avec ses mouettes et ses rêves. Je me suis promenée dans Central Park, dans Greenwich Village, sur la Cinquième avenue. J’ai visité le Musée Guggenheim.

Il me reste une journée, une seule. Demain, je me lèverai tôt. J’irai faire du shopping dans le Centre commercial qui, en sous-sol, réunit les deux tours du World Trade Center. Je prendrai un ascenseur, je monterai aussi haut qu’on peut le faire, pour voir le panorama qui, paraît-il, est extraordinaire.

 

Huit heures du matin, un peu plus peut-être. Des centaines d’avions se croisent dans le ciel, remplis de vacanciers qui partent ou qui reviennent, d’hommes d’affaires, de gens comme vous et moi… Dans l’un d’eux, Clara pense à son fils qu’elle va revoir — enfin — après deux semaines de séparation. Deux semaines, ce n’est pas grand-chose, mais cela change si vite, un bébé. Est-ce qu’il va la reconnaître, au moins ? Elle a téléphoné tous les jours à sa mère et à Bill, pour avoir des nouvelles. Tout va bien, c’est ce qu’on lui a dit à chaque fois. Bill se moquait d’elle, gentiment : Il a toujours deux bras, deux jambes, rassure-toi, et il fait assez de bruit pour qu’on n’oublie pas de le nourrir.

Comment lui expliquer ce qu’elle ressent, ce manque terrible, ce besoin quasi animal qu’elle a de sa chaleur, de son odeur de bébé, mélange de talc, de lait d’amandes douces, de sueur. De son souffle tiède dans son cou, de ses gazouillements, de ses petites mains qui la griffent ou lui tirent les cheveux…

Avant son départ, ils se sont disputés, Bill et elle. Quand on a un enfant, surtout si petit, on doit savoir renoncer à certaines choses, c’est ce qu’il lui a dit. Sur le moment, elle s’est fâchée. Tu voudrais que je renonce à mon job, c’est ça ? Pourquoi tu ne renonces pas au tien, plutôt ? Moi aussi, j’ai fait des études, moi aussi j’ai des responsabilités, moi aussi je suis ambitieuse, moi aussi j’aime mon travail… Il a haussé les épaules en marmonnant quelque chose qu’elle n’a pas entendu, qu’elle n’a pas voulu entendre. Leur dernière nuit, ils l’ont passée dans la rancœur et la mauvaise humeur, sans se parler, sans se toucher. Pas même un baiser entre eux, au moment de la séparation. Elle a eu tort, elle le sait maintenant. Bill et Nicholas, c’est toute sa vie. Elle a réfléchi, pendant ces deux semaines. Elle va renoncer aux voyages, et tant pis si sa carrière doit en souffrir.

Un bref instant, elle ferme les yeux, pendant que l’avion se rapproche de New York. Bill… Dans une heure, un peu plus peut-être, elle sera dans ses bras. Elle lui dira Je t’aime, elle l’embrassera, et puis ils rentreront à la maison, retrouver Nicholas. Et la vie continuera, paisible et douce. Avec sans doute, plus tard, une petite sœur pour Nick. Après, quand les enfants auront grandi, elle pensera de nouveau au travail, à la carrière, à toutes ces choses qui aujourd’hui lui paraissent tellement secondaires.

 

Jack a fermé les yeux, lui aussi. Pour mieux retrouver le souvenir de Mary, qu’il vient de quitter. Elle lui manque déjà. Son corps, son rire, ses cheveux blonds et si fins, ses yeux d’eau claire. Sa voix un peu rauque, les mots qu’elle prononce dans l’amour, et sa peau, sa peau… Sucrée, douce, tiède… Sa jeunesse. Mary, une aventure légère et sans importance, comme il en a connu tant. Ann l’attend chez lui, avec les enfants, Ann qu’il trompe mais qu’il ne quittera jamais. C’est ce qu’il a toujours dit, toujours pensé. Mais cette fois, c’est différent. Mary, c’est autre chose. C’est l’amour, le vrai, celui qu’il n’a jamais connu, celui qui, à ses yeux, n’existait que dans les films. Il le lui a promis, il va divorcer, et partager avec elle le reste de sa vie.

– Tu oseras dire cela à ta femme, tu en es sûr ? a-t-elle demandé, avec une vraie peur dans le regard.

C’est qu’elle le connaît bien, avec sa lâcheté, sa faiblesse, son silence. Alors il a préparé pour Ann une longue lettre, où il lui dit tout, combien il a été heureux avec elle, au début, mais c’était il y longtemps ; combien il aime leurs enfants, mais il n’est plus le même, et il ne veut pas laisser passer sa chance, sa dernière chance. La lettre est là, dans son attaché-case, il la posera sur l’oreiller, ce soir, puis il s’en ira dormir ailleurs.

 

Audrey se mouche, une fois de plus. Son voisin lui lance un regard exaspéré. Si elle était plus jeune ou plus jolie, sans doute serait-il ému par ses larmes, il aurait envie de la consoler, il lui tendrait un paquet de Kleenex, il lui parlerait, et ce serait peut-être le début d’une belle histoire. Mais qui aurait envie de consoler une femme vieillissante qui pleurniche depuis des heures ? D’ailleurs, comment consoler quelqu’un qui vient d’enterrer sa mère ?

