Toile pour un été

Philippe Jones,

Le vert était venu. Bourgeons et fleurs éclatent. La glycine, le lilas, les muguets s’affirment au même instant. L’anomalie de ces floraisons simultanées surprend, enchante ou inquiète. Joie colorée du printemps après un âpre hiver, anxiété de ce changement subit que des orages déjà soulignent. Malgré ces brusqueries du climat, le rouge-gorge picore avec sa distinction naturelle, le merle, en fin de journée, module les accents de son monologue au sommet de l’arbre, cependant que des escarmouches opposent la pie et la corneille.

Rien de très particulier en cette fin du mois d’avril, si ce n’est une certaine tension dans l’air et des réactions à fleur de peau chez les humains. Ces derniers se partagent, en proportions presque égales, entre ceux qui espèrent s’accommoder et ceux que des bouffées d’aigreur animent encore. Tous se plaignent du coût de la vie, toujours en hausse. « Normal, chacun veut plus et on n’est pas gouverné ! » Le leitmotiv est quasiment général.

Et la sécurité ! « Je ne sors plus le soir », déclare une voisine, bonne bourgeoise dans la cinquantaine, « il n’y a pas que les mauvaises rencontres, il y a les attentats, ces kamikazes, comme on les appelle, qui se font sauter partout, au Moyen-Orient, en Indonésie, en Amérique et maintenant chez nous, en Europe ».

Les médias ne cessent d’en parler et, s’ils ne sèment pas la panique, ils minent le moral en répétant chaque jour, chaque soir, entre deux émissions de jeux et de disco, les nouvelles sinistres de combats, de répliques punitives, de prises d’otages, de trains éventrés et de pédophilie.

Raphaël est journaliste free-lance, toujours à l’affût de ce qui se passe où et quand, de l’événement brut, en franglais, sans cause ni commentaire, des frontières qui s’effacent, la fuite en avant, mais aussi chômage, prix littéraires, sport, trafic de drogue, matchs de football et les prix vedettes du marché d’art. Ce dernier domaine le passionne. Il aime l’avant-garde, tout au moins ce que l’on nomme tel, la nouveauté, l’inédit. Le travail à partir de l’idée sèche. Une vidéo, par exemple, sur le thème du chat et de la souris, mais la vidéo : c’est la souris. La vidéo face au chat, qui se pourlèche les babines. Du jamais fait, croit-il. Le couinement de la souris devient clameur, universelle, le destin de l’homme s’y voit scellé.

La pelouse du jardin est ponctuée de pâquerettes, or Raphaël a tondu il y a quatre jours, elles ont repoussé plus abondantes que jamais. La chaleur est trop forte pour la saison, des orages chaque nuit, plus de trente à trente-cinq degrés chaque midi, et la terre répond à ce rythme accéléré. Les fourmis et les pucerons pullulent.

« Les éléments déchaînés », disait l’un. « Les éléments décharnés », répondait l’autre avec un mauvais rire.

Les politiques sont en campagne, promettent monts et merveilles, s’envoient des coups bas ; toujours des élections du Sud au Nord et de l’Est à l’Ouest. Un monument de bronze, de huit mètres de haut, figurant le président de la république en judoka, s’élèvera sous peu en Russie. Le culte de la personnalité connaît une nouvelle vigueur et les États-Unis laissent entendre une reprise des essais nucléaires. La simulation ne suffit plus à garantir l’efficacité de ces armes dites de destruction massive.

Des orchidées se clonent par milliers, vont ceinturer la terre.

L’avant-garde entre le penser et le faire, entre l’idée et l’émotion, qu’en est-il ? Si l’on abolit les barrières de la datation historique, on retrouvera toujours la succession des jours et des nuits, l’invention de la roue, le génie de Léonard de Vinci, de Jean-Sébastien Bach, d’Einstein, de l’homme sur La lune, en apesanteur et au bord du vide.

Quel poids ici-bas ! Le climat devient de plus en plus dur. Raphaël est contraint de changer de chemise, au moins quatre fois par jour, à force de cuire dans les embouteillages.

« À l’avant, à l’avant-garde, crie-t-il en agitant la cassette vidéo du chat et de la souris, à l’avant-garde », répète-t-il en claquant la porte de sa voiture, en courant le long de la file qui stagne sous l’énorme soleil.

Un couinement de souris emplit tout l’univers.

Partager