Comment Tom vainquit la crise

Liliane Schraûwen,

En ce temps-là, les avions se sont mis à tomber du ciel. Ils s’écrasaient au sol, et cela faisait des centaines de morts à chaque fois. Des volcans se sont éveillés un peu partout sur la Terre, crachant le feu et la terreur. Des raz-de-marée géants ont ravagé des îles entières et même des pays. Des ouragans, des cyclones, des tornades, des tempêtes se sont succédé. La banquise, dans le Nord, s’est mise à fondre. Des maladies nouvelles ont fait leur apparition et des épidémies se sont propagées à travers le monde sans que rien ne puisse les enrayer. Les maladies anciennes ont repris vigueur. Le nombre de cancers s’est développé de manière exponentielle, à cause de tous ces additifs et autres conservateurs que l’on incorporait aux aliments, à cause des emballages, à cause de la pollution, à cause du tabac, de l’alcool, de la drogue… À cause de l’homme, en somme. Dans les pays du Sud, la famine, la guerre et le sida se liguaient pour semer la mort. Dans ceux du Nord, les populations vieillissaient cependant que les naissances se faisaient de plus en plus rares. La stérilité masculine, telle une épidémie d’un genre nouveau, se généralisait. C’était comme si la planète tout entière s’ébrouait, tentant d’éradiquer la race humaine, tel un gros animal couvert de parasites qui se secoue pour s’en débarrasser. Des émeutes ont éclaté puis des révolutions et des guerres, plus brèves mais plus nombreuses, plus sauvages et violentes que par le passé. Guerres ethniques, guerres de religion, guerres expansionnistes, guerres idéologiques, génocides en tout genre. L’Afrique et une partie de l’Asie baignaient dans le sang. En Amérique latine, la violence se répandait. Des armées d’enfants perdus erraient dans les villes, terrifiés et monstrueux à la fois. Ils tuaient et volaient pour survivre, ou pour s’acheter un peu de cette drogue qui leur apportait l’oubli avant de les détruire. La Chine, pendant ce temps-là, signait des accords commerciaux et des traités d’assistance économique avec de nombreux pays d’Afrique, ceux-là mêmes dont les populations mouraient de faim et s’entre-tuaient cependant que leurs dirigeants toujours plus gras paradaient dans des palais climatisés, oubliant de payer militaires et fonctionnaires mais entassant lingots d’or et diamants au fond d’inviolables coffres suisses.

Aux États-Unis, il y avait eu des élections. Le premier président noir de l’histoire et son rival avaient dépensé des sommes incroyables en spots publicitaires, en meetings, en affiches, en manifestations de toutes sortes. Plus de six milliards de dollars selon certaines sources. Juste pour convaincre les citoyens de voter pour eux. Un scandale, se disait Tom. Ce pactole n’aurait-il pas été mieux utilisé en soins médicaux pour les personnes démunies, en combat contre la pauvreté et la famine, en programmes de réinsertion, en lutte contre la pollution, en recherches scientifiques ?…

Jamais, dans l’histoire des hommes, autant d’argent n’avait été gaspillé pour financer une campagne électorale. Pendant ce temps, la misère aux States mêmes, et ailleurs, continuait de se répandre. Des millions d’Américains survivaient comme ils pouvaient, dormant dans une voiture ou une caravane, dans la rue aussi, souvent. D’immenses bidonvilles s’étalaient aux lisières des villes, partout dans le monde.

Les banques tombaient en faillite — un comble ! Les États eux-mêmes se trouvaient menacés de banqueroute. La Grèce, l’Espagne s’enfonçaient dans le marasme. Des gens se suicidaient dans la rue, s’immolaient par le feu, sautaient par les fenêtres. D’autres, sur Internet, proposaient à la vente un rein ou une cornée, un bout de foie, des ovocytes, du sperme et toutes sortes d’autres produits susceptibles de trouver acquéreur. Des jeunes filles mettaient aux enchères leur virginité cependant que des parents bradaient leurs enfants…

La crise, disait-on. C’est la crise, c’est à cause de ça.

