Revenant de l’avenir

Rose-Marie François,

À Selma Lagerlöf, i.m.

— Il y a des langues où l’on a le passé devant soi : on le connaît, on le voit ; l’avenir, on l’a derrière soi : on ne le voit pas, on ignore tout de lui. D’ailleurs, en français, « avant », qu’est-ce que cela signifie ? « C’était mieux avant » : du passé. « En avant ! » : de l’avenir. Et « en avance » ? Il n’y a pas d’avance. Il y a des moments où l’on se sent prêt à tout quitter, c’est-à-dire à quitter le temps. Plus rien ne pèse, plus rien ne tient. On ne tient plus à rien.

— Tu t’égares. Tu me fais penser à ces étudiants distraits, imprécis, négligents, qui lisent mal les questions d’examen. Regarde : Jacques a dit « Je vous invite à scruter le rétroviseur ».

— Moi, j’y trouve la Poésie, entre la science-fiction qui se prend pour Cassandre et les documents sonores d’il y a mille millénaires…

— Pardon ?

— … par exemple le flux et le reflux de la mer, la colère des tempêtes, les refrains du ruisseau, la taisance mugissante du feu, la voix ancestrale du tonnerre… Quand je pleurais dans le gilet de mon père… oui, il portait un costume trois-pièces, col et cravate, qu’il quittait seulement pour vaquer au jardin… Quand je pleurais dans son gilet, mon père me disait : « Il ira mieux plus tard, m’n enfant. » Avec ce possessif affectueux du picard et ce bel « il » impersonnel ouvert à toutes les éventualités. Pourtant certaines choses allaient mieux avant.

— Ah ! Enfin le rétroviseur.

— Mieux avant ? Pas la mort drapée dans son manteau d’épidémie. J’allais naître lorsqu’il y eut, au village, sept décès par pneumonie en une semaine. Ma jolie tante Rose allait fêter ses vingt ans. Si à l’époque on avait disposé de pénicilline ou d’antibiotiques…

— Nettoie ce rétroviseur embué de larmes.

— J’y vois aussi que, récemment encore, on parlait à des êtres humains et non à des machines, des écrans, des automates, des robots…

— Récemment ? Autant dire chez Mathusalem. Quelle idée saugrenue, rétrograde, régressive ! Plus personne, de nos jours ne vit sans écrans. Bientôt, dans leurs écrins, les crayons, craies d’ardoise, stylos et autres pointe-à-pic se verront dans certains musées avec les papyrus, parchemins, calepins Salinge, cahiers annelés Atomiques ou blocs de papier bi-troué, tablettes d’argile, cordes nouées, cartes perforées, ouvrages enluminés, pages illuminées, incunables, volumes reliés, arrière-papier de poche paperback… Oui, demain on trouvait tout cela… Mais toi, tu travailles au crayon, là ? Il me semble que tu as bien besoin de tes dix doigts… Et cet écran devant toi, hein ? Allons ! Ne cherche pas midi à quatorze heures. D’ailleurs, de midi à quatorze heures, tout est fermé.

— Moi, je lis : « Posten öppnas Mån-Lördag kl. 8:00 till kl. 18:00 » La poste est ouverte du lundi au samedi de 8 à 18h. À Malmö en 1970. Six guichets ouverts. On n’attendait guère. Et dans les magasins, à Mons ou à Liège dans les années 50 ? « Bonjour Madame, que puis-je vous servir ? » Et non, comme les Anglais : « Puis-je vous aider ? » Regard ahuri en entendant ma réponse : « Merci, je ne suis pas en détresse mais je voudrais acheter… » « Alerte ! À l’abri ! » : ce sera à Baudour en 1944.

— Je le disais bien : Mathusalem, ces vieilles histoires de revenants.

— Vieilles ? Cela dépend pour qui. L’Histoire garde encore pour demain le meilleur et le pire des vieilles histoires. À part cela, bien… Jouons ! On disait que tu étais augure…

— Aux quoi ?

— Augure, devin si tu préfères… et que demain il y avait autrefois moins de bruit. La musique portait bien son nom : elle ne s’imposait pas en coups de maillet infiniment copiés-collés. Les images ne tombaient pas en miettes au moindre regard : elles restaient en place, prenaient le temps de se laisser admirer.

— Mais il faut de la place pour les autres : ôte-toi de là, que je m’y mette !

