La digue avait changé. Elle était presque déserte, nous marchions, il n’y avait pratiquement pas de vent, mais l’air était encore très froid, nous approchions d’avril, tout doucement, le ciel, pur. J’avais montré à Marie le premier appartement où j’avais passé plusieurs vacances de Pâques, à deux pas de chez elle, comment avions-nous pu bon sang. Nous avions rejoint la digue par le monument des Zouaves, j’avais tout de suite remarqué qu’elle avait changé, flanquée de tous ces petits rectangles sans charme, je cherchais vainement des yeux une trace de l’ancien revêtement : surmontées d’une multitude de ronds blancs en relief, les grandes dalles brunes hexagonales, les petites filles s’en servaient, cases toutes faites, pour jouer à la marelle, toi déjà ? – pour ma part, je m’imposais parfois, lors de nos promenades en famille, d’accorder mes pas à la succession des pièces de cet étrange sol en puzzle ; discrètement, marchant aux côtés de Marie, je tentai l’air de rien de retrouver le rythme. La mer, à droite, s’échouait au loin, calmement, la large plage nous séparait d’elle ; pas encore d’aimantation, une chose à la fois. Nous avons fait une première halte chez Zizi, le réconfort d’une gaufre, de Bruxelles évidemment, tu préféras de Liège, avec du sucre impalpable, un peu, merci. Nous poursuivîmes en silence, nos bouches pleines de souvenirs réveillés, il n’y avait personne ou presque, en direction de Saint-Idesbald, de temps à autre, nous croisions une ombre furtive, nous respirions l’oxygène de la côte à pleins poumons (de souvenirs réveillés, aussi), et puis, sur la gauche, bien rangés, roses, jaunes, bleus, verts, rouges, les cuistax immobiles, exposés malgré la saison, je me souvins de Marcel, par tradition il avait toujours eu notre exclusivité locative, nous en prîmes un pour deux heures.

Nous avons roulé vers l’intérieur des terres, et, la rue Royale et sa ligne de tram traversées, nous sommes enfoncés dans le village, par ses avenues calmes où les arbres verdoyants surgissent d’accotements aux frontières imprécises, herbe mêlée au sable fin, nous croisions régulièrement une bicyclette nonchalante, presque jamais de voiture, et si oui au pas, happions au vol des bribes de mots flamands, contournions des enfants qui avaient installé leur univers de jeux sur l’asphalte, vîmes grandir peu à peu le dessin courbe de l’étrange église – on y prêche, précisai-je à Marie, en latin, quand j’étais petit en tout cas, et la seule fois où j’y ai vu la messe –, puis disparaître, et nous avons pédalé encore quelques minutes, ponctuées de temps à autre par un petit coup de volant taquin, j’avais les commandes, Marie détestait ça, et j’aurais pu déjà sentir à ce moment, par mes fantaisies de conducteur, que quelque chose revenait en moi, ou commençait à naître. Nous arrivions dans les marges, en bordure du village, mais rien pourtant ne semblait signifier – dans les chemins sur lesquels nous nous laissions couler, par le chant caoutchouté de nos pneus allié à celui de nos chaînes en manque d’huile, dans les villas qui se succédaient en déclinant chacune leur nom et semblaient toutes nous inviter à leur jeter un œil, et plus si possible, à se vouloir la plus belle et insidieusement à nous mener aux comparaisons, les coquettes – que nous allions franchir une limite, et basculer dans Saint-Idesbald.

Ce fut pourtant ce qui arriva, malgré les apparences, et nous atteignîmes bientôt, guidés par nos souvenirs géographiques plus ou moins lointains, le porte-vélo métallique qui depuis des années, dans le petit parking privé face à la maison de Paul Delvaux, nous attendait – il, d’ailleurs, ne nous servit pas, puisque nous avions à l’improviste choisi un autre type de véhicule : du reste, depuis le début (sa foutue question), notre aventure avait pris forme par un enchaînement d’imprévus, au point qu’à ce stade elle dut elle-même, par absence de lucidité, nous sembler complètement fausse. Nous entrâmes, tant pis pour les cadenas, dans le musée, pour une improbable rencontre, et je me souvins aussitôt, en le voyant, à droite après le portillon, du toit en tuiles noires plongeant jusqu’au ras de l’herbe du jardin qui se poursuivait sur la gauche du petit sentier où clapotait une petite fontaine et babillaient quelques personnes attablées dans un patio. La première salle, une fois passé un vestibule garni de peintures brunâtres dont il est difficile à croire que Delvaux fut l’auteur, nous infligea d’emblée l’univers lumineux du Maître, cortèges de filles blanches, yeux ronds, absentes, jetées au hasard d’une gare, d’un wagon, dans un clair-obscur beau et inquiétant ; en me collant près de l’une d’elles, au risque de contrarier la gardienne, je vis qu’elles n’étaient pas blanches, mais grises, légèrement.