Tom, comme bien des gens, avait été touché. La multinationale qui l’employait avait « délocalisé », suivant en cela une mode de plus en plus répandue. Il avait été licencié, comme des centaines d’autres. Il vivait en Belgique et non aux USA, grâce à Dieu, et il a donc pu, pendant quelque temps encore, bénéficier d’allocations de chômage, et conserver ses droits à la sécurité sociale en matière de santé. Aucun espoir, par contre, à quarante ans passés, de retrouver du travail. Comment allait-il continuer de payer le crédit souscrit pour la maison qu’il occupait depuis plus de vingt ans ? Comment financer les études de ses deux fils ?

Avec d’autres, il avait défilé dans les rues de Bruxelles. Il avait participé à des meetings qui n’avaient rien d’électoral, à des manifs. Il avait crié sa colère et son désespoir devant les caméras de télévision.

Après quoi, quand le calme fut revenu, il avait sombré dans la déprime. Pendant des jours et des semaines, il avait traîné dans cette maison qu’il allait bientôt perdre, en pantoufles, oubliant de se laver et parfois même de manger.

Mais il avait fini par se reprendre, et il s’était mis à réfléchir.

La crise, qu’est-ce que ça veut dire ? s’était-il demandé. Pour ce qu’il en savait, ce mot désignait une sorte de pic, de manifestation grave et violente, mais passagère. Une crise d’appendicite, cela se soigne. Il suffit d’une intervention chirurgicale. De même pour toutes les autres « crises » dont il avait entendu parler autour de lui, les crises d’asthme de la tante Ursule, les crises de nerfs de la voisine, les crises de foie de la grand-mère. Bien sûr, on pouvait en mourir aussi, comme le vieux monsieur Dubois emporté par une crise cardiaque. Mais s’il avait été traité à temps, il s’en serait sorti. Il avait joué de malchance, voilà tout : pas de médecin à proximité, des embouteillages qui avaient ralenti l’arrivée des secours. Quant aux crises de larmes ou même aux crises de fou rire de son enfance, elles ne duraient jamais très longtemps, et l’on se sentait mieux après, détendu, plus léger.

Rien à voir, selon toute apparence, avec cette fameuse « crise » dont tout le monde parlait, celle qui fermait les usines et plongeait hommes et États dans la misère. Les causes en étaient multiples et connues de tous : baisse du prix de l’immobilier aux USA, subprimes, placements risqués, perte de confiance et nationalisation de certaines banques, mondialisation et centralisation des organismes boursiers…

Mais qu’importent les causes, pensait Tom. Ce qu’il faut, c’est trouver des remèdes.

Il doit bien exister, se dit-il encore, une matière quelconque pour remplacer le pétrole, l’or et toutes ces choses qui, finalement, ne font qu’accélérer le processus. Il doit y avoir moyen d’imaginer un système qui rende obsolète et inutile l’utilisation de l’argent. Le troc, peut-être, comme aux temps anciens ?

Il se souvint du slogan des années septante : « On n’a pas de pétrole mais on a des idées. » Justement, c’était cela qu’il cherchait : une idée, une sacrément bonne idée qui lui permettrait de sortir la tête de l’eau et qui, dans la foulée, pourrait servir à d’autres et, pourquoi pas, constituer un remède à cette fameuse crise. LE remède.

Il n’était ni économiste, ni banquier, ni financier, ni politologue ou sociologue. Il n’avait même pas fait d’études universitaires. Mais, il avait un cerveau comme tout le monde, et il n’était pas plus con que la moyenne des gens ni, surtout, que tous ces dirigeants qui, tout en se remplissant les poches, se gargarisaient de termes que personne ne comprenait.

Voyons, se dit-il. Certains vendent leur femme ou leur enfant, leur rein droit ou leur œil gauche. Avec la somme ainsi gagnée, ils peuvent racheter leur crédit, payer leurs dettes, survivre pendant quelque temps. Et après ? Ce qu’il faudrait, c’est trouver une source de revenus régulière et importante. Et universelle, si possible. Quelque chose que l’on pourrait coter en bourse sans risque de krach. Quelque chose qui manque à tous, et d’abord aux puissants, aux décideurs, aux financiers. Quelque chose sur quoi l’on pourrait spéculer sans risque. Quelque chose qui serait à la fois inépuisable et rare, indispensable et superflu. Comme la vie.

