Pour un boulanger, le but ultime n’est pas de supprimer le besoin des gens de leur pain… Par contre, le médecin qui combat pour préserver les santés vise à devenir inutile, et donc à se saborder… Cette image pourrait-elle devenir une réalité ?
Faisons un rêve. On nous dit que les rêves se déroulent comme à l’époque de Charlie Chaplin : un film plat en noir et blanc, et les dialogues remplacés par des espèces de titres de chapitres. Le film raconté ci-dessous a pour héroïne La santé et pour script girl une certaine X qui voulut garder l’anonymat et fut baptisée Linotte… Mais ce nom d’oiseau va parfois faire surgir en elle des réflexions sans queue ni tête.
Voici le scenario du film.
Première séquence
Le dialogue entre le médecin et son malade
Un patient sort de sa visite au médecin avec une moue de déception : certes il brandit une ordonnance, mais il fait la moue parce qu’il n’a pas pu confier ses états d’âme au docteur. Le client suivant, au contraire, semble fuir le médecin qui aura voulu le confesser un peu sur son mode de vie. Un autre dit : jusqu’où le médecin peut-il se permettre une investigation psychologique chez son patient ? Celui-ci a-t-il choisi d’aller se confier à un psychiatre ? Et voici apparaître sur l’écran le client fidèle qui aime son médecin. Il aime parler de son médecin. Et va jusqu’à dire : «Il est préférable que ma femme et moi ne partagions pas le même médecin. » Un autre client encore dira : le praticien, face aux diverses personnalités qui défilent devant lui, doit-il s’exercer à ranimer chaque fois une curiosité spécifique, selon des indices de l’interlocuteur ? Jusqu’où devrait-il se révéler lui-même, pour amorcer la confiance ? Certes, si le malade se trouve devant un sphinx, cela ne l’incitera pas à dévoiler quelques détails qui laisseraient soupçonner ce qu’est son problème.
Entrée en scène de la script girl Linotte : elle trouve le médecin en train de faire « un break », une pause. A t-il eu raison de ranimer chaque fois une curiosité spécifique, selon les personnalités qui défilent devant lui ? Ceci amène la camera dans une séance d’un groupe Balint. On y discute de la « bonne distance thérapeutique ». Ceux qui se sont trop engagés dans l’empathie ont dérivé vers le burn out. (Brr… Ils se consument, c’est horrible, frissonne Linotte en se secouant les plumes.)
Deuxième séquence
Déplacer le décor vers la maison des gens
Cette image pourrait devenir une réalité. Dans un article publié en 2009 dans la revue Santé conjuguée, Linotte envisage comment entrer dans une ère de dépistage précoce, aux dépens de l’ère des traitements. En fait, le terme de dépistage est inexact et déplaisant. Car il s’agit plutôt de s’occuper des gens alors qu’ils sont encore bien portants, pour préserver ce bien-être qu’est la santé. Alors… Le décor du cabinet médical deviendrait un peu vieux jeu. La caméra se déplace donc et suit le parcours des médecins vigies. Ils font des tournées de visites à domicile et y repèrent, par exemple, la grand-mère qui tousse au visage de ses petits enfants… ce qui peut aboutir à une tuberculose, dans les milieux pauvres. Ou bien encore le matelas chargé de moisissures, qui peuvent provoquer de l’asthme. Mais à domicile on peut même engager une conversation plus personnalisée : les gens sont plus à l’aise chez eux pour parler avec leur propre vocabulaire. (On s’étonnerait de découvrir combien un même mot peut avoir différentes représentations, selon une région d’un même pays.) De façon inattendue peut-être, il arrive que sur place, dans le décor habituel, la famille révèle qu’il y a eu parmi eux une tentative de suicide. Il s’agit alors de tout essayer pour éviter la dérive vers le pire : le « succès » d’une tentative, le suicide. Mais dans le film, quelqu’un s’écrie : quelle indiscrétion ! Quelle honte, de s’occuper ainsi des affaires privées des autres !
Et pour améliorer encore les relations avec les gens, voici les infirmières à domicile. Dans une autre séquence, une infirmière fait la conversation dans la cuisine d’une famille pauvre. Et elle se permet d’aller visiter le garde-manger pour voir s’il contient des aliments essentiels : lait, œufs, légumes, fruits. Elle dispose d’un petit budget, qui lui permet de revenir avec un panier chargé de ces victuailles. Cette image de la séquence peut paraître naïve, car deux ou trois repas sains ne déclenchent pas la santé pour la vie. Mais une famille interviewée par Linotte déclare qu’elle a pris goût à ces choix.
Troisième séquence
De la médecine du travail à la protection de la santé des travailleurs
Par exemple, on décide de s’intéresser à la fatigue au travail. Une caissière dit à Linotte : « Oh moi, contre la fatigue, cela va : au travail, je vis sur mes nerfs … Je rentre chez moi bien crevée… et pourtant je n’arrive pas à m’endormir. Je me retourne dans mon lit en râlant contre certaines consignes de la direction. Elle ne nous est pas foncièrement hostile… mais il lui est difficile d’imaginer une vie quotidienne qu’elle ne partage pas. On joue dans une pièce de théâtre où chacun a son rôle… »
Quatrième séquence
L’exemple d’une nouvelle technique médicale : le scanner
Ici, les premières images montrent un être humain dont on enfourne la tête dans le tunnel noir de l’appareil scanneur. Ce tunnel est tapissé d’aimants dont les vibrations révèlent ce qui se passe dans un cerveau au repos. « Ne vous inquiétez pas. Ne pensez à rien », a recommandé le médecin. Ici fait irruption une image surréaliste : le cinéaste nous montre l’oiseau Linotte qui tente de suivre la tête du malade lors de son trajet dans le tunnel. Devant l’entrée, Linotte sifflote déjà de plaisir. Mais il faut être vraiment écervelée, avoir une tête de Linotte, pour s’imaginer que l’on va réussir. Le petit corps au plumage brun sur le dos, rouge sur la poitrine, reste coincé à l’entrée du scanner. Linotte se dégage, s’ébroue et puis dresse le bec pour siffloter la finale du film : « Après tout, cela n’avait pas beaucoup d’intérêt, ce séjour de la tête humaine, coincée dans un tunnel sombre. Cela ne révèle pas comment un cerveau réagit dans la vie réelle. Lorsque les humains auront mis au point un scanner qui fonctionne à l’air libre, ils enregistreront comment vibrent leurs neurones, face aux oiseaux du ciel. Alors, je me présenterai à eux en chantonnant : voudriez-vous bien étudier, avec votre nouvel appareil, comment fonctionne la cervelle des oiseaux, lorsqu’ils vous voient ramper sur le sol ? »