De novis Belgis

Marc Guiot,

Deux maisons de bouche ostendaises se disputaient naguère la palme du restaurant portuaire le plus couru. Deux usines du mal manger, disait ma grand-mère. Elle ne jurait que par les « armes de Bruxelles ».

Ils ne désemplissaient jamais. Le Belgica, on y parlait français, fut rasé après la faillite et remplacé par une construction hideuse. Bye, bye Belgica. Son concurrent chanceux, le « Flandria » tourne encore à plein régime, tandis que les touristes d’un jour engloutissent leurs douteuses barquettes de poisson mayonnaise vendues trois euros sur les quais.

Belgica ? Aucun vaisseau ne porte désormais le nom du vaillant navire d’Adrien de Gerlache détruit par les glaces de l’Antarctique en 1898. La Belgica n’est plus qu’un vaisseau fantôme, une belgitude volante qui hanterait nos inconscients.

En revanche, la flottille des Flandria sillonne le port d’Anvers avec à son bord des légions de touristes hollandais et d’investisseurs aux yeux bridés quand elle ne sert pas de restaurant de luxe flottant à l’élite bling bling flamande. Regroupée en Rotary Clubs, Lyons ou autre Orde van de Prince, elle y dîne royalement à la lueur des chandelles tout en naviguant.

Belgica désignait dans l’antiquité les futurs « États belgiques » (terme utilisé sous l’occupation autrichienne) au temps où ils étaient habités par les anciens Belges, redoutés par César pour leur « bravitude ».

Que penserait de ces novae Belgae en tenue de soirée son fantôme, si, embarqué sur un de ces Flandria, il revisitait nos belges contrées ? Il pourrait, à tout hasard, s’en ouvrir à Bart de Wever, vaillant centurion mercenaire à l’allure d’Obélix qui pratique le latin.

Un critique dit un jour de Hugo Claus qu’il était à la fois la « crise et le sismographe de la crise ».

On pourrait dire la même chose de la majorité des écrivains belges. Les plus sensibles sont, comme les prophètes d’autrefois, de bons donneurs d’alarme.

Ainsi ce Rudy Aernoudt, à la dégaine de saltimbanque décoiffé, intello brouillon égaré en politique, qui se dit persuadé que « la Belgique est notre seul avenir ». Son « évaporation » voulue par le politique ne le serait pas par les citoyens belges.

Un samedi matin, partant par l’autoroute d’Ostende pour récupérer en camionnette un lot de vieux meubles, on s’arrêta à une station-service. On y croisa « les pitbulls », un groupe de motards liégeois aux tempes grises sanglés de cuir montés sur des Harley rutilantes et flanqués d’amazones mûres à la crinière décolorée, en route vers Blankenberg, le seul endroit de Belgique qui hume la gaufre en même temps que la frite.

Au retour, arrêt pipi à la station de Groot-Bijgaarden où bivouaquaient des motards flamands flanqués de leur belle en partance pour les grandes pétarades dans les méandres mosans encombrés le week-end de gros cubes.

Deux cents artistes flamands se sont dressés contre le « nationalisme borné » du président de leur parlement régional, en programmant un grand événement culturel à Bruxelles. Friands d’interculturalité, les gens de lettres et du spectacle construisent plus volontiers des ponts entre les communautés que des murs ou des barrages, laissant ce soin aux présidents d’assemblées membres de la NVA.

Ulcérés que leurs alter ego francophones soient brocardés comme suppôts d’une « culture du profitariat » et de « l’expansionnisme linguistique », les deux cents ont apporté leur soutien à une pétition flétrissant le discours identitaire d’un nationalisme engoncé. Érigé jadis en légitime défense contre la discrimination, le mouvement flamand s’est mué, selon eux, en crispation de parvenus.

Le credo économique de la NVA, calqué sur celui du patronat flamand, renvoie à une Flandre des Tea Party où les plus-values patronales gommeraient les acquis sociaux pour faire de mère Flandre une Bavière opulente en bord de mer.

Honnie par les flamingants pour son cosmopolitisme, la capitale de l’Europe est le prototype d’un vivre ensemble en devenir : une société créolisée où souffle un vent de fronde libertaire.

Parmi les terroristes islamistes, on compte des médecins, des ingénieurs et des pilotes mais pas le moindre poète, chanteur ou photographe. Les artistes sont dans l’autre camp, celui de l’ouverture, du respect, du dialogue, de l’échange franc. Les nationalistes intégristes, les radicaux haineux ne leur feront pas le moindre cadeau.

Les Flamands détestent Bruxelles ou ils l’adorent.

Ses détracteurs se recrutent parmi les navetteurs payés grassement pour un bilinguisme du bout des lèvres et tout le peuple des caméléons prêts à rejoindre demain le Vlaams Belang.

Ses laudateurs sont créateurs de mode, gastronomes, chanteurs flâneurs, gens de plume et tous les intellectuels qui ne forment pas le premier cercle de Bart De Wever aux prénoms wagnériens.

À la Foire aux livres d’Anvers quelques auteurs amoureux de Bruxelles ville monde ont donné le ton : « Schrijvers die hun hart aan de hoofdstad verloren hebben. Omdat ze er wonen of omdat ze het de ideale achtergrond voor hun romans vinden. »

Aux derniers États généraux bruxellois, deux doux rêveurs proposaient des Guides Michelin édités par leurs soins ainsi qu’une surprenante carte de Bruxelles couvrant toute la surface du royaume.

J’en ai épinglé un exemplaire au-dessus de mon lit, un mantra que je médite chaque matin. Non contente de lancer ses tentacules bien au-delà de son carcan de dix-neuf communes, Bruxelles, vaste communauté urbaine avec ses quatre universités, y dépasse depuis longtemps les limites de l’ancien duché de Brabant. Tous les efforts flamands pour bétonner la frontière linguistique comme une seconde ligne Maginot se sont révélés aussi vains que les velléités wallonnes d’annexer la capitale. Bruxelles s’étend en résistant à la concurrence des mégapoles : le Randstad hollandais, la communauté urbaine lilloise, le trio Luxembourg, Maastricht et Aachen. Londres n’est qu’à deux heures trente de TGV, une heure de plus que Paris.

Bruxelles, enzyme glouton et valeur belge ajoutée, finira par absorber le royaume de Belgique tout entier, le transformant en une Europe miniature dont il sera plus que jamais le laboratoire, l’épicentre et le microcosme.

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