Cosmétique de l’ennui

Liliane Schraûwen,

Je m’ennuie.

Tout le monde s’ennuie. Les gens s’emmerdent, de plus en plus. Se font chier. N’en ont rien à cirer, de rien. N’en ont rien à branler.

Il faut m’excuser, je suis quelquefois grossier. Cela dépend des circonstances, du contexte. Du moment aussi. Et de ceux à qui je m’adresse. De toute façon, quelle importance ? Je m’en fous, comme je l’ai dit plus haut en termes plus explicites.

Quoi qu’il en soit, tout le monde s’ennuie, je le répète. Les hommes et les femmes. Les jeunes. Les vieux. Les riches comme les pauvres. Même les enfants, et pas seulement le dimanche comme disait quelqu’un. Et moi, je suis comme eux, je suis l’un d’eux. Je m’emmerde copieusement. Mes semblables sont chiants à un point… Tellement prévisibles, avec leurs problèmes de cœur et de cul, avec leurs petites ambitions et leurs petites déceptions, leurs petites manies, leurs petites jalousies, leurs petits rêves, leurs haines microscopiques, leurs illusions envolées. Ils ne parlent que d’eux. Moi, je… Toutes leurs phrases commencent ainsi. Ou alors par : C’est comme moi, justement… Vous leur parlez du cancer qu’on vient de vous découvrir et ils vous expliquent que c’est comme eux, justement, ils sont un peu patraques en ce moment, la grippe peut-être ou alors une bonne gastro…

Ça fait un moment que j’ai cessé de les écouter et même de les regarder. Je ne m’y suis jamais beaucoup intéressé, je le reconnais, même avant, même quand j’étais plus jeune. Mais enfin, je faisais semblant, je respectais les règles. Parfois d’ailleurs quelque chose éveillait en moi un soupçon de curiosité, comme une toute petite étincelle. Quelqu’un prononçait un mot, posait un geste, avait une attitude qui me semblait sortir des normes. C’était comme lorsqu’on s’éveille en sursaut au sortir d’une sieste sans rêve. Vous allez comprendre. Imaginez un après-midi tranquille et plat, en été. Il fait beau, vous êtes assis à une terrasse, au soleil, à boire lentement une bière bien fraîche, les yeux dans le vague. Dans la rue, devant vous, les gens marchent, se croisent. Ils paraissent savoir où ils vont. Ils se sentent importants, nécessaires ; en tout cas ils le croient ou ils font semblant. Ils ont l’air affairé de celui dont dépend le sort du monde. Quelqu’un les attend quelque part. Une épouse jalouse ou indifférente, avec le repas sur la table. Une vieille mère au fond d’un mouroir, et c’est jour de visite. Un enfant à aller chercher à la crèche. Un amant vers qui l’on se hâte, ou un amoureux. Une nouvelle conquête. Un patron, un chef de service, un client.

Vous, vous êtes là, assis au soleil, à vous ennuyer. Totalement inutile, tout rempli d’une vacuité sans fond. Vous rêvassez, parmi tous ces gens qui s’activent à tant de choses vaines, qui se hâtent vers tous les êtres interchangeables et sans importance auxquels ils se sont liés pour se donner l’impression d’exister. Vous soupirez. Vous vous dites Je m’emmerde, tout m’assomme, vous vous demandez comment on peut vivre ainsi et combien temps cela peut durer. Trop longtemps ou pas assez, c’est selon. Et puis, brusquement, une fille passe, une parmi des milliers, mais celle-ci a quelque chose de spécial. Elle accroche votre regard. Plus jeune ou plus jolie que les autres, peut-être. Ou pas. Plus blonde, plus brune, avec une manière de marcher, de danser… Rien de particulier, en réalité, mais comme un déclic, un geste, un regard, une intonation, qui vous attire. Vous vous dites Ça y est, j’ai trouvé quelqu’un ou quelque chose qui va me sortir de cette torpeur où je stagne. Vous écoutez sa voix, son rire, vous observez ce mouvement qu’elle a pour chasser de son front une mèche importune. Cela dure… quelques instants, quelques heures, quelques jours peut-être, et puis plus rien. L’étincelle disparaît. Il n’y avait rien. Ce n’était rien, vraiment. Une toute petite flamme de jeunesse et d’espoir, tout au fond de vous, parce qu’on reste homme quand même et que c’est difficile de cesser d’attendre ou d’espérer. Une flammèche dans le vent, qui très vite s’éteint.

