Dans ma nouvelle maison – Chroniques hospitalières (extraits)

Alain Dartevelle,

Longue, infiniment longue période de traitements et souffrances confondus où je fais connaissance avec la vie d’hôpital, son vacarme permanent, crissements de charrette dans le couloir et nourriture infecte, remugles et horaires imposés, dignes d’une vie de caserne, cris de patients séniles et grands éclats de rire quand il fait nuit, encore. Et puis ces infirmières qui se succèdent sans cesse, démultiplication des tâches, et puis cet infirmier surgissant dans la chambre au beau milieu de la nuit, lampe vissée sur le front, étrange spéléologue me détaillant comme s’il découvrait le cadavre amené par le flux d’un cours d’eau souterrain, que sa grosse voix d’outre-tombe semble vouloir ressusciter.

Et moi je suis ailleurs, où il ferait meilleur, à échafauder les scénarios de rêves que ma raison profonde mène à leur terme empli de nostalgie. Sommeiller, cauchemarder jusqu’au grand jour où tout s’ébroue et puis impose l’évidence qu’il va falloir remettre ça, vie mécanique, bardée de processus, de protocoles, de règles qui me donnent le vertige, qui me feraient rendre l’âme en cet endroit censé me régénérer…

*

Me voici allongé sur un lit

Roulant dans ma caboche

Des tas de choses moches…

Toutefois je réagis :

À défaut de rire, j’écris !

Je survis, veux m’enfuir, mais finis par trouver une sorte de parade. Je maigris, mais j’écris ! Joyeux drille noircissant ses carnets à la chaîne, y consacrant toute son énergie en mettant à profit l’absence de chimio qui me sucerait force et idées.

J’écris à rebours, pour l’essentiel. Commence par rapetasser Toy Boy, un manuscrit d’essence fantastique, question de projeter le lecteur dans un monde de leurres, d’illusions qui me sont tellement familières. Puis me passionne pour la proposition d’un éditeur, où je me lance à corps perdu : évoquer ma Belgique en dix nouvelles et deux cent mille signes. L’occasion ou jamais de faire le point sur ce qu’il reste de moi, de mes dérives de jeunesse dans le Mons nocturne des années 1960 à 1980… De quoi me rendre compte, chemin faisant, que ce livre de souvenirs fragmentaires est empli de morts. Travail du temps, qui fait de moi le commentateur d’un monde à peu près disparu et dont j’ai quant à moi, grand profiteur d’un temps où presque tout était possible, eu le culot de sortir indemne.

Je n’aurais donc qu’à me féliciter d’être passé à travers tout, même si c’est pour me retrouver ici, ainsi, à deux doigts de rejoindre ceux-là même que je ravive. Ainsi suis-je au cœur des épreuves : l’écrivain survolté qui en un mois à peine peut mettre fin à un travail de deuil où il se sera aussi, mine de rien, appliqué, à se débarrasser de lui-même, de ce qu’il a été en des temps révolus. Mémorialiste remuant avec fougue un passé qui s’effiloche, avant que ne me viennent l’intuition et l’envie de me faire chroniqueur de ce que je vis maintenant, et de ce qui va m’arriver ?

 

(…)Il y avait la, les septicémies, mais d’autres choses aussi. Au fil des examens médicaux, prises de sang et ponctions de moelle, il n’y a progressivement plus eu le moindre doute sur la nature du mal dont je souffrais (et dont le nom m’évoquait malgré moi une boisson sucrée) : myélodysplasie… J’étais en effet victime d’un arrêt des activités de ma moelle osseuse, lequel touchait autant la production de globules blancs que celle de sang et de plaquettes. Une affection à pronostic défavorable, dans ce cas de figure.

Et c’est en janvier 2017 que le docteur A, faisant le point sur l’état d’avancement – ou de régression – des choses, nous informa Marie et moi du nom de la substance la plus vraisemblablement responsable du tête-à-queue médical : la fludarabine ! Cette fludarabine qui avait fait merveille et qui produisait à présent les plus déplorables effets – lesquels, il faut le souligner, n’étaient nullement incompatibles avec les observations les plus récentes de la doctrine.

