Lorsqu’elle marche et se peigne, lorsqu’elle jette un regard sournois au miroir, qu’elle arpente un pays, une parcelle, un mini territoire, un jardin, une cour, un salon, une salle d’eau : elle existe.

Lorsqu’elle mange et boit, que sans honte ni regret elle abandonne ses déchets, elle existe.

Lorsqu’elle reste bêtement là, dans l’existence et dans l’attente, et qu’en retour les mots de l’autre heurtent ses oreilles, elle ne sort pas de l’existence mais n’attend plus. Elle s’en va, n’importe où, au loin, tout au fond d’elle où elle espère trouver ce qu’elle ne trouve jamais.

Lorsque la Palestine entre en elle avec la beauté de ses paysages, la douceur de ses déserts aux couleurs de coquillages, les fleurs du Golan et l’âpreté des checkpoints, lorsque le soldat l’arrête et la questionne et qu’elle feint la tranquillité de la bonne conscience alors que ses yeux, ses oreilles et la peau captent la guerre, les cris et les non-dits hurlant à l’intérieur des ventres, lorsqu’elle entre à Jérusalem, comme les milliers de juifs et d’Arabes, comme les centaines de pèlerins, comme les milliards d’humains depuis deux mille ans, tous à la Jérusalem éternelle, tous en prière, tous en attente, tous en va-et-vient, en marche, vaquant, parlant, existant, vendant, achetant ; bruit d’argent et de breloques, chatoiement de chapelets musulmans et chrétiens dans les souks multicolores de Jérusalem-Est où fleurissent émerveillement et sourires. Et que surgit une grande maison, achetée par Sharon, narguant le souk de son chandelier à sept branches et de son vaste drapeau israélien. Et que sur l’esplanade des mosquées, le jour de prière, un envol de petites filles voilées de blanc pique-nique à l’ombre des oliviers. Lorsqu’elle entre dans une mosquée, pénètre dans une église, contemple l’or des orthodoxes, la rigueur des temples protestants, la fraternité des Églises chrétiennes et melkites, le dépouillement des synagogues, elle voit partout des dévots rassemblés en prières. Et le balancement des juifs devant le mur des lamentations. Et les pas furtifs des Palestiniens le long du mur de la honte, haut de 9 m, coupant sur toute la longueur la rue principale des quartiers arabes d’Abou Dis et d’El Azanya. Ce mur censé protéger les colonies juives de Mitzpeth Yehuda et Kedar à l’est de Jérusalem. Leurs pensées au rythme des pas, les kilomètres de détour pour trouver de l’autre côté un père, une mère, des grands-parents. Les boutiques sont fermées, la rue déserte, on a beau poser un tuyau comme stéthoscope sur le mur, rien, pas un mot, pas un klaxon, pas un frémissement ne filtre. Ce mur, construit par des ouvriers palestiniens sans travail, tout comme les colonies…

Et qu’à Bethléem, elle et ses amis sont les uniques occupants d’un hôtel, dans une ville morte, où roulent de rares voitures et où le soir personne ne s’aventure sur les trottoirs. Et que fondée par Paul VI, l’université catholique de Bethléem enseigne tout, sauf la médecine, aux chrétiens et aux musulmans venus des villages, des camps de réfugiés et d’Hébron. Mais à la Basilique de la Nativité, promenade émue sur ce lieu où les franciscains ont recueilli pendant 40 jours des Palestiniens pourchassés par l’armée israélienne. Certains ont choisi l’exil, d’autres de retourner dans la bande de Gaza, sachant que c’était pour eux le piège et sans doute le tombeau.

Alors qu’elle écoute une Israélienne d’origine marocaine qui naguère encore organisait des convois de voitures de Jérusalem et d’ailleurs jusqu’aux territoires occupés, avec nourriture et bidons d’eau, bannières et messages politiques forts : « une alternative, on peut s’entendre. La liberté pour les deux peuples », les Palestiniens leur disant : « vous nous apportez la nourriture et vous nous tuez. » Et que depuis qu’Israël martèle toutes les heures, aux radios et télévisions, qu’il a tout fait pour la paix mais qu’avec les Palestiniens la paix n’est pas possible, il n’y a plus de manifestation pacifiste en Israël.

Et qu’ils se rendent à Hébron après des heures de checkpoint, et qu’ils traversent les souks tenus par les Arabes, et qu’au-dessus de leur tête, des treillis s’emplissent de détritus que jettent les juifs, et que plus haut sur les toits, mitraillette au poing, des soldats guettent. Et qu’elle marche, photographie, sourit à des fillettes en uniforme, cartable sur le dos, qui apprennent en arabe, parfois en anglais. Ville maudite, depuis quatre ans plus de pèlerins, le tombeau des Patriarches visités par de trop rares touristes. Des adolescents les saluent avec de joyeux Salant ! Sur la place, mille taxis jaunes tournoient, prennent et déposent des Arabes, font fortune (si on peut dire) car, pour les Palestiniens, le seul véhicule possible est un taxi pour arriver au checkpoint, un autre au sortir et se rendre à Bethléem et de là à Jérusalem de checkpoint en checkpoint, de taxi en taxi…