Ça, c’était il y a longtemps. J’étais plus jeune. Alors, forcément, par moments… Mais j’ai fini par comprendre, et l’ennui a gagné sur toute la ligne.

Je ne m’assieds plus guère, d’ailleurs, aux terrasses des cafés, même en été. À quoi bon ? Je suis aussi bien chez moi.

J’ai compris aussi que tous les autres, ceux qui marchent dans les rues et se pressent dans le métro, ceux qui klaxonnent dans les embouteillages, tous, sans exception, se débattent dans le même insurmontable ennui, lourd et poisseux comme une mélasse épaisse.

Que l’on me comprenne bien. Je ne parle pas ici de tristesse, de chagrin ou de je ne sais quel romantique désespérance. C’est d’ennui qu’il s’agit, de rien d’autre. L’ennui de vivre. De se trouver là à attendre Dieu sait quoi en sachant cependant que rien ni personne ne viendra jamais.

Je ne suis pas malheureux, ne vous y trompez pas. Ni heureux. Je suis, et c’est bien suffisant. J’ai renoncé quant à moi à faire semblant, à me charger de femmes et d’enfants, à m’astreindre à travailler. Je ne cherche rien ; je ne fuis personne. Bon, d’accord, je peux me le permettre. Je jouis de ce qu’on appelle des « revenus confortables » et sans doute devrais-je en remercier les dieux, mes parents ou le sort. Peut-être que s’il m’avait fallu trouver de quoi me nourrir et me vêtir, je m’ennuierais moins. Peut-être que oui, mais peut-être aussi que non. Disons que le temps passerait plus vite et qu’à l’emmerdement chronique de vivre s’ajouteraient les soucis matériels, la fatigue et toutes ces choses dont se plaignent la plupart de mes contemporains. Oui, sans doute peut-on dire que j’ai eu de la chance. Merci les dieux, merci le destin, merci papa. Je peux me faire chier en toute liberté et en toute conscience, sans que rien jamais ne vienne me distraire de cet universel et unanime accablement.

Il m’arrive de me demander si les Indiens de Calcutta ou les Pygmées ou les rares survivants du Darfour dont plus personne ne parle, soit dit en passant, parce que ça aussi, à la longue, ça nous ennuie, je me demande quelquefois si tous ceux-là ressentent, eux aussi, cette inépuisable morosité. Sans doute les difficultés de leur vie et la nécessité où ils se trouvent de lutter contre la nature ou contre leurs semblables ne leur laissent-elles pas le loisir de s’emmerder autant que moi. Les veinards. Mais quoi, tout le monde n’a pas la chance d’être né dans le dénuement.

Ceux d’ici, en tout cas, mes voisins, mes semblables, se font chier autant que moi. Ça crève les yeux.

La société d’ailleurs a pris des mesures pour lutter contre ce fléau. Il existe, chez l’homme et chez la plupart des animaux, des mécanismes de défense et de protection qui se mettent en place quasi naturellement afin d’assurer la survie des espèces, même les plus inutiles.

Mécanismes de camouflage plus que de protection, à vrai dire. Nous avons inventé mille et une manières de dissimuler le vide abyssal de notre existence, tout comme l’industrie du cosmétique ne cesse de mettre sur le marché de nouveaux produits destinés non pas à éviter l’inéluctable vieillissement ni même à corriger défauts et imperfections, mais à les cacher. Lorsque les cheveux blanchissent, on les teint. Les perdez-vous ? Implants ou postiches vous permettront de faire bonne figure. On se blanchit les dents, on se refait les seins, et vas-y que je te liposuce et que je te lifte… Crèmes, greffes, fonds de teint et que sais-je encore. L’industrie du cosmétique ne cesse de s’enrichir — dans tous les sens du mot. Car nous le valons bien, n’est-il pas vrai ? C’est en tout cas ce que l’on nous répète.

Pour ce qui concerne cet ennui qui constitue le cœur même de notre nature, le marché est plus inventif encore. Tout est bon pour nous en distraire. Il y a le livre, cette merveilleuse invention grâce à laquelle Marc Levy ou Guillaume Musso ne cessent de nous élever l’âme. Il y a la télé, avec ses innombrables séries peuplées de serial-killer, de psychopathes, de flics véreux et de légistes gantés ; mieux, il y a la téléréalité qui est sans nul doute la plus belle invention de la fin du xxe siècle. Des quidams qui nous ressemblent copulent en gros plan, s’engueulent, se déchirent, pleurent, s’insultent, bouffent des fourmis, s’essaient à chanter ou à danser… s’emmerdent, en somme, autant sinon davantage que ceux qu’ils imaginent distraire et captiver.

