Le décapsuleur

Michel Joiret,

Antoinette-Marie Mayala pousse la porte du pied, sort un tabouret de l’unique pièce sombre de son logement (la case comme on disait autrefois), traîne les pieds jusqu’à la petite butte d’où elle peut distinguer la maison blanche (la maison des Pères), aujourd’hui dispensaire, morgue, marché occasionnel, lieu de rencontre et de troc. À chaque fois, elle a l’impression de vivre dans un terrain vague, un chantier où s’élèvent çà et là de petites fumées noires. Une sorte de champ de bataille au crépuscule à l’issue d’une guerre bizarre qui dure depuis… mais depuis quand ? Elle soupire et rajuste son boubou jaune coloré de jolies fleurs bleues. Antoinette sourit tout le temps même si un pli d’amertume souligne le coin des lèvres. Elle relève pour la énième fois la masse de ses cheveux drus et tente de fixer le chignon rebelle qui est l’une de ses innombrables coquetteries. Autour d’elles, d’autres maisons basses, en terre, en tôle, en n’importe quoi, et devant chacune d’elles, de petits feux qui diffusent des odeurs âcres et fortes. Le soir, des bandes de gosses criaillent, s’interpellent, jouent au gendarme et au voleur, ou à touche-touche (ou à l’un des jeux de ces bonnes familles qui évoquent encore l’Europe blanche), se déhanchent, sautent ou dansent à cloche-pied pour marquer leur territoire. Au loin, la piste a repris possession du paysage et les rares voitures qui passent laissent derrière elles un nuage de poussière qui s’insinue partout, dans les plis de la robe, dans les assiettes, même que le soir quand Antoinette se déshabille, elle doit secouer son petit linge pour en extraire les miasmes de la route. Tout en rêvant, en murmurant de vieux airs que nul ne reprend aujourd’hui, elle détaille tendrement Jean-Pierre, le garçon de Félix, son Fils qui vient de mourir en février dernier. Ils ne sont plus que deux dans la maison. Veuve depuis dix ans, elle a vu disparaître ses quatre enfants dans la cohorte des sidéens ! Quel vide ! Quelle débâcle ! Les muscles forts, la fête, c’est pourtant tout ce qui leur restait, aux gens de son village ! Entre quatre murs de torchis, il y avait encore moyen de s’envoyer des paquets d’étoiles ! Maintenant, c’est Fini, les survivants ne parlent déjà plus des morts et quand ils sont tristes, ils font de drôles de dessins sur la terre, du bout du pied ou à l’aide d’une branche morte. Antoinette aura soixante ans dans quatre semaines et ses amis lui apporteront de la bière. Elle aime ça, la bière, depuis le temps des coloniaux, elle a toujours rêvé d’avoir un grand réfrigérateur où les petites bouteilles vertes pourraient s’entasser, s’embuer joyeusement et fumer brutalement dès qu’on les décapsule ! Sous son oreiller, elle a toujours un décapsuleur pour les soirs de fête, même si la bière, ça coûte très cher et c’est très rare ! Elle a pourtant un frigo, Antoinette, c’est Félix qui le lui a donné avant de mourir – elle n’a d’ailleurs jamais su comment il se l’était procuré ! -, mais il est bien vieux, l’ampoule a claqué depuis longtemps et les pannes d’électricité ponctuelles lui jouent de mauvais tours. Elle pense aux pays froids, Antoinette, à ces régions du Nord, si riches, craquantes de santé, ces pays aux marchés pleins de poissons frais et de bières glacées ! Elle sourit et fait quelques pas pour relever Jean-Pierre qui s’est tordu la cheville en sautant entre les cailloux. Pas grave. Elle le masse doucement et le gamin repart pour de nouvelles aventures. Antoinette se rassied. Le ciel est gris et rouge, poussière et sang, comme du temps où on s’aimait partout et où ça grouillait dans le village, comme à l’époque bienveillante de la termitière joyeuse ! En ce temps-là, elle couchait tout le temps, Antoinette et elle laissait la porte ouverte quand l’homme se jetait sur elle et que ses seins luisaient de sueur et de plaisir. Maintenant, elle n’ose plus, et puis, elle est un peu vieille pour ces folies ! Même si Angélique, sa meilleure amie, lui répète toujours : « Y a pas de temps pour faire craquer les boubous ! »