Et qu’elle rencontre une Israélienne chrétienne d’origine française, fondatrice du village Nevé Shalom, oasis de paix, tous unis, Juifs, Arabes, orthodoxes, musulmans, athées, tous frères et riches dans de belles villas cossues cousues d’or et de fleurs, tous à l’abri sur les hauteurs de ce paradis au milieu de l’aridité, et qu’elle cherche en vain la mosquée, l’église, la synagogue, tous alignés sur les athées, se recueillant dans « la maison du silence », tous pour la paix, tous réprouvant l’empiétement du mur sur les terres palestiniennes, mais tous approuvant le mur, condamnant les kamikazes, « une honte, un scandale, se servir de la vie humaine pour tuer, quel gouvernement ne réagirait pas ? Nous ne faisons pas ça, nous les juifs, nous nous contentons de raser des maisons dans la bande de Gaza. Dans la balance pas de commune mesure entre l’éradication d’une maison et la suppression d’une vie humaine… » Et qu’elle et ses amis tournent sept fois leur langue dans la bouche avant d’oser la question « qu’est-ce qui pousse les kamikazes à cette extrême solution ? Y avez-vous pensé, vous Israéliens ? » On répond qu’un Arabe chrétien ne se suicide pas : « Seuls les musulmans se font sauter pour tuer, ils veulent la mort d’Israël. » Et qu’elle et ses amis murmurent « ne pensez-vous pas que le désespoir en soit le moteur, l’étincelle, la lumière noire de la vie qu’on refuse aux Palestiniens ? » Et qu’ils le disent avec une douceur extrême craignant l’anathème d’antisémite jeté au visage comme un crachat et que pour toute réponse on dévie la conversation vers de l’inopportun.

Et qu’elle traverse le Golan, qu’elle aperçoit Quneitra, ville syrienne martyre, et sur la ligne de frontière un poste de l’ONU et une gigantesque antenne israélienne captant les radios syriennes, et qu’elle remonte la miraculeuse « Hula-Valley » aux cent cascades, promenade de fraîcheur, de beauté, de senteurs enivrantes, paradis terrestre où coulent le lait et le miel… rêve inaccessible de Moïse… et que sur le lac de Tibériade, sous un soleil tamisé, une barque de pêcheur glisse doucement sur les eaux calmes tout comme celle de l’apôtre Pierre, il y a deux mille ans. Et qu’elle et ses amis logent à Nazareth, chez les sœurs qui, faisant des fouilles, ont découvert sous leur cave la maison de Joseph…

Et que pour se rendre à Al Taybeh, village arabe chrétien, on entre dans un paysage de roches sauvages érodées, Bédouins et troupeaux de chèvres, cultures d’oliviers, tas de sable barrant arbitrairement des routes. Elle et ses amis contournent Ramallah par des traverses secondaires, direction El Tarot, mais très vite un amas de terre en interdit l’accès. Retour et direction Eyrozmat, route barrée, monceau de sable. Vers Mifalat, amoncellement de terre et de bois. On redescend vers Jérusalem-Tel Aviv, à droite une prison et un chantier, impossible de trouver une issue vers Al Taybeh, on remonte vers Ramallah : checkpoint à Kalandya, deux heures d’attente dans un embouteillage insensé de camions, voitures, taxis, piétons. Tsahal pour l’instant ne laisse passer personne et personne n’oserait mine de rien passer outre. Fouillis d’Arabes de toutes conditions, quelques élégantes se faufilent entre les voitures. C’est l’heure où partout dans le monde on rentre chez soi.

Et que pendant ces deux heures, elle a tout le temps d’imaginer un scénario, une belle histoire d’amour, David, un jeune soldat juif, planté sur son mirador, rêvant comme beaucoup de ses camarades d’un grand Israël sans kamikazes et de se promener sans mitraillette au bras. Il est né dans une colonie juive. Il est heureux aujourd’hui car il vient d’apprendre par la télévision officielle que Sharon a pu extirper de Bush la promesse de reconnaître les colonies de peuplement comme faisant partie de l’État d’Israël. Selon l’habitude, pense-il, l’Europe s’est indignée montrant ainsi son antisémitisme sournois. Sur le mirador, David contemple son pays radieux aux collines et vallons créés pour le peuple élu de Dieu. Vaguement, dans un coin de sa personnalité, il souhaite connaître ou voir ce que vivent les Palestiniens, ces terroristes à qui on a confisqué la terre, détruit les maisons. Car il a aimé Jihane autrefois. Il l’aime encore puisque son visage voilé, qu’il a si souvent religieusement dévoilé, hante toujours ses nuits. Depuis quatre ans, ils ne se sont plus rencontrés. Un juif a interdiction de se rendre en Palestine (trop dangereux), un Palestinien ne peut entrer en Israël sans autorisation. Ils conversent sur Internet, mais c’est sec à sécher toutes les larmes du corps. Jusqu’ici, il n’a pas osé demander une permission, on rirait de lui, aller se faire égorger comme un mouton par les Arabes… Mais il veut la voir, la toucher. Il guette son amante palestinienne, à qui il a donné rendez-vous par e-mail. Elle fera, par les chemins de traverse, des kilomètres pour le voir, simplement lui faire un signe léger, et si possible lui parler. David a averti son ami Simeon à l’avant-poste de la laisser passer, et Siméon a promis. Mais ce qu’ignore David, c’est l’effet désastreux qu’a produit cette demande sur son ami : une pensée monstrueuse, un clignotant rouge parmi les klaxons et le charivari ont surgi : ce rendez-vous avec une palestinienne, David serait-il un traître ? Siméon n’hésite pas, les fouilles seront renforcées, toute femme voilée suspectée.

