Concordance des temps

Catherine Deschepper,

« Ce sera mieux demain ». Il m’avait dit cela. Il le disait souvent. « Tu verras, ma puce, ce sera mieux demain ». Et il ajoutait « encore ». « Ce sera encore mieux demain ». J’avais sept ans. C’était mon grand-père. Pour mon accession à la sagesse, sept ans, un passage obligatoire, il m’avait invitée au restaurant. Moi. Toute seule. Il aimait faire ce genre de choses, mon grand-père. Il était né à Marchienne. Docherie. Sa mère, qui allait être centenaire, était trieuse. Juste à la sortie de la mine. Sur des tapis qui vomissaient leur charbon. Elle triait, noiraude. Puis, il y avait eu la guerre.

De la guerre de mon grand-père, j’ai une représentation étrangement amusante. C’était l’heure de la solution finale, la grande époque de la dénonciation, le règne du chaos. Et mon grand-père était un simple ouvrier dans une entreprise dont je n’ai jamais connu le nom. Cockerill peut-être ? Il travaillait là et la guerre, ses réquisitions, l’ont conduit à travailler, forcé, pour l’envahisseur allemand. Il ne m’a pas raconté l’horreur. Jamais. L’a-t-il vécue de sorte qu’il a préféré la taire, ou alors, peut-être, comme il aimait à le déclarer, s’est-il véritablement « amusé ». Ce n’était pas un résistant. Pas davantage un allié de l’ennemi. Un cabotin, ça oui ! Qui jouait avec le feu. Et riait sous cape des tours pendables qui auraient pu le faire pendre. Se tromper de quelque 15 centimètres dans la confection des tentures destinées à assurer le sommeil allemand, et se réjouir de les imaginer, réveillés à l’aube, par un rai de lumière malencontreusement glissé sous le pan de tissu qui aurait dû l’occulter, tenir un journal de caricatures, glissé sous le manteau, pour faire rire les ouvriers dans les nuits froides sous la tente. Sans se faire remarquer. Tels étaient les actes de bravoure d’un homme peut-être un peu lâche ou trop individualiste pour mettre son sens du danger au profit d’une cause partagée. Ne pas se faire remarquer.

Il s’était fait remarquer pourtant. La qualité des dessins qu’il avait réalisés, caricatures, parodies à la précision chirurgicale l’avait catapulté, au retour, en temps de paix, au poste de dessinateur industriel. Un métier qu’il n’aurait jamais pu imaginer embrasser. Et puisqu’on parle de baisers, sa fiancée, ma grand-mère, avait tout pour lui plaire. Elle aussi était passée du statut d’institutrice d’avant-guerre à celui de laborantine pour hôpital de campagne. Elle prélevait, analysait, traitait le sang qui n’arrivait, dans ses mains fébriles que par le biais de poches stériles. Elle avait, elle aussi, de l’occupation et des mouvements de troupe, des blessures ennemies ou alliées, une vue aseptisée. Elle était née à Gosselies, se marierait à Jumet. Et ne quitterait les Sœurs de la Providence, qui lui avaient fait l’école, puis lui avaient appris à la faire, que le jour où, jugée trop âgée, elle quitterait un giron qu’elle continuerait de chérir. Alors cet épisode temporaire, et ce métier imposé avaient été l’occasion d’une émancipation salutaire qu’elle ne revivrait plus jamais.

C’était la guerre 40-45. C’était leur drôle de guerre. Reste que, sans présumer, ils ne m’ont certainement pas tout raconté. Leur garage, qui regorgeait de savons au kilo, et de poudre à lessiver, d’amidon, de sardines en boîte et de réserves d’essence portait plus sûrement le secret d’années de disette qu’un discours sur la précarité.

« Ce sera encore mieux demain, ma puce », il disait. Fier de son étang à koïs, de son bout de terrain, de sa maison innovante pour la saison, un ensemble de plain-pied, à deux pas de ce qui serait, plus tard, l’aéroport de Charleroi avec les nuisances qu’on sait. La maison serait rasée. Il était fier. De tout. Fier de ces quelques économies mises en bourse et qui lui avaient rapporté de quoi s’acheter une voiture. Une voiture, lui qui, dans ses jeunes années, avait, comme il aimait à le dire, coutume quand l’occasion se présentait de rejoindre la mer sur son vélo. Fier de ses vacances à la mer qu’à présent il nous offrait. À Oostduinkerke, dans la piscine en plein air, du haut du grand plongeoir, il pirouettait. Il était mon grand-père déjà. Il n’était pas vieux. Il était beau. C’était mon héros.