Il y a quarante ans pourtant, quand elle était la bonne de la famille Vandengalle, on ne se gênait pas pour la sauter ! Dans la cuisine, dans la buanderie, dans le jardin, partout dans la maison ! Dès que la patronne prenait la jeep pour aller au marché, le patron venait la trouver où elle était et elle devait se prêter de bonne grâce aux caprices du maître — sans rien dire bien entendu car elle aurait été virée sur le champ ! Et pourtant, la blonde, la pieuse Vandengalle n’était pas la fille de Jésus ! Tous les samedis, ça dansait ferme sur les terrasses des belles maisons d’autrefois. La musique retentissait jusqu’aux confins de la brousse et faisait fuir les animaux. Les Vandengalle recevaient les Martens, les Deleux et les Van Bost, tous administrateurs et représentants de la cimenterie d’alors, en pleine expansion ! Les soirs de fête, personne ne touchait à Antoinette mais les animaux blancs se déchaînaient, s’étreignaient furieusement, gueulaient des trucs obscènes et s’échangeaient dans de longues plaintes jusqu’à l’aube. Sans se gêner. Antoinette parfois enjambait des corps, se faisait couvrir d’injures et courait alors se réfugier dans la cuisine. Jusqu’à l’aube, ça guinchait, ça gueulait, ça couchait. Au matin, les animaux blancs gisaient dans tous les coins de la maison et ronflaient bruyamment. Les uns et les autres se relevaient avec peine, s’habillaient en chancelant et chacun regagnait sa maison sans mot dire, dans de grosses Mercury ou Ford qui vrombissaient en démarrant, larguant des nuages de poussière… Certains soirs de virée, on appelait Édouard, le jeune boy des Vandengalle, le copain d’Antoinette. On lui demandait de mettre un pagne, de prendre une lance et de danser en hurlant au milieu de la pièce. La nuit, ça dégénérait un peu, il devait refaire la même danse, mais dans le plus simple appareil. On lui offrait dix francs pour qu’il morde un disque de ses dents blanches. Alors, la maîtresse de maison lui posait un plateau rempli de verres sur la tête. Édouard devait ramener les verres dans la cuisine, sans qu’il y ait la moindre casse ! Terrorisé, le jeune homme finissait par laisser choir le tout dans un fracas épouvantable. Alors, la blonde Vandengalle fermait la porte de la cuisine, obligeait le gamin à se mettre à genoux, se plaquait contre l’évier et remontait sa robe jusqu’au nombril… Antoinette faisait semblant de rien. Le dimanche, elle allait à l’église ou à la mission. Dans la Maison blanche, elle plaisantait volontiers avec le Père Jacques qui lui donnait du pain et des fruits. Elle repartait aussi avec quelques francs… S’il n’y avait eu le Père Jacques, elle se serait enfuie dans la forêt, pour ne plus revenir. Au fil des ans, les étés ont été de plus en plus chauds, les fêtes de plus en plus fréquentes, la rancœur et la haine, de plus en plus fortes. Les vols se sont multipliés. Les boys renvoyés cédaient la place à de nouveaux domestiques qui avaient dans les yeux une lueur plus sombre, un éclat comme le tranchant d’une lame. On retrouvait les animaux égorgés, on volait les poules, on détroussait les voyageurs. Il y eut alors des mouvements de troupes, des commandants blancs qui hurlaient des ordres, et puis des soldats noirs qui n’obéissaient pas, qui n’écoutaient plus, qui attendaient une solde hypothétique…

Antoinette se souvient. Le printemps 1961. Des meutes venues de la brousse sont arrivées en pleine nuit. Quelques hommes ont forcé la porte et se sont rués dans toutes les pièces de la maison. Un géant aux yeux blancs lui a dit : « Fous le camp si tu veux vivre, tout de suite, casse-toi ! » Antoinette s’est alors enfuie en robe de nuit dans la forêt proche alors que les premières flammes crépitaient déjà dans les maisons des Blancs. Ivre de terreur, elle est restée couchée dans les fourrés sans se soucier des milliers de mouches et de moustiques qui la piquaient vilainement. La nuit avait été lourde, glauque, inhumaine… Le lendemain matin, elle était revenue au village, non sans se