Il y a Internet et Facebook, et aussi ces sites sur lesquels paraît-il on peut tout acheter, même de la chair fraîche. Il y a la presse people. Il y a les dirigeants que nous nous sommes choisis avec leurs guéguerres entre gens de gauche et gens de droite, entre nationalistes flamands et socialistes fatigués ; il y a les présidents qui paraît-il perdent le contrôle d’eux-mêmes jusqu’à s’insulter et se menacer dans l’enceinte de la Commission européenne, et leurs épouses quelquefois si belles qu’elles en paraissent irréelles. Ou leurs maîtresses. Ou leurs enfants cachés.

Quand vraiment l’ennui se fait trop épais qui nous englue, quand plus rien de tout cela ne peut nous donner l’illusion que quelque chose vaut qu’on s’y intéresse, ne serait-ce que très superficiellement, il reste la guerre, lointaine ou parfois très proche. Et puis, il y a toujours quelque scandale bien juteux pour faire la une et nous réveiller, même si ce n’est pas pour très longtemps ; car nous avons appris le détachement et l’indifférence. Il en faut beaucoup désormais pour nous exciter, il en faut toujours plus. Comme il faut de plus en plus de cosmétique pour corriger des ans l’irréparable outrage. Bien sûr, de temps à autre, il se passe quelque chose. Des kamikazes se font exploser devant une école, un hôpital, une mosquée ou une synagogue, une ambassade. Des avions se crashent en direct sur tous les écrans de télé du monde et l’on voit s’écrouler deux tours de cinquante étages : boum ! Deux ou trois mille morts, d’un seul coup. On peut dire que ça réveille. Ceux-là au moins ne connaîtront plus l’ennui et ne feront plus chier personne.

Ou bien l’on retrouve des petites filles mortes de faim au fond d’une cave. Une mère égorge ses cinq enfants. Un gamin trucide des bébés dans une crèche. Quelques prêtres et évêques se livrent à de tristes plaisirs qui n’ont rien de solitaire, hélas. Une vieille dame très riche et très seule offre île et pactole à quelque photographe opportuniste. Cette histoire-là d’ailleurs a réussi à me faire sourire malgré l’insondable neurasthénie de ma vie et de la vôtre. Car les millions d’euros ainsi dilapidés sont ceux, justement, du cosmétique, le vrai, celui dont les femmes — et les hommes de plus en plus — se tartinent inutilement le visage. Certes, on aurait pu les utiliser à creuser quelques puits dans les sables africains, à créer des écoles ou des hôpitaux dans l’un de ces pays où l’espérance de vie ne dépasse guère trente ans, à payer médecins et infirmiers, à soutenir l’un ou l’autre orphelinat quelque part du côté de ceux qui n’ont guère le temps de s’emmerder comme moi, comme vous, comme cette pauvre et trop riche vieille dame indigne et sans doute à demi gâteuse. Mais non, les voilà versés au compte d’un gigolo de pacotille — et ce n’est pas en rémunération des services que l’on attend généralement d’un gigolo, celui-ci ne s’intéressant guère aux femmes à ce qu’il paraît. Vieux beau dont l’art, n’est-ce pas, mérite bien de se voir soutenu par un mécène en jupon griffé.

La nature elle-même, quand l’homme est à court d’imagination, prend le relais : tsunamis, tremblements de terre, inondations, éruptions volcaniques… Les morts se comptent par milliers, et nous frémissons un peu, très peu. Et puis nous nous rendormons, apathiques, anesthésiés par cet ennui sans fond ni sans fin qui toujours gagne la partie.

Cosmétique que tout cela, et je me demande parfois si quelque scénariste fou ou si quelque marionnettiste inventif ne crée pas de toutes pièces les horreurs et les ridicules du monde, à la seule fin de mettre un peu de piment dans notre sinistre existence et de nous tenir éveillés encore un peu. Question d’éviter que, tels des lemmings revenus de tout, nous nous précipitions les uns après les autres dans l’océan le plus proche. Pour échapper à l’ennui.

Cosmétique, oui. Cosmétique de l’ennui.

Joli titre. Peut-être devrais-je en faire un roman, qui sait, cela pourrait marcher. Mais je me connais : je m’ennuierais en l’écrivant et sans doute ennuierait-il tout autant mes hypothétiques lecteurs. Alors, à quoi bon ?

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