On ne présente plus Désiré Dudu, que certains surnomment DD ou Dédé.

Lors du seul et unique voyage de quatre jours que j’ai effectué dans son beau et vaste pays, j’ai eu l’occasion de constater à quel point il était populaire, à quel point il était aimé par son peuple, et surtout à quel point il était chéri et adoré par les femmes. Les statistiques prétendent que quatre-vingt-cinq pour cent d’entre elles votent pour lui depuis des années et des années – en fait, depuis qu’il est arrivé au pouvoir, il y a plus de trois décennies.

Je rappellerai pour ceux qui auraient la mémoire courte que Désiré Dudu y est arrivé par la force, c’est-à-dire après un coup d’État militaire spectaculaire et sanglant.

Des centaines de morts, peut-être des milliers, dont plus personne ne parle aujourd’hui. C’est comme si la répression, la boucherie aveugle et impitoyable, n’avait jamais eu lieu. Ou qu’elle n’était qu’une chimère.

Quand j’ai posé la question au responsable local de la société qui m’emploie (une entreprise archi performante fabriquant des scanners médicaux établie à Louvain-la-Neuve), il a écarquillé les yeux et m’a regardé d’un drôle d’air, avant de me répondre qu’il ne voyait pas à quoi je faisais allusion et que tous les étrangers, ou presque, nourrissaient des idées préconçues sur son pays.

Son ton frisait la réprimande et je me suis bien gardé de l’interroger davantage.

La veille de mon départ, j’ai été convié à un dîner, auquel ne participaient que des pontes et des édiles. À un moment donné, la conversation a dévié sur Désiré Dudu, et j’ai vite compris qu’il était intouchable, incritiquable. Quelqu’un, un haut magistrat, je pense, a dit que Désiré Dudu allait sûrement se représenter aux prochaines élections présidentielles et que c’était une excellente chose pour tout le monde. Et d’autant plus que son principal opposant, Gaston Gaga, que certains surnomment GG ou Gégé, était un poltron, un petit monsieur sans envergure aucune, une couille molle, un paltoquet, un fantôme égaré sur la scène publique.

J’ai la chance de pouvoir capter chez moi, à Waterloo, plusieurs centaines de chaînes de télévision, et il y en a une qui retransmet en direct les résultats de la confrontation entre Dédé et Gégé. À en croire les tout derniers sondages, Dédé serait crédité de quatre-vingt-cinq pour cent des intentions de vote – comme par hasard, l’exact pourcentage de la population féminine, qui le chérit et qui l’adore.

Serait-il possible que la population du pays soit composée de quatre-vingt-cinq pour cent de femmes ?

J’essaie de rassembler mes souvenirs, et j’ai la nette impression que durant mon séjour, je n’y ai pas vu plus de femmes que d’hommes. Au contraire, je crois même que les hommes y étaient plus nombreux. Et au dîner, la veille de mon départ, je le réalise tout à coup, je n’étais entouré que d’hommes, tous plus ou moins de mon âge : la cinquantaine.

Au fait, quel est l’âge de Désiré Dudu ?

Et s’il avait, justement, quatre-vingt-cinq ans ?

Et Gaston Gaga ?

Comme ça, à vue de nez, je lui donnerais… Combien ?

Pour le moment, les journalistes n’ont aucun chiffre sur les votes réellement émis depuis l’ouverture des bureaux à huit heures du matin, et ils n’arrêtent pas de répéter les mêmes commentaires, un immense et insipide tissu de banalités et de platitudes. Le triomphe absolu du Café du Commerce.

Comme quoi, Désiré Dudu ou n’importe quel autre dirigeant à travers le monde, Gaston Gaga ou le premier venu, c’est kif-kif bourricot.

J’attends et je commence à m’impatienter. J’ai déjà avalé six cannettes de Maes. Et fumé une bonne vingtaine de clopes.

Je zappe, je vais voir sur d’autres chaînes, mais aucune, aucune ne couvre le duel Dudu-Gaga.

Et pourtant, le peuple de Désiré Dudu et de Gaston Gaga s’est décidé.

Ou a décidé.

Quelle est l’expression correcte ?

Je m’égare. Je fais mentalement de la grammaire pour tuer le temps.

Être ou avoir ?

Dudu ou Gaga ?

Suspense insoutenable, comme disent les clichés.

Ah, si les clichés pouvaient décider ! S’ils pouvaient se faufiler dans les urnes !

Soudain, à quatre heures du matin, une ravissante journaliste apparaît sur l’écran et, d’une voix suave d’aéroport, elle annonce que les résultats définitifs des élections présidentielles sont enfin tombés et qu’elle est en mesure de dire qui sera demain à la tête du pays.

Elle sourit. Son sourire est merveilleux. Un sourire enjôleur. Un sourire de rêve. Ce seul magnifique sourire dédommage mon impatience.

Les secondes s’égrènent.

Puis la journaliste entrouvre les lèvres (qui sont pulpeuses) et prononce, en épelant lentement et posément chaque syllabe, le nom si familier de… Désiré Dudu.

Son score est sans appel : quatre-vingt-cinq pour cent.

Vive DD.

Vive Dédé.

Et gloire aux sondeurs, qui ont tapé dans le mille.

Ou, plus exactement, dans le quatre-vingt-cinq.

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