Il réfléchit longuement, consulta d’anciens grimoires et de modernes traités de philosophie, de sociologie et d’un tas d’autres disciplines plus obscures les unes que les autres.

La vie, se dit-il. Mais oui, la vie elle-même. C’est elle qui constitue le seul point commun entre les hommes et les femmes, entre les riches et les pauvres, entre les méchants et les gentils. Et tous, qui que nous soyons, nous la considérons comme le bien le plus précieux. Chaque être humain est prêt à tout pour la conserver le plus longtemps possible. Même ceux pour qui elle est dure et remplie de douleur, tant il est vrai que l’espoir s’accroche à elle, toujours. Il existe mille formes d’espoir comme il existe mille genres de vie (ou de survie). Mais tous, nous désirons vivre mieux. Le malade attend de guérir, l’indigent rêve de gagner au loto, le chômeur de trouver un travail. L’amant déçu se dit qu’un nouvel amour, sans doute, lui sera donné…

Qu’avons-nous d’autre en commun ? se demanda encore Tom. La vie, l’espoir. Et la mort, bien sûr. Elle aussi fait partie de nous, inéluctable, inévitable. Pourtant, nous vivons comme si nous ne devions jamais mourir. Nous luttons, de toutes nos forces. Contre la faim et contre la misère, contre la maladie, contre tout ce qui peut aider la mort à nous prendre avant le temps.

Il écrivit ces trois mots sur une feuille de papier qu’il punaisa au mur : VIE – ESPOIR – MORT.

Il songea à ceux qui, pour une poignée d’euros, étaient prêts à vendre tout et n’importe quoi. Il se souvint des jeux vidéo auxquels jouaient ses fils, dans lesquels le joueur possède plusieurs vies et peut en acheter ou en gagner d’autres. Mais, dans la réalité, peut-on miser sa vie et en tirer du profit ? Il se dit que « l’assurance vie » ne fait pas autre chose, en somme, que parier sur notre mort. C’est aussi le cas de la vente en viager, qui table sur l’espoir, pour l’une des deux parties, d’avoir une vie très longue, et pour l’autre de voir au contraire le cocontractant mourir au plus vite. La vie, la mort, l’espoir sont donc des produits négociables. Si l’on pousse le raisonnement à son terme, ils constituent notre seule vraie richesse, nos uniques possessions, immatérielles mais bien réelles. Inaliénables et irremplaçables.

C’est ainsi qu’il eut cette idée extraordinaire et si simple, cependant, si évidente. L’idée qui sauva l’humanité et la planète, qui apporta à chacun le minimum de confort et de sécurité auquel il a droit. L’idée grâce à laquelle le nom même de « crise » ne figure plus dans aucun dictionnaire, du moins accolé à l’adjectif « économique ». Si, aujourd’hui, nous avons peine à imaginer le monde archaïque dans lequel vivaient nos parents, je puis vous dire qu’à cette époque, l’idée de Tom fut une véritable révolution.

Tout commença par l’annonce qu’il publia sur Internet : « Victime de la crise ? Pourquoi ne pas coter en Bourse ce que vous possédez de plus précieux ? Votre vie vaut de l’argent, le saviez-vous ? Et aussi votre mort. »

