On restera sans doute incrédule à cette évocation : mais une fois écartés les décombres du temps, sous lesquels il est resté trop longtemps enseveli, il faudra bien en convenir. Yves Van Cutsem a été l’un des principaux théoriciens et utopistes apparus et mûris à l’orée des années 50. Bien sûr, si l’on s’en tient (ce qui, de nos jours, n’a évidemment rien d’insurmontable) à ne traiter que superficiellement le sujet, on rétorquera : qui ? qui a été quoi ? – et l’on estimera ainsi avoir vidé la question. Bien sûr que non !

L’importance de cet auteur, peu publié et souvent relégué dans des revues confidentielles, ne saurait en tout cas être mésestimée, à l’heure où tant de paroles retournent au néant que, contre toute évidence, on leur a fait quitter et où l’intelligence même a du mal à rassembler ses partisans pour une dernière bataille désespérée contre l’ignorance : ce qui, naturellement, ne contribue pas peu au déficit d’explication actuel de la complexité du monde. Il est bon de se souvenir que, voici plus de quarante-cinq ans, Van Cutsem, dans un savant mélange de fiction et de réalité, a décrit, avec une précision stupéfiante, la fin du pays telle qu’on peut désormais l’éprouver chaque jour, à une époque où la Belgique de papa avait encore pignon sur rue. Dans ce bref recueil de récits, resté inexplicablement inédit et qu’il serait bon d’enfin publier, l’auteur envisageait franchement la question de la survie d’un État voué, selon sa fulgurante intuition, à se délester successivement de toutes ses compétences au profit d’entités plus restreintes et qui en viendraient à repousser tout ce qui était en dehors des limites de leurs territoires pourtant étriqués. C’est un fait que, dans cet ensemble de récits, très peu de chose doivent être considérées comme inexactes ou impossibles : même l’hypothèse d’une éventuelle arrivée au pouvoir de l’extrême droite flamande à Anvers y est consignée noir sur blanc, avec une prescience qu’il faut bien qualifier, en pesant les mots, d’incroyable. En tout cas, Van Cutsem a pris le risque d’en parler par anticipation – ce qui, comme on s’en doute, n’a pu que le desservir auprès des experts et des commentateurs de toutes sortes, toujours prompts à pérorer sur les conséquences, tout en se gardant bien de lancer une quelconque idée originale sur leurs sujets de prédilection.

Mais ce coup d’éclat, qui aurait dû, en temps normal, lui assurer une solide et durable réputation, est encore éclipsé par le bref essai qu’il a composé vers 1963, et dont les fragments, dispersés dans de petits carnets, ont pu être rassemblés et reliés dans une continuité logique par ses proches après sa disparition. Dans des considérations qui supplantent la plupart des essais et autres sommes prétendant éclairer l’esprit des temps à venir, l’auteur, après avoir, comme bien d’autres à l’époque, prévu l’imminence d’assauts dans tous les pays contre toutes les formes de pouvoir et d’idéologie, pesait, dès ce moment, les conséquences de l’insuccès de cette contestation universelle et en déduisait que ce reflux mènerait tout droit à une régression. Sur cette base, Van Cutsem entamait son travail de sape de toutes les certitudes régnantes et aboutissait au tableau le plus ressemblant (mais quarante ans plus tôt !) de la société actuelle.

Il serait injuste de simplement résumer les brillantes intuitions dont regorge cet essai profond – qu’un éditeur conséquent ferait bien de publier, en tant que témoignage d’une lucidité à l’œuvre. Mais il faut tout de même en livrer la substantifique moelle ; faisons en même temps une expérience. Oublions un instant que tout cela a été écrit il y a déjà longtemps, comme si l’auteur avait parcouru par avance l’époque présente et avait, au vu de ses conclusions, résolu de ne pas la traverser – Van Cutsem s’est donné la mort au début des années 90. Du coup, l’analyse, si précocement mise sur le papier, apparaîtra presque classique, puisque l’auteur y annonçait la précarité de chaque individu comme seul mode de vie encore envisageable ; le complet cynisme des classes dirigeantes, se considérant elles-mêmes comme une nouvelle aristocratie (et notamment des membres de cette génération qui, ayant compris le système et se donnant la capacité de le détruire, n’y a pas réussi et puis, comme il faut bien vivre économiquement, s’y est intégré et l’a finalement perpétué – tant il est vrai qu’on ne saurait renverser ce qu’on finit par diriger) ; la révolte rentrée dans la gorge et décrétée inutile (sauf si elle est bankable comme une quelconque autre marchandise) ; le discrédit jeté sur toute parole un peu porteuse de sens et qui prétendrait encore expliquer (et surtout relier) des faits toujours présentés comme étant isolés ; les prétendues lois de l’économie, dissimulant les vraies réalités des circuits financiers (et le cruel axiome selon lequel des licenciements de main-d’œuvre sont le meilleur moyen de faire monter le cours de l’action en Bourse et d’assurer les dividendes) ; et, d’une manière générale, le développement exponentiel (c’est-à-dire mondialisé) des dégâts dus au fétichisme du marché, et l’affaiblissement symétrique (c’est-à-dire globalisé) de tout projet collectif et même de toute réflexion sur un devenir autre de l’humanité.

Oui, tout cela paraîtrait convenu – sans être banal pour autant – si, dès cette même date, l’auteur n’avait pas posé une question très précise qui, traversant les décennies, s’impose brusquement comme l’oméga sur lequel vient buter l’époque présente.

Si, comme l’écrit Van Cutsem, on peut admettre que le progrès social, par exemple, ne se fait (comme le serinent les tenants de la social-démocratie) que par une lente évolution, centimètre par centimètre, qu’est-on censé faire quand, en très peu de temps, on perd un mètre ? À l’heure où toutes les avancées sont remises en cause au nom du pragmatisme et du froid réalisme, et maintenant que les sociétés se vouent et se livrent aux égoïsmes et aux individualismes les plus débridés, la puissance de sa métaphore est autrement plus grande que les prétentions de ceux qui régentent le monde et, au nom de leur manque de goût, lui font perdre toute saveur.

L’auteur aurait pu ajouter que de tels reculs se produisent de plus en plus fréquemment, menant ainsi à une régression accélérée de tout ; et conclure qu’il faudra donc partir de plus loin pour apporter une réponse à sa question formulée si tôt.

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