Je me glissai dans une petite pièce annexe, dont les murs retraçaient en photographies la vie du peintre, du bébé de quelques mois, avec sa mère, en noir et blanc, dans une attendrissante élégance fin du dix-neuvième siècle, jusqu’au vieil homme consacré, en passant – nous tournions lentement autour d’une amusante maquette de train sous vitre, placée au centre du local – par toutes les étapes qu’une vie à la fois commune et marginale impose, l’enfant, en habits du dimanche, avec son cerceau, fier, les photos de classe devant lesquelles je restai prostré plus longtemps, cherchant parmi tous ces jeunes gens aujourd’hui probablement sous terre celui qui allait briller si fort, quelques photos de famille, le roi – je m’attardai devant un cliché de Tam et Paul, pris à Anvers, en 1929, j’attendais peut-être une révélation dans l’intimité volée à ce couple en marche, dans la grisaille, les regards ignorant l’objectif, instantané de vie des amants, mais rien ne se produisit que le chuchotement de Marie, tu viens, à mon oreille, m’invitant à interrompre ma contemplation et à la suivre, bon tu viens oui ; nos pas silencieux, en fausse nonchalance, dissimulaient notre complicité, car nous savions tous deux, unis par l’enfance ravivée, que l’intérêt du musée se trouvait plus bas. Nous descendîmes au sous-sol.

Nous empruntâmes le long passage, son obscurité soudaine, qui mène, par inclinaison du sol, au niveau inférieur, comme si nous arrivions, au sortir de cette descente glauque, dans un monde secret sans crier gare – ce plan incliné m’avait toujours paru en adéquation avec l’univers de Delvaux, et, après tout, avec ma propre considération de la vie, tout en glissements de terrains, en dérives insidieuses, jusqu’à la vision globale qui permet tout. Ce fut d’abord l’analyse de quelques médailles, et autres documents faits en haute sphère, qui avaient récompensé l’artiste. Puis, immédiatement, le squelette inévitable, derrière sa vitrine, les os bruns, je le scrutai un moment, tournai les talons, tu viens, et nous nous engageâmes – mais juste avant, sur la droite, avisant un tableau, je fus attiré par un personnage élancé, je fis deux pas pour y planter mes yeux, l’individu se tenait de profil, l’œil rond et énorme, penché sur une loupe brandie d’une main, étudiait un objet qu’il maintenait dans l’autre, je ne me souviens plus de l’objet, mais, trouvant étonnante la présence de ce savant, qui apparaissait à la fois comme figure secondaire et à la fois au premier plan, dans l’univers du peintre, je lus la courte description de la scène, ne m’en souviens pas en substance, et j’appris, Otto Lidenbrock, son nom –, et nous nous engageâmes, disais-je, dans le tunnel tapissé de vitrines, à peine éclairées, garnies de bric et de broc, tout le fatras du peintre, pièces miniatures, auxquels cet endroit du musée servait d’entrepôt, divertissement du visiteur, et parvînmes, enfin, à la grande salle.

Au centre, sans jamais l’atteindre, nous tournions, longeant les murs, passant d’une vision à l’autre, autour d’un piano à queue noir, clavier dissimulé, minuscule et seul au cœur de la salle démesurée ; ce n’eût été qu’un meuble grotesque, en pareil lieu, s’il n’avait été surmonté, posé sur le couvercle fermé, par un gigantesque voilier. La salle du bateau, me souffla Marie, j’approuvai, réconforté par l’idée que pour chacun de nous la maison de Paul trouvait son âme en cet endroit précis, sur l’instrument éteint, océan sans musique, bordé de tableaux, destinations possibles. Et distraitement, nous passâmes d’une berge à l’autre, sans attente autre que nous laisser surprendre, confiants en nos simples regards jetés et… mais justement, j’avais pris quelques mètres de retard sur Marie lorsque tout à coup, tu as vu ça, je l’interpellai vivement, mais viens voir, abasourdi par la rencontre qu’indéniablement j’étais en train de faire, je te dis de venir voir. À petits pas las, elle vint, je lui indiquai, imperturbable, plus discret que sur le premier tableau, mais là, bien là, oui, pareil à lui-même, Lidenbrock, en frac.

Puis, évidemment, les autres apparitions du savant vernien, deux ou trois à quelques cadres d’intervalle, me semblèrent à la fois plus étonnantes – quelle mouche avait pu piquer le peintre – et à la fois plus évidentes, il veut nous dire quelque chose, évidemment, il nous parle, mais… à moins que… (Marie ne s’y intéressait pas, elle préférait examiner la reconstitution de l’atelier de Boitsfort, dans l’ouverture d’une porte, barrée d’une corde qu’elle eût bien voulu franchir ; j’aurais dû à cet instant être à ses côtés), à moins que, comme je n’y songeai pas sur le coup, Delvaux n’ait eu d’autre intention que de s’adresser directement à mon humble personne et à elle seule, c’est-à-dire moi, sacré Otto.

Chevauchant notre engin métallique, encore engoncés dans notre déambulation contemplative et souterraine, nous nous retrouvâmes, sans préméditation (juré), devant, soudainement apparue sur notre route, l’enseigne de Siska : nous profitâmes de la terrasse pour dévorer quelques cœurs couverts de chantilly ; comment aurions-nous pu pédaler de plus belle, feindre d’oublier – mais l’enfance nous avait envahis, bel et bien – ces petites gaufres, attachées l’une à l’autre, dont la forme est déjà plus qu’une promesse ? Un à un, nous fîmes fondre les mignons pétales dans nos bouches amoureuses, décomposant lentement la grande fleur pâteuse. Nous rendîmes le cuistax avec plus d’une heure de retard ; tout eût pu s’arranger grâce à Otto, dont j’expliquai les frasques à Marcel, qu’en pensez-vous, et dont je tentai de reproduire par mimes l’attitude efflanquée, le visage creusé et pointu, l’œil globuleux, concentré, la loupe, mais il ne voulut rien entendre, et nous payâmes l’amende, n’en parlons plus, salée, quel original celui-là.

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