Dans le placard

Isabelle Hausser,

Dans sa petite enfance, Annelise aimait s’enfermer dans les placards. Il suffisait d’un éclat de voix, d’une odeur entêtante pour qu’elle se réfugie dans l’obscurité. Ses parents et ses frères ne comprenaient pas cette habitude. Même, elle les effrayait.

La première fois qu’ils remarquèrent sa disparition, ils paniquèrent. Leurs cris emplirent la maison. Annelise les entendait vibrer derrière la porte du placard à balais. Ils se lamentaient. (Où est-elle passée ? J’aurais dû faire attention, c’est de ma faute. Il est impossible qu’elle soit allée dans la rue sans qu’on l’ait entendue : la porte fait trop de bruit. Y a-t-il encore des voleurs d’enfants, maman ? Annelise ! C’est trop affreux. Et les cambrioleurs d’enfants, c’est possible aussi ? Et les assassins d’enfants ? Il fait si froid dehors, elle sera malade. Elle est peut-être déjà morte, comme ça, c’est pas grave si elle est malade. Elle est certainement encore dans la maison. Quelle est la différence entre meurtrier et assassin ? Pourquoi ne téléphonez-vous pas à la police ? C’est trop horrible. Je ne peux pas le supporter.) Le tout accompagné de grandes et bruyantes gesticulations. Claquements de portes. Escaliers dévalés. Chutes et pleurs divers. Martèlements. Imitations de sirènes — ambulance, police, pompiers. (Dommage que les corbillards n’aient pas eux aussi des alarmes.) De quoi vous enlever toute envie de sortir du placard à balais. Étrangement, les sept autres membres de la famille retournèrent toute la maison, le jardin et bientôt la rue – les voisins alléchés commençaient à affluer et à donner des conseils – et ne songèrent pas au placard à balais. Ni du reste aux penderies, armoires et autres refuges depuis longtemps découverts par Annelise, mais encore inaccessibles en raison de la hauteur des poignées. Il suffisait d’un petit mouvement pour entrouvrir et fermer la porte coulissante du placard à balais. Elle l’avait déjà essayé plusieurs fois sans que personne ait remarqué son manège.

Peut-être aurait-on fini par appeler la police comme l’avait suggéré l’un de ses frères si une inconnue amenée par le flot des voisins n’avait glissé la tête dans le placard. C’était une jeune femme svelte, curieusement vêtue d’un bleu de travail agrémenté par un joli foulard aux reflets indigo. Le vêtement se reflétait dans ses yeux aux profondeurs d’océan. Quand elle ouvrit la porte coulissante, Annelise crut y voir osciller de petits poissons dorés. Au lieu de s’écrier qu’elle l’avait trouvée, l’inconnue échangea un long regard avec Annelise assise sur l’aspirateur. Pas un mot. Juste l’éclat doré des poissons glissant entre les flots. Un petit sourire malicieux. Une totale compréhension. La jeune femme tendit la main dans l’obscurité. Annelise l’agrippa. Elle la tint un moment sans bouger. L’inconnue ne manifesta aucune impatience. D’elle-même, Annelise se leva et sortit du placard.

La jeune femme l’amena à ses parents, de plus en plus agités et tourmentés. D’une main, Annelise tenait la main douce de l’inconnue, de l’autre, elle se frottait les yeux ; le vacarme et le mouvement autour d’elle l’étourdissaient. « Vous aviez oublié de regarder dans le placard à balais », dit la femme au bleu de travail d’une voix tranquille. Dans le brouhaha général — exclamations diverses, étreintes étouffantes de sa mère -, Annelise lâcha la main de l’inconnue. Lorsqu’elle s’en aperçut, il était trop tard. La jeune femme en bleu avait disparu et, avec elle, les petits poissons dorés. À l’aide de son vocabulaire limité, Annelise tenta de savoir qui était l’inconnue. Personne ne comprit ce qu’elle demandait.

À moins que personne ne connût l’identité de la jeune femme. Personne du moins ne se souvenait d’elle, pas même sa famille.