— Les arbres donnaient leurs bras pour changer leurs feuilles en feuilles de papier. En écrivant, on s’écrivait…

— Mais nous sommes trop nombreux. La planète ploie sous les milliards d’êtres humains. Les gens sont à l’étroit… Alors, garder les archives et les livres… Tous ces murs encombrés…

— Ah ! L’échelle que l’on approche. La main qui se tend, choisit un volume, lui caresse le dos, l’ouvre, y lit des notes au crayon : des obèles…

— Quelle poussière !

— Quel parfum ! Quel silence ! Quelle connivence ! Loin du bruit tout-puissant… Tiens, je me rappelle… Dans la galerie marchande tonitruante de Belle-Île-de-Liège, un enfant marche, pas bien droit, il a à peine deux ans, la tétine à la bouche, il ne regarde pas où il va. Il a les yeux fixés sur le mini-écran qu’il tient à deux mains, on dirait qu’il s’y tient, qu’il s’y cramponne. Que voit-il du monde à découvrir ? Je m’arrête, incrédule. Ce sera l’année passée ou même avant-demain, voire après-hier. À Belle-Île, on croise des soldats en armes, par groupes de deux. Je leur dis merci… Connaissez-vous les lavandières / comme on en voit au Portugal ?

Elles tapent avec leur battoir. Tu as une lessiveuse ? Ton réfrigérateur a un rétroviseur ?

— Au village, autrefois, on faisait les courses tous les jours : le pain, la viande, le poisson (quand il y en a), les légumes (quand le potager manque à l’appel). On cueillait les fruits au verger. On marchait jusqu’à la boulangerie. À l’épicerie, on écoutait les nouvelles…

— Il y avait un haut-parleur dans la boutique ?

— Non ! Quelle horreur ! Rien que la vive voix des clientes et de Dorothée, secondée par son vieux mari lorsqu’il s’agissait d’aller chercher des « pètotes » à la cave. Oui, on entendait parler picard, français, parfois avec un accent italien, flamand ou polonais. On connaissait tout le monde. On ne disait pas bonjour…

— Quoi ? !

— Dire « Bonjour ! » tout seul était impoli. « Bonjour, mon chien ? » me demandait alors ma mère. On saluait avec le prénom de l’autre. Y aurait-il meilleur signe de (re)connaissance ? On ne se tutoyait pas. Certaines personnes avaient même droit à « Monsieur » ou « Madame », parfois suivi d’un titre… (On ignorait l’existence de transgenres.) Au mot Merci rimait Je vous en prie ou bien De rien. Sans problème ni souci.

— Souci, ça rime aussi.

— Mais pourquoi pas de souci ? Si, si, des soucis, s’il vous plaît ! De ces petits solsequae-suivant-soleil d’un beau jaune d’or ou d’un vif orange.

— Écoute. Relis la consigne. Comme les fées qui attendent trois vœux, je te demande de me citer trois choses irrémédiablement perdues et que tu regrettes. Trois choses, pas de personnes, pas de ces deuils comme nous en avons tous. Allons ! Chrono !

— L’absence de chrono serait, primo, ce que j’aimerais retrouver : la libre parole, toute à l’inverse de cette agaçante entrée en matière du conférencier : « Je ne serai pas long »… comme si on était venu pour l’entendre se taire et non pour l’écouter.

— Ceux qui annoncent cela sont souvent les plus bavards…

— Secundo : la lumière des racines me manque – je parle de l’Histoire, là, pas de racines carrées. Tertio… la disponibilité, l’attention, la durée… On ne roulait pas vite. On roulait moins, ou alors à vélo, sans danger. On marchait. Et s’il arrivait que l’on courût, c’était sans casque-à-bruit, sans chrono et sans costume de sport. On n’était pas toujours dans la cohue, dans les files et les foules.

— Paysanne, va !

— Ne me flatte pas !

— Tes vastes paysages, c’est ça ? Mais ma chérie, il n’y plus de campagne !

— Hélas ! Je ne te le fais pas dire. Tu préfères les trains en retard, les bus bondés et les voitures embouteillées, les tunnels dont on ne voit pas le bout ? J’aimerais pouvoir refuser la dictature des chiffres, des masses, des massues… des plus grands nombres entassés, des quantités, du bâclé, du jetable, du virtuel invertueux, des réseaux n’importe quoi, des rêts, des rétiaires… de la vox populiste… des likes et des laïkes, des fesse-boucs…

— Oui. Je vois tes carences en vocabulaire technique. On te pardonne.

