Dans un tunnel d’Antananarivo

Pierre Maury,

Maintenant, il regrettait d’avoir accepté. Il aurait voulu trouver un message différent dans sa boîte. Celui qu’il avait devant les yeux le renvoyait à son hésitation du début, quand il avait quand même fini par répondre oui, sans enthousiasme, avec l’espoir d’être exclu par la condition qu’il posait : Je ne serai pas présent, avait-il écrit, contre tous les usages. Il avait ajouté : Si vous acceptez une participation par courrier électronique, je serai volontiers des vôtres. Par crainte de déplaire, pour ne pas prendre lui-même la décision. Le piège s’était refermé sur lui.

Il n’avait pas imaginé, deux mois plus tôt, à quel point la situation pouvait devenir embarrassante. Ce jour-là, il avait sacrifié au rite du courrier : il avait lu tranquillement, devant une bière glacée dont il buvait de temps en temps une gorgée au goulot, les messages qu’il avait chargés deux heures plus tôt au cybercafé. Il faisait beau, la marche lui avait donné chaud, il aurait aimé avoir l’eau courante à domicile pour se rafraîchir. On ne peut pas tout avoir. L’électricité tenait déjà du miracle, miracle d’ailleurs fragile : il avait toujours, après cinq heures et demie, quand le soir tombait, une bougie à portée de la main. Ce n’était pas son souci à ce moment : la batterie de son portable était chargée à bloc, plus qu’il n’en fallait pour lire la disquette et rédiger quelques réponses. Il écrivit ainsi à trois de ses quatre correspondants puis se résolut à répondre oui au dernier. Qui lui demandait de faire partie d’un jury chargé de désigner la femme de l’année, en lui donnant les noms de ceux qui avaient déjà accepté : six hommes et deux femmes ! Celles-ci avaient bien du mérite : elles s’excluaient de la course au titre, pensa-t-il brièvement avant d’envisager le profil de sa lauréate idéale.

La tâche était rude, car le vote était ouvert à toutes les initiatives des électeurs dont on sollicitait non seulement des noms mais aussi une argumentation en faveur de ceux-ci. Le jury se réunirait trois fois, sans lui : la première pour récolter les propositions et entendre ceux qui les défendaient, la deuxième pour établir une liste restreinte après un vote, la dernière pour le choix définitif.

Maintenant, il avait devant lui le résultat de la deuxième réunion :

Date :

Thu, 15 Oct 1998 16:09:12 +0200 (MET DST)

From :

j.trouzet@arcanet.com (Jacques Trouzet)

Subject :

Femme de l’année

To :

p.maury@mailcity.corn Cher Pierre,

Les débats ont été longs et difficiles mais notre jury, dont je vous remercie encore d’avoir accepté de faire partie, a retenu deux noms pour sa délibération finale : Sémira Adamu et Monica Lewinsky.

Nous attendons votre vote avant le 15 novembre, date à laquelle nous nous réunirons dans la matinée pour annoncer le nom de la lauréate à 13 h 08, en direct dans les journaux télévisés de la mi-journée.

Amitiés.

Jacques Trouzet

Les journaux télévisés, le cœur du piège… Il n’avait pas compris dès le départ qu’on voulait élire la femme la plus médiatique de l’année… Ou celle des derniers mois… Sémira, Monica. Les deux prénoms faisaient pourtant une musique douce à ses oreilles. Il essayait de se figurer leurs visages, qu’il ne connaissait pas, contrairement sans doute aux autres jurés gavés de télévision et d’illustrations dans la presse écrite. Il manquait de points de repère : Monica ne pouvait avoir pour lui qu’une allure à la Hillary Clinton, encore pensait-il surtout aux cheveux, sans savoir pourquoi ; Sémira évoquait un pays voisin de celui qu’elle avait fui, une Nigérienne rencontrée au Bénin, et ce n’était pas du visage qu’il se souvenait le mieux…

Il avait donc, implicitement, accepté d’avoir à voter pour une de ces deux femmes qui ni l’une ni l’autre ne connaîtraient rien de l’honneur qu’on leur faisait. Voter pour un coussin ou pour un cigare, se dit-il en ricanant bêtement. Et, sur un air d’il ne savait quelle chanson idiote, lui vinrent ces paroles dont il avait honte mais qui se répétaient comme une rengaine dont il n’arrivait pas à se débarrasser :

