C’était une grande bringue rousse avec un béret rouge très voyant, un chemisier rose bonbon, des bracelets de pacotille à chaque poignet, une vilaine jupe écossaise et des bottines de cow-boy fourrées genre Calamity Jane…

Elle devait avoir la quarantaine. Ou en donnait l’impression.

Elle s’est presque précipitée sur moi. Elle m’a d’abord dit qu’elle avait adoré mon dernier enregistrement des deux premières Suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach, une merveille, une tessiture de son inouïe, puis qu’elle se prénommait Hermine.

Elle a précisé :

— Hermine avec H.

J’ai écarquillé les yeux.

— Vous n’allez pas me croire, mais figurez-vous que ma sœur cadette se prénomme également Hermine. Hermine avec H, elle aussi !

— Ah bon !

— Un prénom qu’elle n’a jamais aimé ! Elle en a toujours voulu à mes pauvres parents. Et vous ?

— Moi ? Qu’est-ce que vous voulez savoir de moi ?

— Si vous en avez voulu à vos parents de vous avoir baptisée Hermine.

— Je ne suis pas baptisée. Je ne suis pas catholique. Je ne suis pas chrétienne non plus. Je n’appartiens à aucune église.

— Disons si vous leur avez reproché de vous avoir appelé Hermine à l’état civil.

— J’aime beaucoup ce prénom. C’est tout de même mieux que Martre ou Belette, vous ne trouvez pas ?

Elle m’a souri — un large sourire qui a subitement fait apparaître deux fossettes sur son visage plein de taches de rousseur.

J’ai de nouveau écarquillé les yeux.

— C’est incroyable, quand Hermine sourit, Hermine, ma sœur cadette, deux fossettes apparaissent sur son visage. Comme chez vous ! Je vous le jure.

— Les miennes, elles n’apparaissent pas toujours.

— Je… je ne comprends pas… Les fossettes sur vos deux joues, elles ont bien apparu à l’instant même où vous m’avez souri…

— Cela n’a absolument rien à voir avec mon sourire. Elles n’apparaissent que lorsque je suis sujette à une crise d’asthme.

— Et là… vous… vous avez une crise d’asthme ?

— Une légère. Mais suffisante pour que vous remarquiez mes fossettes. Mais ne vous inquiétez pas pour moi, ça devrait passer… En général, ça passe très vite… À propos, votre sœur cadette est asthmatique ?

— Non, pas que je sache…

— De quoi souffre-t-elle alors ?

— Ma sœur n’est pas malade. Du moins, elle ne l’était pas la dernière fois que nous nous sommes vus… Il est vrai que cela remonte déjà au mois d’avril…

— L’apparition des fossettes est d’ordinaire liée à une crise. N’importe quelle crise.

— À une crise ? J’ignorais. Vous… vous en êtes sûre ?

— Sûre et certaine. C’est scientifiquement prouvé. Si vous étiez sujet à des crises chroniques, vous le sauriez. Vous n’en avez jamais eu ?

— Des crises chroniques, non. J’ai eu une crise d’appendicite dans ma quinzième année, mais à l’époque, personne ne m’a parlé de fossettes sur mes joues. Du moins, je n’en ai pas le souvenir. Je devrais le demander à ma vieille mère.

— C’est la seule crise que vous ayez jamais eue ?

Je me suis rengorgé.

— J’ai eu naguère des crises dans mon couple. Elles ont d’ailleurs été si fréquentes et si pénibles que j’ai fini par me séparer de ma femme. Mais je suppose que ce genre de crises-là n’a non plus rien à voir avec l’apparition des fossettes sur le visage.

— Détrompez-vous, c’est totalement dépendant ! Tenez, si vous êtes pris par exemple dans une crise de logement, dans une crise politique ou dans une crise financière, vous attrapez des fossettes.

Cette fois, c’est moi qui ai souri. J’ai même failli éclater de rire. Je me suis dit que la dondon, décidément, me racontait des bobards et qu’elle était bel et bien en train de se foutre de ma pomme.

Une soudaine et irrépressible crise de démence ?

Bon Dieu ! il était temps que je me débarrasse de cette timbrée fringuée comme un épouvantail au milieu d’un champ de laitues, et que j’aille saluer d’autres gens venus au vernissage de la nouvelle exposition de Lionel Vinche, à la galerie 33. J’ai tourné la tête et j’ai cherché du regard quelqu’un que je connaissais.

— Vous m’excuserez.

Sur ces mots, j’ai filé vite fait vers mon ami Joseph Kuntz, qui est un excellent cinéaste spécialisé dans les films animaliers et qui se tenait près du buffet. Une flûte de champagne à la main, il était en grande conversation avec un homme bedonnant de petite taille dont les cheveux poivre et sel lui descendaient jusqu’aux épaules.

Pour la troisième fois en quelques minutes, j’ai écarquillé les yeux : Joseph Kuntz et son interlocuteur avaient des fossettes sur le visage !

Je devais rêver. Je devais être au cœur d’un cauchemar — d’une scène improbable du Seigneur des anneaux, mon livre de chevet. Tellement de chevet que, sans m’en rendre compte, j’en étais peut-être devenu un des fabuleux personnages et que j’étais enclin à voir, partout autour de moi, des trognes ahurissantes.

Joseph Kuntz m’a regardé.

— On évoquait la crise. Tu ne peux pas savoir comme elle est terrible dans le monde du cinéma. Impossible d’espérer le moindre sou auprès des producteurs et des commissions ad hoc ! Du reste, la crise les frappe tous de plein fouet. On rame, mon vieux, on rame, et ce n’est pas demain la veille qu’on devrait en sortir ! Au rythme où vont les choses, je ne réaliserai plus jamais un seul film animalier en Belgique francophone. Plus un seul !

L’autre a renchéri. Pareil, a-t-il dit, pour le secteur qui le concernait : la restauration.

Il m’a fallu un moment pour comprendre qu’il parlait de restauration de façades d’immeubles.

— Les pouvoirs publics ont coupé les vivres. Il n’y a plus de subsides pour les propriétaires, plus le moindre centime. Et dire qu’il y a quelques années encore je me suis occupé d’une quarantaine de ravalements à l’avenue Brugmann et dans les rues environnantes ! C’est désormais de la préhistoire.

J’ai laissé Joseph Kuntz et son gus chevelu à leurs désolantes lamentations et je suis allé prendre une flûte de champagne au buffet. Mais ce n’était pas du champagne, c’était un mauvais mousseux qui goûtait la lavasse et que j’aurais bien tout de suite recraché, si un quelconque crachoir s’était trouvé dans les parages.

Après avoir pivoté sur mes talons, je suis retombé sur Hermine. De toute évidence, elle m’avait suivi et avait décidé de ne pas me lâcher de sitôt Elle me souriait, toutes fossettes dehors. Elle n’arrêtait pas de me sourire.

Tout à coup, j’ai eu peur, très peur, une peur panique, une peur violente, incontrôlable, une peur primale, une peur horrible.

La peur de Bilbo le Hobbit encerclé par des hordes de gobelins en furie.

Sans un mot, j’ai fait volte-face et, comme si j’avais la mort aux trousses, je me suis rué, le cœur battant, en direction des toilettes, dans les sous-sols de la galerie.

J’avais besoin de vomir. D’expulser ma peur. Et les relents de cet infect mousseux qui me collaient au palais.

Dès que j’ai ouvert la porte des toilettes, je me suis vu dans la glace suspendue au-dessus du lavabo.

J’ai poussé un hurlement de terreur.

J’étais en train de faire ma crise.

Il y avait, bien nettes et bien visibles, des fossettes sur mes joues.

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