Jihane a dû contourner le mur, des barrières électrifiées, des fossés. « Non seulement ils nous volent notre terre mais aussi notre temps. Nous sommes encagés comme des singes dans un zoo, pense-t-elle, bientôt ils nous jetteront des bananes. » Deux heures pour arriver au checkpoint. David, qui la guettait aux jumelles, l’aperçoit, belle, droite, tout en djellaba blanche. Siméon systématiquement procède à la fouille au corps. Il tâte le voile de Jihane, ses mains passent le long des bras, sur la poitrine, la taille, les hanches, le dos, c’est plus que David ne peut supporter, il abandonne son poste, dégringole le talus, court jusqu’à la barrière, Jihane a disparu. David attrape Siméon : « où est-elle ? – Je l’ai renvoyée dans son village. Tu n’es qu’un traître, David, l’amour entre nos deux peuples nous perdra. Nous ne pouvons faire confiance à aucun Palestinien, tu le sais, tous veulent nous rejeter à la mer. » Il fait un signe, deux soldats se saisissent de David.

Et tandis qu’au checkpoint de Kalandya, elle pense à cet amour interdit et au destin perdu de Jihane et David, Ramallah sur les hauteurs brille de toute sa blancheur, Ramallah où « le vieux » assigné par l’occupant à résidence chez lui, attend ses dévots, attend ses frères européens, attend les chars et les grues de Tsahal, attend la mort en riant, Ramallah, aujourd’hui, fermée de toute part.

Lorsqu’elle et ses amis entrent à Al Taybeh, il fait nuit.

Et que là, les Arabes chrétiens fêtent les Européens qui apprennent beaucoup de choses : possibilité de rencontres entre chrétiens, juifs et musulmans, qui ont accordé les dates des fêtes de Pâques et de Noël. Occurrences économiques aussi, la culture des oliviers, ils vendent des bidons d’huile aux GB européens. Bientôt ils rêvent de pouvoir exporter ce miel du désert partout dans le monde pour transformer ce produit en message de paix. Car on prie pour la paix en terre sainte et on vend des lampes à huile faites par les Palestiniens dans tous les évêchés du monde. « Notre ville sainte, c’est Jérusalem. Nous, chrétiens, sommes ici depuis deux mille ans, sans nous, les lieux saints seraient vides. Dieu a voulu que juifs, chrétiens et musulmans se partagent cette terre sainte. Nous devons nous entendre à trois. Et ici à Al Taybeh nous nous entendons. »

Et qu’elle souhaiterait que se concrétise partout cette entente, qu’elle aimerait dépiauter les langues de bois, retourner les cœurs et les volontés. Et qu’elle perçoit toute chose en surface, sans pouvoir y pénétrer, sans pouvoir y faire quoi que ce soit, sans pouvoir dévier le cours des événements, sans pouvoir intervenir. Sans force et sans pouvoir devant deux peuples qui se battent pour leur survie. Tout entiers dans leurs névroses mortelles.

Et qu’elle quitte la Palestine et qu’elle continue sa course sur cette terre, qu’elle existe intensément dans chacun de ses actes les plus sournois, les plus ridicules, qu’elle achève sa journée, harassée de tant d’inutilité, qu’elle ferme les yeux et se retrouve, vagissante, presque inanimée, un souffle, une attente. Et que les yeux à percer le noir scintillent de mille étoiles, et qu’elle oublie ces étoiles-là pour d’autres plus blets, clapotis d’éclats et qu’elle cherche dans cette obscurité blême sans trouver jamais. Et qu’elle se dit j’existe, oui j’existe à la limite de ma peau, de mes nerfs, de ma perception, du drap sous mon corps, des bruits ténus de la nuit dans la maison, craquements, courses de souris affamées à l’ombre des solives, qu’elle se dit j’existe mais ça ne veut plus rien dire. Un souffle, un arrêt dans la pensée moite, un mur qui s’enroule autour du cerveau pour clôturer à jamais l’accès. C’est ça l’être ? Cette chose qui dort, se lève et vaque tout enfermée, toute couturée de mini-pensées, et cette certitude immédiate qu’au ciel les étoiles ne font pas grand bruit. Que donc, c’est sur cette chienne de terre qu’il faut vivre, dans le vacarme et la fureur, sur cette marmite pleine à craquer d’objets immondes prêts à fuser et à percer toute chair, les axes du bien et du mal affûtant leurs épées.

Mais lorsqu’elle écrit, l’existence s’évanouit devant la splendeur tremblante de l’être.

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