La substance salvatrice s’était donc muée en agent du malheur… Ce qu’il nous fallait bien accepter au vu des limites de notre savoir médical et quels que soient les effets pervers de la statistique.

Confrontés à cette évidence selon laquelle aucun traitement salvateur n’était à attendre de Verviers, le Dr A ne voyant qu’une greffe de moelle (pratiquée au CHU Liège), et étant donné qu’on greffe autant à Bruxelles qu’au Sart Tilman, notre question était celle de la nouvelle orientation.

Peu avant la survenance de la maladie, nous avions en effet pris la décision de nous installer à Bruxelles et, la réputation du centre Bordet parlant de surcroît pour une telle option, le choix de Bruxelles semblait tomber sous le sens.

Était-ce faire le bon choix que de s’en tenir, en de telles circonstances, aux faits les plus objectivables ? C’est sans doute ce que nous nous sommes dit en prenant aussitôt rendez-vous via l’accueil de Bordet, rendez-vous que les hasards de l’agenda médical ont permis de conclure pour le jour même avec le Dr B. Ou bien aurait-il été indiqué de se lancer dans des supputations à plusieurs inconnues portant sur toute une gamme de situations personnelles, professionnelles et médicales non encore prévisibles ?

Force est d’admettre que nous avons opté pour la bonne vieille logique aristotélicienne. Laquelle nous a valu, par manque impromptu de chambres libres à Bordet, de nous voir dirigés vers l’hôpital Érasme. Érasme, pourquoi ? Un centre d’hématologie réputé, travaillant en étroite collaboration avec Bordet et où le Dr B nous dénicha dans l’urgence une chambre dont le seul inconvénient provisoire était qu’en fonction des opportunités du moment, elle se situait dans la partie la plus confinée du service… avant que l’évolution de mon état fasse qu’elle me convienne tout à fait !

Ayant pris mes quartiers « comme ça », sans explication préalable sur le genre de vie qui m’attendait ici, il m’aura fallu plusieurs semaines pour identifier – à l’exception des infirmiers et aides-soignants – qui sont ces personnes en blouses vertes, blanches ou jaune canari, voire en vêtements de ville, qui entrent tout à trac dans la chambre et, sans du tout se présenter, demandent à Monsieur Dartevelle comment il va, l’auscultent gravement, consultent son dossier papier, s’enquièrent de faits nouveaux (par rapport à quelle situation ?) et puis s’éclipsent, le plus souvent sans le moindre commentaire, me laissant indécis sur ce qui vient de se produire. Le mutisme est-il de rigueur pour les médecins d’Érasme – la plupart d’entre eux en tout cas ? Forçant le dialogue et prenant mes renseignements auprès des infirmières, et procédant par déduction, j’ai toutefois réussi à mettre un semblant d’ordre dans le ballet de femmes et d’hommes de science, les regroupant ainsi en deux groupes significatifs : ceux que j’appellerais les hématologues pur sang (les véritables spécialistes) et les médecins de support, lesquels effectuent des stages dans différents services – dont celui-ci – avant de fixer leur choix d’affectation en médecine interne. Et ce sont eux qui, selon des horaires variables, rythment les rapports médicaux avec les patients. Visites à la fréquence chaotique, non annoncées et sans heure fixe, mais qui ne s’accordent pas moins au principe selon lequel, après la tenue plénière et journalière d’échange d’informations sur l’état des patients, un hématologue ou un médecin de support visite chaque chambre, en cours de matinée ou d’après-midi.

Des visites qui, jusqu’à l’instauration de celles propres à mon cas, ont été fort bon enfant, même si maigres en informations médicales (procès-verbaux souvent indisponibles ou encore inconnus, vagues perspectives quant aux actions ultérieures ; ou annoncées sans terme précis de réalisation). On navigue à l’estime, mais avec une bonhomie de bon aloi.