— Eusses-tu préféré que je citasse les cotices en barre, le pal, l’écartelé, la potencée, les armes à enquerre…

— C’est dangereux, tout cela ?

— C’est héraldique.

— Aristocrate !

— Si l’étymologie pouvait te donner raison…

— Tu m’inquiètes. Ah ! ça ira… Ça ira, ça ira…

— Tertio, disais-je, la perte de nos langues : syntaxe, lexique, style. C’est vrai, j’ai un faible pour le subjonctif des temps passés. Sans doute à cause de mon autre langue, le picard, où le subjonctif imparfait est parfaitement quotidien. Et j’adore les mots. Un jour, j’ai entendu Edmond Jabès…

— Edmond…

— Edmond Jabès, le merveilleux poète. Eh bien, je l’ai entendu déclarer un jour : Quand, dans un dictionnaire, je vois après un mot les lettres « vx », j’ai pitié de ce petit vieux, je le prends par la main et je le mets dans mon poème.

— C’est beau…

— Et aujourd’hui, que nous dit-on ? « Bien écrire autrefois, c’était bien former ses lettres, avoir une belle écriture… Fffffft ! Fini, tout cela ! » Au contraire ! Soigner la graphie, se forger une écriture, c’était déjà soigner la langue. Elle en aurait besoin. Elle est souffrante…

— Dis donc, toi, tu écris à la plume Ballon ? Baignol et Farjon ? Ou à la plume d’oie ? Tu prendrais des plumes aux ailes ? Jacques, au contraire, donne des ailes aux plumes !

— Chut ! Écoute… Justement… Myriam travaille… Ouf ! se dit-elle, terminé ! Il n’y a plus qu’à enregistrer. Un clic et… « Enregistrement refusé. Vous n’êtes pas l’auteur de ce fichier, il est en lecture seule. » Quoi ! Mais c’est qui, alors, l’auteur ? J’ai déposé mon texte à la SCAM, à la SACD, à la SPA, à la SDN, à la SDF, à la STIB, à la STEC… « Introduisez le confectionability code du modem-ploi 1-2-3-XC6 simple » Le co-quoi ? « Vous avez droit à trois essais. Il vous reste 80 secondes. » Vite ! Une croix dessus ! « Si vous fermez, vous perdez tout. Il vous faut d’abord mettre à jour la nuit du nightchose 4-5-6-Xseffacil. Voulez-vous désactiver le cœur battant ? C’est vivement conseillé. D’ailleurs votre ordinateur est trop lent. Remplacez la vision à long terme par le nouveau logiciel Shortsighted. Et maintenant, bienvenue au clavier Pestesoit, nettement plus performant. » Mais je n’ai pas commandé de nouveau clavier ! Le trait d’union a disparu. Si je tape le point d’exclamation, j’écris dollar. Si j’appelle la cédille, j’obtiens le paragraphe. La parenthèse ouvre l’accolade… bisous ? Le crochet gauche… aïe ! ferme la mâchoire. La clé oùestcebien porte l’étoile à molette… « L’intrusion est détectée. Coupez la queue à la souris obsolète. Introduisez le disque externe. Sortez le disque dur. Chiffrez les lettres. Tapez sur le code-barres. Barrez le codicille icône. Voulez-vous enregistrer le bien au cas d’astre ? Introduisez votre identifiant et votre code secret Taire. Identifiez la dent. Brûlez la cervelle d’Adam. Sciez les barreaux. Arrosez le désert. Désertez l’informe à tics. Vous avez droit à trois essais. Il vous reste 60 secondes. »

Doigts collés au clavier, Miriam ne pouvait se détacher de l’écran, qui la regardait fixement, l’air méchant. Par ruse, elle décolla le pex et l’indouce de la main gauche, les autres doigts suivirent, puis, en vertu du principe manus manum quaeret, elle eut les deux mains libres. Posément, elle choisit, parmi sa collection de pierres gravées, un galet bien poli portant les mots « Bonne fête ». Il comblait sa paume. Elle le chauffa doucement. Alors, poussant des cris de Viking au solstice, elle lança la pierre à l’écran, qui s’émietta aussitôt, tandis qu’elle hurlait : « Une plume ! Mon royaume et ma vie pour une plume ! »

L’ordonnateur expira en disant : « Il vous reste 53 minutes à vivre. » Moi, se dit le Petit Prince, si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine.

