Pour Alain Dartevelle, l’explorateur
1.
La ruine du monde a fait sortir l’or de ses alvéoles. Il est vivant, il danse dans les cercles intérieurs et les grands serviteurs du soleil, la tête encapuchonnée, les vêtements desserrés et coulants, battent des mains pour lui garder le rythme. Ils sont au comble de la joie, ils hurlent en musique, ils croquent des glaces en diamant.
2.
Les habitants des villes clouent les fenêtres et les portes, font pousser des fougères dans tous les interstices du matin. Certains chantent des prières en basic french. Ils boivent à heure fixe. Ils coulent, ils coupent, ils lapent. La grande peur égalitaire les rend furtifs et luisants comme des rats.
3.
Le couvre-feu cuit doucement dans la nuit. On mord à tâtons les viandes, on prend une douche froide et noire. Les jeux ont une teinture de cuivre et de silence : portraits, charades, chat-perché, loup-garou, tandis qu’au dehors éclate la trompe des cris et des chiens. Les enfants tombent et dorment dans mes bras. Je les porte l’un après l’autre dans les vestiaires, et ma femme revisse les sagaies.
4.
Il y a des quartiers entiers d’aquarium, des rues et des rues, où les âmes tendres vont rôder la nuit, troublées jusqu’à sang par les ondulations de milliers de nageoires ; et depuis la disparition de la Lune, on y a recréé à grand renfort de turbines la mécanique des marées.
5.
Le docteur Schwartz est riche en seringues, il en a pour tous les goûts et pour tous les corps. Il parcourt les quartiers verts et les quartiers bleus de la capitale, et malgré les barbelés et les vigiles, il va partout où il veut. Il reçoit les saluts de la milice et le signe de croix des gens pieux, au hasard de sa flambante voiture triangulaire. Il joue des hormones comme d’un harmonium, il tire des substances des réservoirs de la Ligue, il passe pour avoir sauvé la vie de l’Héritière. Il a pourtant commencé sa carrière par un procès et il a récolté une amende à vie : mais depuis longtemps, il ne la paie plus.
Quand il était jeune il portait sur les jeunes corps en léthargie des mains professionnelles mais à présent qu’il n’a plus l’âge, on suppose qu’il a réformé ses mœurs. Il a aidé tant de malades. Personne ne veut savoir qu’il s’arrête à tout bout de champ dans une rue déserte ou entre deux étages, qu’il fait saillir son gros ventre géologique et se pique au Priaptor. Ainsi s’expliquent ses délires incessants, sa joie infatigable, son dévouement pour les jeunes filles, le succès de ses thérapies à l’aveugle et les trois portes de résine du sanatorium sur lequel il règne comme sur une colonie lunaire.
6.
Grâce aux progrès de la science des climats extraterrestres, on sait à présent pourquoi il n’y a plus de glace sur Mars : la guerre a tout mangé. Le froid était la seule source d’énergie sur cette planète proche. Sa disparition a sonné la mort de toutes les espèces martiennes. D’une semblable mort nous disparaîtrons.
7.
L’exil est en nous, sable et tessons, spirales de sirène, périmètres déserts, voitures en panne, pompes abandonnées, vitrines écloses, portes battant le tam-tam sur le vide, banques taries, réservoirs pillés, hommes armés de scies circulaires, femmes nu-pieds, ecchymoses aux genoux, papillons dans le ventre, geysers fumigènes, miroirs lasers dans le ciel.
Ça vient, ça vient, je suis le dernier de la meute, nous avons à manger pour deux jours, nous jouons aux osselets sur les parquets cirés.
8.
Ainsi la guerre est arrivée en douceur. Ses armes étaient la tristesse et le manque, le froid et l’usure, le bruit et la faim. On mourait d’une autre sorte de mort — on faisait l’amour entre deux rafales —, on voyait les enfants prendre place dans des avions transparents et se fondre dans le soleil. On regardait les quatre chiffres de 2013 se détacher du mur et tourner sur eux-mêmes en éclaboussant les terrains vagues.
9.
À présent, chaque fois que je rencontre une jeune réfugiée et qu’elle parle, j’apprends de nouvelles choses sur le prix du passage. Ça ne se passe plus jamais dans une chambre ou dans un camion, mais dans une cave. Il y règne une lumière violente. Il ne s’agit plus de faire jouir mais de souffrir pour souffrir. Il y a des collectionneurs de souffrance et des dandys du rasoir.
10.
Des files de prisonniers qui ont gardé leurs vêtements du dimanche. Certains portent des bijoux de fantaisie, des chapeaux de bal, des brassards en feutre clouté. On leur demande de rire matin et soir, quand ils vont aux champs de maïs et quand ils regagnent leur prison sans barreaux, pour faire bonne figure aux actualités.
Le public est admis à les filmer, à mettre ces images en ligne. Un peuple d’élégants forçats fait honneur à la démocratie retrouvée. Ils sont joyeux et bien portants. Quand, au bout de trois ans, on leur communique leur sentence, on les expédie en Afrique où s’organisent les jeux du cirque les plus courus, mais les filmeurs n’y sont plus admis car il est strictement interdit de filmer la souffrance et la mort.