Un coussin

sur la figure

un cigare

dans le vagin

Au nombre de ses défauts, il comptait celui d’être trop consciencieux. Il passa donc du temps à chercher des raisons de choisir une des finalistes en se remémorant les émotions qu’avaient provoquées ces deux femmes en lui. Monica l’avait bien fait rire. Sémira avait failli le faire pleurer. Deux réactions presque infantiles, et c’était sans doute contre cela qu’il s’était élevé quand il avait développé ses arguments dans le message où il proposait sa candidate. Il y tenait beaucoup, pas assez cependant pour avoir sauvé ce texte – il ne faisait jamais assez de copies, et il effaçait souvent des choses dont il regrettait ensuite la disparition. Mais il avait gardé le souvenir approximatif de ce qu’il y disait.

Il était question d’une femme dont il ne connaissait pas le nom. C’était mal parti. Il l’avait appelée X, faute de mieux, et il l’avait décrite comme il la voyait, chaque fois qu’il prenait un taxi collectif, un taxi-bé, pour aller en ville. Elle se trouvait toujours dans le même tunnel, respirant les gaz d’échappement. Elle était vêtue de ce qui avait dû être un sac en toile de jute et qui ne ressemblait plus à rien depuis longtemps, mais encore moins à un vêtement qu’à un sac. Pieds nus, bien sûr, pouilleuse, évidemment, elle était parfois occupée à manger on ne sait quoi avec un appétit féroce, l’instinct de survie, et aussi l’ignorance du moment où elle aurait autre chose à se mettre sous la dent. Elle ne s’interrompait que pour tendre la main, dans l’espoir d’une pièce que les piétons, trop pressés de sortir de la pestilence, lui tendaient rarement. Le reste du temps, elle était là, assise entre des caisses défoncées, les yeux dans le vague, même pas occupée à attendre. Il y avait longtemps qu’elle n’attendait plus rien, sans doute. C’est du moins ce qu’il imaginait quand il pensait à elle, quand son visage anonyme lui revenait à l’esprit. Au moment où il la voyait, il était incapable d’imaginer quoi que ce soit. Cette femme sans âge, sans passé, sans avenir, lui communiquait le seul sentiment d’une présence à laquelle il n’était besoin de greffer aucune explication, aucune histoire.

Elle était là, voilà tout… Une survivante. Et c’est avec ce genre d’évidence qu’il s’était adressé aux autres jurés. Comment avait-il pu penser qu’ils prêteraient la moindre attention à sa candidate ? Qui n’avait pas demandé à l’être, d’ailleurs. Et qui, si quelqu’un lui avait expliqué à quel titre il la destinait, aurait été encore plus étonnée que les jurés…

Tout cela était si vain. Vaniteux. Il cliqua sur la touche Reply et la case Subject afficha : Re : Femme de l’année. Puis il resta immobile. La lumière n’était pas bonne, le ciel était couvert. La pluie était tombée pendant la nuit, un peu trop tôt dans la saison. L’alizé ? Encore quelques semaines, ce seraient les grandes pluies d’été. Sa candidate était à l’abri dans son tunnel. Mais il avait vu, l’été dernier, les grandes eaux s’engouffrer à travers la ville. Il était impossible de se protéger contre le torrent. Sous le pont, c’était le haut d’une côte. Peut-être X serait-elle quand même épargnée, et ses caisses ne se partageraient-elles pas une dérive vers Behorika et Andravohangy, les deux quartiers en contrebas.

Il cligna des yeux, revint à l’écran. Effaça Re : Femme de l’année, ce qui donnerait, chez son destinataire : (No subject). Se fournit ainsi, à bon compte, une petite chance de n’être pas lu. Et tapota.

Cher Jacques,

Voici mon vote final ; X. Je ne peux, vraiment, et quels que soient les bons sentiments qui motiveront votre choix prévisible, m’y rallier. J’ai tout dit déjà sur le sujet, sinon qu’il faut ajouter ceci : je tiens beaucoup à ce que mon choix apparaisse dans le décompte final. Ou, si ce n’est pas possible, à ce que mon nom n’apparaisse pas parmi ceux des autres jurés.

Amicalement,

Pierre

Ils feraient ce qu’ils voudraient. Il enregistra le message sur la disquette qu’il empocha, éteignit l’ordinateur, sortit en fermant soigneusement la porte. La crainte d’un cambriolage était devenue une seconde nature. En attendant le taxi-bé, il se demanda si son regard sur celle qui n’était déjà plus que son ex-candidate serait différent aujourd’hui. Puis il n’y pensa plus.

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