demander mille fois si la forêt n’était pas son seul refuge. Au loin, quelques foyers continuaient de crépiter. Il y avait comme un brouillard sur l’ensemble du paysage. Elle s’aperçut vite que les Blancs n’avaient plus de maisons. En marchant dans les allées, elle entendit des bruits de casseroles, des glissements de meubles. Les premiers pillards étaient sur place. Un coup de feu la fit sursauter, un deuxième au loin… Par petites grappes, les gens sortaient maintenant de la forêt, avançaient craintivement vers les foyers, passant devant ceux et celles qui cherchaient dans les ruines ce qui pourrait bien améliorer leur ordinaire. Antoinette poussa un cri. À l’entrée de la propriété des maîtres, la blonde Arlette Vandengalle gisait sur la pierraille, dénudée, les jambes écartées, une énorme entaille à la clavicule. Antoinette ne reconnut plus rien. Tout avait brûlé. Tout à coup, elle pensa au Père Jacques et se précipita vers la maison blanche, intacte certes, mais dépouillée de son contenu. Le mobilier avait été jeté par la fenêtre, les papiers, les étagères… Le sol était jonché de débris. Elle le vit arriver d’une allée latérale, un jerricane d’eau à la main, l’éternel sourire aux lèvres : « Ah ! Antoinette… » Il déposa le bidon et lui serra longuement la main : « C’était inévitable et je leur avais dit ! » « Et les autres Blancs ? » articula-t-elle. Il secoua la tête tristement : « On croit que Monsieur Deleux a réussi à monter dans sa voiture, il doit être à Léo maintenant. Il paraît que la Belgique a organisé un pont aérien. Quant aux autres… Ils sont restés dans leur maison, Dieu les accueille… » Malgré elle, Antoinette s’était mise à pleurer bruyamment, la tête posée contre l’épaule du Père… « Et vous et vous… Que vous ont-ils fait ? » « Oh ! moi, c’est sans importance Antoinette, la plupart des rebelles ont fréquenté mon école ; je connais encore les noms. Il y en a un qui s’est approché de mon lit et je l’ai entendu parler à un inconnu : “Laisse-le ! ce n’est pas un Blanc comme les autres, laisse-le je te le dis !” Moi, je faisais semblant de dormir et la lame qui allait m’égorger lissa lentement mon oreiller, comme à regret… » Antoinette frissonna malgré elle.

Plus tard, alors que les villageois retrouvaient tant bien que mal une habitation, un gîte pour quelques nuits, alors que la solidarité africaine reprenait le dessus, d’autres soldats sont venus, avec des commandants noirs cette fois.

On passa à une phase de relative reconstruction. La plupart des maisons « blanches » furent rasées, et on fit des baraquements approximatifs pour les familles noires. Dans les années qui suivirent l’indépendance, il y eut comme une nouvelle vie, un nouveau départ. Le village compta à nouveau de nombreux habitants et le marché prit un formidable essor. La pauvreté semblait n’avoir aucune prise sur la vie des gens. Des années plus tard, quelques Blancs refirent même leur apparition. Mais Antoinette comprit très vite qu’ils étaient essentiellement des antennes médicales, sortes d’éclaireurs envoyés au Congo par la Communauté internationale. C’est que la mort s’était installée à la table commune, une mort sale qui poussait dans les ventres affamés.

Antoinette revoit les blouses blanches, les brancardiers, les cahutes désertes… Elle observe les yeux de Justin, son mari, qui se vident de toute image, abandonnés à leur propre béance.

Antoinette-Marie Mayala regarde jouer Jean-Pierre ; elle jette un regard sombre sur la maison où le Père Jacques a fini son existence. Avec inquiétude, elle observe la route de Kinshasa qui n’est même plus un chemin, qui est redevenue une piste précaire, à peine carrossable.

Elle traîne son tabouret entre les cailloux, regagne lentement son étroit royaume où elle règne douloureusement. Avant de s’endormir, elle passera la main sous l’oreiller. En souriant, elle fera glisser ses doigts le long du décapsuleur et s’endormira dans la couleur d’une bière fraîche et fumante, accrochée à ce coin de planète où mousse encore une envie d’être.

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