Après cette expérience, les disparitions d’Annelise causèrent moins d’émoi. Ni ses parents ni surtout ses frères qui redoutaient les ténèbres ne comprirent le goût d’Annelise pour les placards. On la laissait en paix une fois repérée sa position – dans un placard ou une armoire. Tout au plus la rappelait-on à l’ordre si elle s’y éternisait et oubliait l’heure des repas ou du coucher. Au début, sa manie troubla sa famille. On l’évoqua par deux fois devant un pédiatre qui conseilla de ne pas y prêter attention. Il rangeait la technique du placard au nombre des subtilités inventées par les enfants désireux de se faire remarquer.

« Oubliez l’y une ou deux fois, assura-t-il, et elle n’y retournera plus. »

Malgré ses réticences, sa mère, tracassée par cet étrange goût des placards, tenta l’expérience. Elle revint, plus angoissée encore chez le médecin. Loin de sortir de sa cachette, Annelise y avait passé l’après-midi. Elle ne l’avait quittée, à la demande de sa mère, que pour le dîner. Elle n’abandonnait jamais les placards de son propre chef. Lorsqu’on venait la chercher, elle obéissait sans se faire prier.

« Alors, conclut le médecin, peut-être avons-nous affaire à un cas pathologique ou à une nature rebelle. Que fais-tu, ma petite fille, dans ce placard ? Tu dois t’ennuyer.

— Non », répondit Annelise sans plus d’explication.

Elle ne donnait jamais d’explications, sa famille le découvrait peu à peu. La presser de questions ne servait à rien. Elle ne sentait même pas la nécessité d’inventer, comme ses frères, une raison, absurde ou plausible. Comment expliquer ce qui est incompréhensible à la majorité de l’humanité ? À la jeune femme en bleu de chauffe elle aurait raconté sa vie dans les placards. Ou peut-être pas. La jeune femme n’aurait pas eu besoin d’explication : elle savait.

Les placards constituaient un substitut de l’en deçà. Il y faisait noir. Les bruits s’y étouffaient. Annelise s’y perdait. Il fallait attendre quelques instants, assez longtemps parfois. S’habituer aux odeurs. Le placard à balais sentait la poussière et la cire. Les penderies des chambres retenaient le fumet des corps enfermé dans les plis des vêtements ou parfois, après une lessive, l’odeur fraîche du savon. Les armoires exhalaient souvent des senteurs fanées ou le léger parfum des fleurs séchées que sa mère roulait dans le linge. Le placard de l’office, vaste et ténébreux, où l’on empilait pots à confitures, boîtes et sachets de nourriture hermétiquement clos, laissait parfois filtrer l’arôme insidieux du chocolat ou celui, imperceptible, des biscuits secs. Annelise savait alors que l’un de ses frères avait subrepticement pillé les réserves de leur mère.

Rapidement, les odeurs disparaissaient. Les bruits s’estompaient. Les ténèbres se creusaient. Annelise suivait les galeries profondes. Pas à pas, elle retournait vers sa patrie perdue. Elle traversait des espaces, toujours plus obscurs, plus noirs que la nuit. Les vibrations qui ne cessaient jamais au fond de ses oreilles s’éteignaient doucement. Elle rentrait en elle. Tout reprenait sa place intangible. Le temps se suspendait. Plus rien n’existait. Plus rien n’avait jamais existé. Elle avait atteint l’origine du monde et s’y blottissait avec bonheur.

Le pas furtif de sa mère, sa voix inquiète la hissaient de nouveau sur la margelle du temps. Un rayon de lumière fendait l’obscurité. D’un coup, les odeurs bondissaient autour d’elle. Malgré sa tristesse de se voir à nouveau dans ce monde, Annelise ne protestait pas. Elle suivait sa mère tranquillement. La présence toute proche des placards l’aidait à retourner vers le monde.