La plupart des gens crurent à un canular. Mais ceux qui, pour s’informer, prirent contact avec lui, furent conquis. C’est ainsi qu’on vit fleurir sur le Net d’abord, dans les officines des notaires et des avocats ensuite, les « contrats de vie » si répandus aujourd’hui, et les « paris de vie » et même les « paris de mort ». Car toutes les vies ne se valent pas, quoi qu’en disent philosophies et religions. Celle d’un homme jeune et en bonne santé n’a pas tout à fait la même valeur que celle d’une vieille femme grabataire. Certaines donc se négocièrent très cher. Les financiers, les grands industriels, les P.-D.G. des entreprises les plus rentables, les politiques se mirent à prospecter partout sur la planète et à rechercher les vivants les plus performants, les plus « bancables ». Comme on achetait jadis des titres Dexia ou des actions Arcelor-Mittal, on put dorénavant acheter du Brad Pitt, du Justin Bieber, mais également du prix Nobel, et beaucoup acquirent ainsi ou vendirent du Shinya Yamanaka, du John Gurdon, du Serge Haroche, du David J. Wineland, du Mo Yan… Les sportifs connurent un beau succès, et le Tiger Woods, le Roger Federer, le Lionel Messi et le Christiano Ronaldo atteignirent des chiffres fabuleux. On achetait, on vendait, on pariait aussi sur leur longévité, sur leurs espoirs de nouvelles prouesses, sur les risques de défaite ou d’échec.

Un « Comité central de distribution des bénéfices » fut créé, mieux connu aujourd’hui sous son acronyme COCENDISBÉ, qui fut chargé de répartir entre les investisseurs une partie des royalties liées aux ventes de CDs et de livres, aux exploits sportifs et aux brevets scientifiques. On vit naître aussi le PAMUVIMO ou « Pari mutuel sur la vie et la mort », qui fonctionnait selon l’antique système des paris hippiques. Mais, surtout, l’ONU et l’UNESCO exigèrent et obtinrent que fût créé le « Mécanisme de redistribution aux plus pauvres » ou MÉREDIPAU, grâce auquel le moindre enfant soudanais errant dans le désert, le plus misérable gamin des rues de Bogota ou de Kinshasa se voyait attribuer, dès la naissance, un compte universel automatiquement crédité en « points-vie » ou en « sources de plaisir », voire en « éléments de survie » à chaque succès de l’une des deux millions trois cent soixante-cinq mille huit cent quatre-vingt-trois personnalités répertoriées comme bancables lors de la création des organismes cités plus haut. Bien sûr, le nombre de ces vedettes et de ces génies fluctue d’année en année, et les gens du commun sont également pris en compte en fonction de leur âge, de leur santé, de leur niveau d’études, de leur métier, de ce qu’ils peuvent offrir à la société.

Leurs gains à tous continuent d’apporter bonheur et bien-être à l’humanité tout entière, et c’est ainsi que peu à peu disparurent les notions de profit et d’investissement, avant que la monnaie elle-même devînt obsolète pour les citoyens, remplacée par l’échange de produits de première ou de deuxième nécessité selon un système de cotation et d’évaluation aussi précis que complexe. Le surplus des bénéfices non distribués fut le seul à se trouver converti en euros et en dollars, et ces sommes astronomiques furent consacrées à la sauvegarde de l’écosystème et à la protection de la planète.

Voilà pourquoi nos voitures électriques et nos bicyclettes ont depuis longtemps cessé de polluer nos villes, cependant que les avions et autres navires, fusées et usines de toutes sortes ne fonctionnent plus qu’au « produit naturel » ou PRONA, ce carburant non polluant mis au point à cette lointaine époque par des chercheurs qui avaient devant eux tout le temps nécessaire, et n’étaient mus par aucun intérêt financier.

Quant à Tom, devenu un très vieux monsieur, il continue de réfléchir. On dit que le nouveau défi qu’il s’est lancé est, justement, celui du temps, si court et si long à la fois. Des équipes de chercheurs tentent, en ce moment même, de le mettre en équation et d’établir quelques règles élémentaires qui en permettront la conversion et la redistribution. Car, en somme, il y a bien longtemps que la sagesse populaire le sait : « Le temps, c’est de l’argent. »

Un jour, peut-être, le retraité ou le chômeur pourront échanger tout le temps libre et vide dont ils disposent contre des « points-vie » et des « sources de plaisir » qui leur seront fournis par l’État. Lequel État transférera toutes les unités-temps ainsi récoltées aux organismes scientifiques qui continueront — puisque le temps ne leur sera pas compté —, à l’infini et sans jamais devoir s’arrêter, d’œuvrer au progrès de l’humanité et au bien-être de ceux qui la constituent…

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