Une variation majeure : la visite hebdomadaire du Dr C et de son équipe, qui lui fait comme la queue d’une comète. Professant au Luxembourg, elle n’en a pas moins des rapports privilégiés avec Érasme, où elle débarque en force chaque vendredi. Une savante dynamique, impressionnante de savoir et de capacité d’analyse express, que ce docteur C ! Après chacune de ses visites, on se sent comme essoufflé, un rien bluffé et un peu honteux de se sentir si bête…

Mais qui sont-ils individuellement, ces gens de savoir par qui mon traitement, ma kyrielle d’examens – mon sort aussi –, sont décidés ? Avec le recul, j’y vois une frise de visages qui n’auraient pas dépareillé la distribution d’un film parfois grotesque et parfois inquiétant, souvent intriguant. Quand on rapproche l’oculaire, des noms et des détails permettent d’y voir plus clair, parmi ces intervenants dont les surgissements ont le don de me prendre par surprise, et dans mon état de somnolence, en viennent à m’apparaître comme des masques dignes d’Ensor ?

En fait, quatre hématologues attitrées constituent le bataillon de choc garant des décisions et de la cohérence de gestion.

Journées de liberté tant désirées et tellement appréciées, pourtant, où je retrouvais mes deux chats vieillissants mais assez hypocrites encore pour, parfois, feindre de ne pas me reconnaître, avant de céder à de longues séances de ronron.

Interludes où de nouveau goûter la quiétude et les odeurs de livres de mon bureau du premier étage, où faire avancer sur grand écran les écritures en cours.

Sans perdre de vue l’obligation de requinquer mon pauvre corps si décharné. D’où de trop brèves séances de vélo d’appartement, avant que la fatigue chimique ne vienne me cueillir et me contraindre à m’étendre sur notre vaste lit pour un repos non programmé.

Jours tranquilles à Schaerbeek, oserais-je, si la fragilité de mon organisme, sensible aux moindres agressions, ne me prenait à revers pour me ramener d’où je venais : au septième étage de l’hôpital Érasme.

Ce qui décevait grandement le docteur B et l’ensemble de son staff, même si je n’en pouvais mais. Les infections étaient plus fortes que moi et que ma volonté de remonter le courant !

Six mois de va-et-vient, au cours desquels je n’ai bien sûr fait que m’affaiblir, qu’à perdre du poids tout en luttant contre les fièvres erratiques et l’absorption en masse de drogues censées circonscrire la menace. Avec, comme pour refrain, l’urgence d’identifier l’agent perturbateur.

Quand donc, et comment en finir ?

Non, l’hématologie n’était pas sans ressources ni ne restait inactive. Pour tenter de réveiller ma moelle décidément arrêtée sur l’idée de ne plus rien produire – ni globules blancs, ni autres composants sanguins –, diagnostic confirmé pas une ponction de moelle doublée d’une biopsie osseuse, un remède existait peut-être, nommé Vidaza. Soit une chimiothérapie sous–cutanée administrée à raison de six cycles de sept jours, chacun de ces cycles étant suivi de trois semaines de latence. Une réaction de mon corps étant espérée au plus tard en fin de traitement. Alors qu’en parallèle, chaque coup de boutoir d’une bactérie hostile déclenchait l’injection d’une multitude d’antibiotiques, le temps que des analyses déterminent les plus efficaces d’entre eux.

Tout ceci constituant une gamme d’actions qualifiables de standard, et dont je pouvais escompter gagner une accalmie significative, voire le tant attendu revirement – fût-il progressif – d’une moelle qui, mois après mois, se montrait toutefois souverainement indifférente aux efforts entrepris…

Alors même que tout ce déploiement n’était qu’une solution d’attente, sans donneur à l’horizon…

Oui, le statu quo semblait devenir la norme, dans le décor d’un ciel plombé et parfois déchiré par quelque insidieuse attaque entendant bien dresser mon corps contre lui-même…

Et donc, rien ne s’arrangeait. À tel point que le Dr B a tenu à me communiquer l’échec annoncé du traitement. Par Vidaza, à présent que nous étions en fin de cinquième cycle.

Nous voici démunis, m’expliquait-elle déjà. Ce que je refusais d’admettre ! Et ce sixième cycle décisif ? Et cette nouvelle ponction de moelle prévue depuis des mois, dont il s’agissait de savoir si les enseignements allaient corroborer ou du moins nuancer les données actuelles ?

Tout ceci dans un contexte où l’absence de donneur potentiel réduisait nos échanges à un jeu de ping-pong. Discussions de salon…

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