Audrey pleure pour de bon, cette fois. Bien sûr, elle habitait loin, sa mère, elle ne la voyait pas très souvent. Mais elles se téléphonaient plusieurs fois par semaine. Et puis, elle n’avait plus qu’elle. Deux divorces, pas d’enfants, et la voici presque vieille, presque laide, et tellement seule…

 

Le petit Timothy dort, un pouce en bouche, sur les genoux de Mona. Il y a eu cette fête de famille, l’anniversaire de l’aïeul, elle a présenté le gamin aux oncles, aux tantes, aux cousins. Il a été sage, heureusement, et tout le monde l’a trouvé adorable. Mais elle a hâte de se retrouver chez elle, de reprendre avec l’enfant le train-train de la vie quotidienne. Il soupire dans son sommeil, et elle dépose sur ses cheveux un baiser léger.

 

Huit heures. J’entame ma dernière journée en Amérique. Je suis là, en plein cœur de New York, au milieu de tous ces gens pressés qui s’en vont travailler.

Devant moi, j’aperçois les silhouettes des fameuses Twins towers. Je me sens bien, légère comme ce matin lumineux, heureuse d’être là, heureuse aussi de retrouver, demain, ceux que j’aime et qui m’attendent.

 

L’avion traverse le ciel, avec sa cargaison d’espoirs et de chagrins. Mais quelque chose se passe, qui arrache les passagers à leur somnolence ou à leurs rêves. Des hommes s’agitent, crient, menacent. Un détournement, pense Clara, effrayée. Des pirates, se dit Jack, presque rassuré à l’idée du sursis que cet incident va lui offrir, avant Ann et les larmes, les cris, les reproches. Audrey se met à trembler, terrifiée. Des terroristes, certainement ! Qui sait de quoi ces gens sont capables ? Mona serre Tim contre elle, pour qu’il ne voie rien, ne comprenne rien. Pour le protéger surtout. Quel meilleur asile, pour un enfant, que les bras de sa mère ?

 

Après, les choses vont très vite. Ce sont bien des terroristes. Il y a eu des ordres, des cris, puis du sang. Une hôtesse, égorgée, et tous les passagers ont compris que sans doute ce voyage serait le dernier. Certains ont hurlé, d’autres ont prié. Il y en a qui sont restés calmes, comme si tout était normal. Mona s’est mise à fredonner à mi-voix, pour son petit garçon, la berceuse qu’elle lui chante tous les soirs.

 

Clara prend son téléphone portable, forme le numéro de l’appartement. Là-bas, la sonnerie résonne dans le vide, puis elle entend la voix de Bill : « Hello ! Vous êtes bien chez Bill et Clara qui ne sont pas là. Laissez-leur un message, et merci pour votre appel ». Elle sait qu’elle n’a que quelques minutes pour dire… pour dire quoi ? Comment résumer toute une vie, en une ou deux minutes, comment dire l’essentiel à l’enfant qu’on ne verra pas grandir ? Elle pleure et ses sanglots seront enregistrés pour toujours, sur la bande du répondeur, avec les mots dérisoires qu’elle adresse à l’homme et à l’enfant qu’elle aime, et qu’elle va abandonner.

 

Jack, lui aussi, a pris son téléphone. Instinctivement, c’est Ann qu’il appelle. Ann qui décroche aussitôt.

— Allô ?

— Ann, c’est moi. Ne m’interromps pas. Je veux te dire…

— Bill ? Tu n’es pas dans l’avion ? Tu…

Il se met à crier.

— Ne m’interromps pas, nom de Dieu ! Je suis dans l’avion, il se passe quelque chose de terrible. Je pense que nous allons tous mourir…

Au bout du fil, il entend le souffle de sa femme, sa respiration un peu trop rapide. Peut-être qu’elle ne le croit pas, qu’elle imagine Dieu sait quelle plaisanterie. Tant pis, elle comprendra plus tard, et elle se souviendra.

— Ann… Je t’aime. J’ai été heureux avec toi. Prends soin des enfants. Je vous aime tous…

Il regarde par le hublot, et ce qu’il voit le terrifie. Les deux tours de Manhattan. L’avion vire, on ne voit plus qu’une des tours. L’autre doit être droit devant l’appareil. Il comprend, et ne peut retenir le cri d’horreur qui monte en lui.

— Oh, mon Dieu… C’est… C’est fou… Ann…

Puis il ferme les yeux et se met à prier, lui aussi. Pas longtemps, juste quelques secondes interminables, quelques secondes d’éternité.

 

Il est un peu plus de huit heures et la rue, déjà, grouille de monde. Des hommes d’affaires, des employés, entrent dans les buildings orgueilleux que l’on voit sur les cartes postales. Je fais comme eux, amusée. J’ai l’impression de jouer dans un film. J’hésite. Le shopping au sous-sol, ou bien l’ascenseur en forme de capsule qui va me conduire au sommet ? Le panorama, d’abord. Après, on verra.

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