Plus que tout, il était fier de ses enfants, mon père, ma tante, qui avaient fait des études à l’université qu’il avait pu leur payer, et qui occupaient dans ses perspectives d’avenir la preuve tangible d’une réussite. Ils n’auraient pas à salir leurs mains. Ils seraient à l’abri du besoin. Alors nous, que dire ? Que pouvions-nous faire, nous, les petits-enfants, pour poursuivre le chemin qu’il avait tracé ? Avec une arrière-grand-mère usée qui finirait par l’enterrer, lui et ses frères, avec des grands-parents tout entiers tournés vers les générations qu’ils avaient générées, avec des parents qui avaient ascensionné de la plus belle manière, que pouvions-nous faire ?

Ses demains sont mes hiers. Il est mon avant-hier. Je suis son après-demain. Comment penser la chute ? Il croyait en l’avenir et il est mon passé. Un passé fait d’avenir. À honorer. Mon grand-père, quand j’y pense, c’est une confiance aveugle en des lendemains qui chantent. Évidemment, son histoire aurait pu se déplier autrement. Se raconter différemment. On aurait pu évoquer tristement un passé fait de privations, de petits métiers et de vies étriquées. On aurait pu noter l’absence de confort, de luxe, la pauvreté culturelle, la réduction géographique d’un couple qui n’a jamais quitté le quartier où il est né. On aurait pu (dû ?) regretter ce racisme ordinaire qui poussait ma grand-mère à nourrir le tronc en tête de nègre qui trônait sur le comptoir de la boulangère ou ses considérations malhonnêtes sur les Italiens, tous voleurs et fainéants. Sauf qu’immanquablement, elle trouvait toujours à ajouter que, pourtant, dans son métier, elle n’avait rencontré que des enfants bien élevés et des mamans soucieuses de lui offrir, à la fin de l’année, quelque cadeau de belle facture. Et, disait cette femme qui brandissait son lapin aux raisins comme un trophée, « c’est vrai qu’ils cuisinent si bien ».

On aurait pu évoquer une certaine misère. Ce n’était pas leur volonté. Ni la première. Ni la dernière.

L’optimisme, qu’est-ce à dire ? Était-il, ce grand-père, inconscient de ce qu’il avait traversé ? Avait-il eu de la chance ? Ou avait-il plus probablement décidé de déplacer sa façon de regarder vers ce qui l’entraînait au bonheur. Ou alors les temps étaient meilleurs ? Comment s’organise la recherche individuelle de ce qui traverse et la nécessité, parfois, d’entrer au monde et de le transpercer ? Son avenir radieux, sa confiance dans la vie étaient-ils tout entiers une forme d’esprit du temps ou de décision assumée de regarder du bon côté. Angélisme ordinaire.

Alors, oui, que deviendraient-ils aujourd’hui, au demain de leurs demains, ces grands-parents dans un monde dont les frontières n’existent que pour ceux qui ne peuvent les franchir ? Que diraient-ils d’un Orlando gay terrorisé, alors que ma grand-mère s’était, un soir, offusquée, après qu’une amie bien intentionnée lui avait demandé si cela ne lui posait pas un problème que les initiales de son fils soient P.D. « Comme si je savais ce que c’était », nous avait-elle expliqué. Consternée qu’on eut pu penser que, peut-être… Comment s’inscriraient leurs espoirs d’émancipation à l’heure des récessions, leur sentiment de liberté, même limitée, à l’heure des contraintes imposées, leur foi dans l’avenir dans une période qui craint de l’évoquer ? Leur conviction dans la paix, aux murs précaires ?

Ce sera mieux demain, disait mon grand-père. Encore mieux. Tu verras, ma puce. Tu verras.

Il est mort en 1999. Les poumons détruits par la poussière de nitrate d’argent qui flottait dans son entreprise. Juste avant le passage au siècle suivant, qui a vu naître mes enfants. Et pourtant. Il est mort en souriant.

C’était il y a près de vingt ans.

Ce sera mieux demain, disait-il.

Encore mieux.

Oui grand-père

Ce sera mieux demain

Ou

C’était mieux hier

Ce sera hier

C’était demain

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