Son goût des placards, bien qu’innocent, tourmentait sa mère. On consulta de nouveaux médecins tentés de conclure à une forme d’autisme. Mais Annelise ne présentait pas d’autres symptômes que son besoin de solitude. Cependant, elle souffrait incontestablement d’une dépendance à l’égard des placards ; elle obligeait ses parents au moment des vacances, à louer des maisons ou des appartements convenablement pourvus en penderies, armoires ou cagibis. Leur absence lui causait une grande tristesse qu’aucune distraction ne pouvait dissiper.

Ses parents avaient l’habitude, prise bien avant sa naissance, d’emmener leurs enfants au bord de la mer. Les garçons pouvaient dépenser leur énergie sur la plage ou dans l’eau. Ils revenaient abrutis de fatigue et de soleil. Une fois à la maison, ils ne songeaient plus qu’à dormir, laissant à leurs parents de longues soirées paisibles. Annelise en revanche détestait les bords de mer. Elle ne supportait ni la lumière violente et son reflet dans l’eau ni le grondement perpétuel de l’océan. Dès le premier jour, elle s’était réfugiée dans une cabine de plage dont elle n’accepta de sortir qu’à la tombée du jour, lorsque le crépuscule dilua les couleurs de la mer et du ciel. Le lendemain, elle refusa obstinément de quitter la villa louée par ses parents. Sa mère dut renoncer à la plage pour lui tenir compagnie. À compter de ce jour, le père et la mère se partagèrent alternativement entre garçons et fille. Annelise n’allait à la plage qu’en fin d’après-midi ou les jours sans soleil. Elle se promenait sur la plage déserte et s’exerçait à supporter la rumeur de la mer. Grâce à cette formule, un jour sur deux, l’un de ses parents se reposait des fatigues de la plage et de la surveillance des garçons. Annelise ne faisait pas de bruit, s’enfermait dans un placard quand elle en sentait le besoin et obéissait en tout au parent préposé à sa garde. Celui-ci pouvait dormir tout son saoul et jouir enfin de ses vacances.

Tout prédisposait donc la famille à s’en tenir aux bords de mer durant encore de longues années. L’un des nombreux pédiatres consultés pour Annelise suggéra cependant d’essayer la montagne. La petite fille ne tirait aucun profit de la mer. Elle revenait aussi maigrichonne et livide qu’elle y était arrivée. Dérangés dans leurs habitudes, les parents objectèrent que la lumière n’était pas moins vive à la montagne. Ni les chapeaux ni les lunettes de soleil superposées – ils avaient tout essayé – ne protégeraient suffisamment les yeux de leur fille. Devant l’insistance du médecin, ils se résignèrent à louer un chalet pour l’été.

Le village était charmant, doté en outre d’assez d’équipements pour épuiser l’énergie des garçons. Le chalet, confortable, disposait de nombreux placards. Ses parents évitèrent prudemment d’entraîner Annelise dans les longues excursions en altitude conseillées par le médecin. Ils l’exposèrent avec précaution aux soleils des sommets. Le traumatisme de la première journée à la plage pesait encore sur leur mémoire.

Annelise ne leur avait jamais avoué combien elle détestait la mer. Elle appréhendait les vacances et attendait impatiemment le moment du retour. L’incessant bruit de fond qu’elle entendait encore la nuit au creux de ses oreilles, les odeurs agressives, mélange de pourriture marine, de friture et de senteurs douceâtres échappées des baraques où l’on vendait gaufres, glaces et barbes à papa, l’incommodait constamment. Même à l’abri de son placard, il lui fallait beaucoup de temps pour rejoindre ses espaces favoris.