Miriam sortit par le jardin, sans se donner la peine de fermer la porte. Elle n’emportait rien : ni aimant ni amant, ni clés ni documents, ni carte de crédit ou d’infidélité, ni tablette ni uèsbête, ni chapeau ni parapluie, ni peigne ni lunettes, ni aïlpâte ni mousepatte, ni boussole ni parasol. Elle marcha à travers champs. Une oie, se dit-elle, ne peut donner que deux pennes : de chaque aile la plus forte plume.

Marcher la fit chanter. Prête-moi ta plume pour écrire un mot. Mais Pierrot répondit : Attends au moins la nuit. Quoique la lune décroisse…

En voyant le regard ahuri d’un veau qui passait la tête entre deux fils de clôture, Miriam s’aperçut qu’elle se parlait tout haut. Il faisait beau, comme en Sologne où, écrit Alain-Fournier, l’on pouvait marcher une journée entière sans voir personne. C’est donc cela, se dit-elle, l’aventure m’a menée en Sologne. Ou alors ?.. Elle s’attendait à croiser le Grand Meaulnes, lorsqu’elle avisa un écriteau : « Ferme Holgersson, élevage d’oies, 3 km. » Elle n’avait donc pas perdu le nord.

Miriam marchait toujours. Des papillons dansaient autour d’elle. Parfois, un oiseau passait à tire d’aile. Silence parfait. Rarement, un sourd meuglement ou, de très loin, l’aboiement d’un chien. Et Miriam avançait vers Avant. L’oie était lourde. On lui avait lié les pattes et les ailes. Une oie, cela ne se tire pas en laisse, cela ne se porte pas à dos, ni en bandoulière, ni en sautoir. C’est lourd, une oie. Surtout celle-là, qui se faisait de plus en plus pesante. Tout cela pour deux plumes…

— Vad heter du ?

Miriam se retourna : qui donc venait de lui demander son nom en suédois ?

— Jag heter Nils.

C’est, ma foi, l’oie qui parlait, qui se présentait en disant : Je m’appelle Nils.

— Quel drôle de nom pour une oie ! Moi, c’est Miriam.

— Je ne suis pas une oie mais un jars. Un jars, Miriam, tu m’entends ? Tu ne vas pas me couper les ailes pour deux plumes ? D’abord, détache-moi.

L’ordre ne souffrait aucune réplique. Miriam obéit. Le jars resta près d’elle. Plus il parlait, plus Miriam se souvenait. Elle retrouvait même un léger accent scanien, ce qui n’était pas pour déplaire à Nils. Il dit :

— Ska vi gå ? On y va ?

— Gå ? Encore marcher ?

— Allez, monte !

Le jars avait beaucoup grossi, pris des dimensions gigantesques… Ou était-ce vraiment Miriam qui, sur le dos de l’oiseau, se sentait toute petite ? Ils survolèrent Malmö, Lund, Riga, Tallin, Visby, Stockholm, Uppsala, Falun, Umeå, Luleå, Kiruna, Kautokeino… Ils atteignirent le Cap Nord en plein soleil de minuit, éblouissant. Miriam, fascinée par la haute falaise, voulut se mêler au grouillement des lemmings, danser avec eux. En entendant une voix amuïe depuis longtemps lui dire « Tu es notre petit trait d’union », elle vit son père à sa gauche et nota avec joie que sa main droite était dans celle de sa mère. À peine les avait-elle reconnus qu’ils reprirent leur forme d’enfants. Tous trois étaient soudain contemporains. Ils éclatèrent de rire. Jouèrent à se poursuivre, à se cacher dans les duvets, à glisser sur les pennes.

La ronde – des centaines de lemmings – courait en serpentant au bord de la falaise. De grands oiseaux blancs volaient devant eux à la suite du jars, jusqu’au nord du Nord où le Spitzberg, à la dérive, ravive un souvenir d’Atlantide. Le Pôle était proche, à portée de pensée. Le bout du monde, enfin. La lumière que nulle nuit n’éteint. Ce fut ainsi, demain. Et hier, ce sera encore ainsi. On eut beau chercher Miriam. Elle n’est jamais revenue.

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