La montagne lui plut dès le premier jour. Elle aimait son silence, son odeur fraîche d’herbes et de fleurs abreuvées de neige. Malgré sa violence, elle aimait la pureté cristalline de la lumière. On l’emmenait à l’aube escalader les pentes débordantes de rhododendrons ou de gentianes. Elle sortait parfois au milieu de l’après-midi pour atteindre avant le soir les alpages, à l’heure où les marmottes quittent leurs terriers pour aller boire l’eau des torrents. À la surprise de ses parents, elle adorait leurs sifflements stridents que renvoyaient trompeusement les sommets alentour. Elle ne se lassait pas de leurs appels ; à l’approche de la nuit, elle consentait enfin à redescendre. Dans le crépuscule humide, au milieu des ombres violettes posées sur la montagne, elle écoutait encore chanter en elle les notes aiguës lancées dans la montagne par les marmottes. L’air vibrait autour d’elle. Propagé par les indigos et les pourpres, prolongé par l’ultime cri, au loin, d’une marmotte égarée, ses vibrations imperceptibles la conduisaient insensiblement au seuil de son univers perdu. Trop vite, hélas, ils atteignaient la vallée suspendue et les lumières du village ramassé pour la nuit autour de son église. De nouveau, le mugissement des voitures traversant le village, l’éblouissement de leurs phares l’arrachaient à son rêve. Elle était malgré elle de retour dans ce monde.

Grâce à la montagne, elle souleva un coin du voile grisâtre qui enveloppait la terre. Sous ce linceul sale déposé par les siècles, il restait encore une trace fugitive de l’ancienne beauté du monde. Devant ce vestige presque intact, elle saisissait mieux pourquoi, captivés, les hommes s’étaient jadis détournés de l’univers ténébreux et tranquille qu’elle ne parvenait pas à oublier.

À la montagne, il arrivait souvent qu’Annelise laisse passer toute une journée sans franchir le seuil d’un placard. Sa mère songeait parfois qu’en s’installant à la montagne, ils parviendraient à la guérir définitivement. C’était un projet coûteux, incompatible avec le métier de son mari. Aussi se bornaient-ils à émigrer en famille, l’été venu, vers les vallées suspendues, aux marches du monde.

Un été, la pluie s’installa sur les sommets. Les promenades s’interrompirent. Intenables, les garçons piaffaient et regrettaient la mer dont les avaient privés les caprices de leur sœur. Pour ne plus les entendre, Annelise s’enfermait dans une penderie. Leurs parents impuissants s’assombrissaient jour après jour. Quand ils eurent épuisé les ressources des jeux de société ou de la bibliothèque, ils décidèrent, sans consulter leurs enfants, d’une sortie sous la pluie.

Les six enfants s’entassèrent dans le fourgon familial. Annelise, seule, au fond de la voiture, contemplait rêveusement le rideau de pluie tendu devant les montagnes. Les garçons se disputaient rageusement. Ils détestaient les trajets en voiture. Lèvres pincées, épuisés, les parents roulèrent le long des lacs vers un autre village au fond de la vallée.

Au siècle précédent, un philosophe était venu y soigner ses maux de tête. On visitait encore sa maison. La municipalité avait bâti non loin de là, au bord du lac, un vaste édifice. On y passait des films les après-midi de pluie pour distraire les familles désœuvrées. Ce jour-là, qui était un dimanche, un petit orchestre donnait un concert dans la seconde salle. On installa les cinq garçons dans l’obscurité du cinéma. Le mauvais film programmé ne passionnait pas les parents. Ils craignaient que cette histoire de monstres ne trouble Annelise. La petite fille aurait sans mauvaise grâce attendu ses frères dans le vestibule. Une baie vitrée ouvrait sur le lac où, monotone, crépitait la pluie. Moins commode qu’un placard, mais elle pouvait s’en arranger. Ses parents manquaient de patience : ils préférèrent, eux qui n’écoutaient jamais de musique tant leurs oreilles étaient à vif après une heure en compagnie de leurs fils, prendre trois billets pour le concert.

Dans la petite salle où, déjà, se pressaient les mélomanes en vacances, ils s’installèrent au fond pour sortir sans encombre si Annelise ne supportait pas la musique. Assise sur sa chaise, au bord de la rangée près de l’allée centrale, elle observait avec intérêt les auditeurs. Bien élevés, ils ne faisaient guère de bruit. Lorsqu’apparurent les musiciens, ils paraissaient profondément recueillis. Leur gravité et leur silence charmèrent Annelise. Elle sursauta quand les musiciens accordèrent leurs instruments. Elle grimaçait comme si elle allait fondre en larmes. Peu à peu, la cacophonie laissa place à un la victorieux et unanime, si parfait que la petite fille poussa un petit soupir de joie.

Elle suivit avec attention le Brandebourgeois qu’ils jouèrent d’abord. De temps à autre, une fausse note se perdait dans la musique. Un petit frisson secouait alors Annelise. Inquiets, ses parents guettaient sur son visage les signes annonçant le malaise qui, immanquablement, la conduirait au placard le plus proche. Nulle trace pourtant d’une crise imminente. Elle était aussi concentrée que le soir, sur les alpages, lorsque retentissaient les premiers sifflements des marmottes.

Au début du troisième mouvement, elle se laissa glisser de sa chaise. Inquiets, son père et sa mère la virent descendre l’allée centrale : elle se rapprochait de l’orchestre. Bien qu’il ne fût pas dans ses habitudes de faire des drames en public ou de provoquer un scandale – c’était l’apanage de ses frères -, ils redoutaient que son trouble, manifeste, éclate tout à coup. Pourtant, elle se contenta de s’asseoir sur une chaise vide au premier rang. Elle demeura immobile, les épaules tendues, jusqu’à la fin du concerto.

Le chef d’orchestre s’installa au piano à queue. Il joua quelques-unes des Kinderszenen, le temps sans doute de laisser souffler ses musiciens. C’était un petit orchestre, composé de professeurs du conservatoire voisin ou de musiciens amateurs. Pas prétentieux. Une réunion d’amis partageant leur talent avec d’autres. Ils suivaient avec sympathie le jeu de leur chef. Non sans jeter des coups d’œil aux spectateurs. Plusieurs d’entre eux avaient remarqué Annelise.

Loin de ses parents, elle avait adopté une posture très enfantine. Les pieds plantés sur la chaise, elle avait posé le menton sur ses genoux. Ses bras, immobiles de part et d’autre des genoux, ressemblaient à des ailes au repos. La tête légèrement inclinée, elle ne quittait pas le pianiste des yeux. Elle cillait parfois, imperceptiblement. La musique ne flottait pas autour d’Annelise comme autour des autres. Elle s’infiltrait dans sa tête et son corps, en prenait possession. Le regard de la petite fille, grave et attentif, reflétait ce mystérieux processus. Plusieurs musiciens avaient remarqué ce petit oiseau absorbé par la musique. Ils l’observaient, fascinés.

Après Schumann, ils revinrent à Bach et jouèrent une suite. Annelise n’avait pas bougé de sa chaise. À aucun moment, elle n’avait applaudi. Chaque salve d’applaudissements soulevait ses sourcils. Elle posait un regard incrédule sur l’assistance. Après le dernier morceau, au milieu des ovations, elle sauta de sa chaise. Nullement intimidée, elle s’avança vers l’estrade où l’orchestre saluait le public et examina les instruments.

« As-tu aimé notre concert ? demanda le chef en se penchant vers elle.

— C’était intéressant », répondit-elle.

À présent, les musiciens l’entouraient. Intrigués, ils lui posèrent question sur question. Oui, c’était la première fois qu’elle assistait à un concert. C’était aussi la première fois qu’elle entendait autre chose que des chansons pour enfants. Elle ignorait qu’il existait une chose aussi belle que la montagne. Les musiciens riaient, ravis. Sous son charme, ils ne bronchèrent pas quand elle se plaignit des fausses notes. Elle leur indiqua les passages et les instruments fautifs. Ils ne riaient plus. Ils étaient éberlués. Le chef se redressa et demanda si les parents de la petite Annelise étaient dans la salle. À ce point de surprise, il n’aurait pas été étonné qu’elle soit venue seule. Lui aurait-on dit qu’elle était une apparition, un ange, qui sait ?, sans doute l’aurait-il cru.

Pourtant, les parents existaient. Ils s’approchèrent, timidement. Ils s’attendaient au pire. Les musiciens les prièrent de confirmer les propos de leur fille. N’avait-elle jamais appris la musique ? Jamais, assurèrent-ils.

« Alors, décréta le chef, c’est un petit prodige. Il faut qu’elle commence sur le champ. Demain. Tout de suite. Dès que vous le pourrez, ajouta-t-il pour se faire pardonner son ton comminatoire. Y a-t-il un instrument dont tu voudrais jouer ? demanda-t-il à la petite fille.

— Oui, répondit-elle tranquillement. De celui-là. »

Elle montra la flûte traversière que tenait un homme robuste, un peu rouge encore. C’était certainement le moins attirant des musiciens. Ses collègues le regardèrent avec étonnement. Pourquoi lui ?

Annelise les devina. « Il n’est pas très beau, dit-elle, mais son instrument a un son magnifique. Si pur, si élevé qu’on se croirait au-dessus des nuages. Très loin, très loin. » Elle n’en dit pas davantage, craignant qu’on ne comprenne pas ses explications.

Le flûtiste aux allures de montagnard s’approcha. Il n’aimait guère les petites filles, mais celle-ci lui plaisait. Il regarda ses mains, la fit respirer plusieurs fois. « Un peu fluette », lança-t-il aux parents. Sans leur laisser le temps de se justifier, il donna sa carte à la petite fille. « Demain, dit-il. Je t’attends demain à onze heures. » Il s’en alla sans attendre la réponse des parents.

Un peu inquiets, ceux-ci interrogèrent le chef d’orchestre. Tout cela était un peu rapide. Ils étaient en vacances. Pouvaient-ils en outre confier leur fille unique à un homme qu’ils ne connaissaient pas ? Le chef balaya leurs objections d’une phrase. S’ils n’obéissaient pas, ils seraient des criminels. De toute façon, il répondait du flûtiste.

Les parents d’Annelise en oublièrent presque leurs fils. Ils seraient repartis seuls vers leur village si elle ne les avait rappelés à leurs devoirs. Dans la voiture, excités, les garçons rejouèrent, en braillant et en se battant, les principaux épisodes du film. Dans son coin, Annelise entendait encore dans ses oreilles monter le chant lumineux de la flûte.

Elle prit des leçons avec le flûtiste jusqu’à la fin de l’été. Ses parents l’amenaient chaque jour à onze heures. Ils la reprenaient tard le soir, à la nuit tombée. Annelise ne racontait presque rien de ses journées. Le flûtiste n’était guère plus bavard. Il se contentait de donner des ordres aux parents de son élève. Des ordres parfois étranges. Acheter une flûte, bon. Un livre d’exercices, soit. De bonnes chaussures de marche (?). Un sac à dos (?). Ils s’exécutaient, ravalant leurs questions. Le chef d’orchestre, rencontré un jour où ils cherchaient une partition, les tranquillisa. La petite fille faisait des exercices et apprenait le solfège chez son professeur. Depuis le retour du soleil, au milieu de l’après-midi, ils rangeaient les flûtes dans leurs sacs à dos et montaient aux alpages pour d’autres exercices. Ensemble, ils guettaient les marmottes et leur répondaient de la flûte ou de la voix.

À la fin de l’été, le visage de la petite fille était presque hâlé. Son corps maigre semblait plus vigoureux. Depuis le jour du concert, elle ne s’était plus jamais retirée dans un placard. Il lui arrivait encore parfois, mais en cachette, pour ne pas effrayer ses parents, de s’y réfugier. Ses frères regrettaient l’époque bénie où elle s’isolait par le silence du reste du monde. Ses interminables exercices à la flûte dérangeaient leurs jeux et leurs bagarres. Au moindre de leur chahut, le son aérien de la flûte élevait un rempart autour de leur sœur. Ils ne pouvaient plus se battre aussi longtemps que flottait dans la maison cette présence immatérielle. Ils y entendaient l’écho de la réprobation divine dont leur mère les menaçait en vain depuis longtemps.

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