Déconstructions européennes

Jacques De Decker,

L’Europe n’a pas de quoi pavoiser. D’ailleurs, elle a supprimé son drapeau de son texte fondamental. Et si elle l’y avait maintenu, il n’est pas sûr qu’elle aurait le cœur à le brandir. Ce n’est pas un détail.

À force de prendre les symboles pour des balivernes, elle est en train de se priver de ses assises. Elle a cru, pendant longtemps, qu’il suffisait d’avoir l’œil sur les colonnes de chiffres, et voilà que, faute de colonnes morales — osons cette notion qui gagnerait à être cotée à la bourse des priorités —, elle vacille, éveille les fantasmes de chute d’empire, dans la mesure où elle en constituât jamais un.

Qui peut se réjouir de voir le triste spectacle que donnent des dirigeants pris de court, faute d’avoir eu des perspectives à long terme ? Leurs rencontres ressemblent à ces réunions de copropriétaires où les occupants des duplex avec terrasse fustigent ceux qui habitent les deux-pièces kitchenettes parce qu’ils ne s’acquittent pas à temps de leurs charges. N’empêche qu’il fut un temps où ils les ont accueillis à bras ouverts. L’important, c’était l’agrandissement de l’immeuble. Le virus de la mégalomanie est à la base de bien des maux qui nous étranglent aujourd’hui. Il faut croître à tout prix, parce que, paraît-il, qui n’avance pas recule. L’interprétation par les chiffres est devenue le seul étalon des valeurs. Même en culture, soit dit en passant. Un écrivain s’estime aux tirages qu’il atteint, un film à ses recettes aux premiers jours d’exploitation, la création s’évalue en parts de marché. Il aurait fallu, lorsque cette dérive a commencé à sévir, tenter de l’endiguer aussitôt. Mais que veut dire « aussitôt » dans un monde où les mouvements financiers ont pour unité-temps la nanoseconde ?

Pour en revenir à l’Europe, on lui annonce pour bientôt la débâcle inévitable. Jacques Attali, la sibylle de Comm d’aujourd’hui, décrète dans un magazine à grande diffusion : « Si l’on continue d’agir trop peu ou trop tard, les pays “riches” de la zone, l’Allemagne et les Pays-Bas, s’en iront. Et les peuples penseront qu’ils sont gouvernés par des clowns. » On ne pouvait mieux épingler les détenteurs des duplex avec terrasses…

Et, dans le rôle des quasi-squatteurs des bas niveaux, on trouve la Grèce. Il serait désolant que le berceau de la civilisation européenne soit aussi sa tombe. Mais qui s’attarde un instant à ce constat que l’on jugera pédant et prétentieux ? Une des raisons de l’adhésion de la Grèce à l’Union européenne fut que la patrie de Sophocle et de Platon estimait avoir droit à son fauteuil dans le club. Elle était même tellement désireuse d’en être qu’elle s’empressa de rassurer le comité d’homologation en soulignant qu’elle n’imposait pas que sa langue fût reconnue comme officielle. Comment s’étonner, diront certains, que ceux qui jugèrent de son adhésion ne se souviennent pas que, dans sa forme ancienne, le grec était l’instrument d’expression de Sophocle et de Platon, justement ?

La suite de l’histoire permet de revenir sur terre, après ces hautes circonvolutions politiques. Une poignée des administrateurs en place firent entendre aux Grecs que s’ils s’obstinaient à brader leur langue de la sorte, elle s’opposerait à leur adhésion. Ils étaient belges, et plus précisément flamands. Et leur motivation n’était pas leur admiration pour Sophocle ou Platon, mais la crainte que l’Europe déconsidère certaines langues au profit d’autres, qui seraient tenues pour dominantes. Et en particulier le français, avec lequel les Flamands n’ont pas fini d’en découdre. Leur résistance, en l’occurrence, a porté ses fruits. Les Grecs furent empêchés de se délester d’une part essentielle de leur patrimoine, même s’ils ne parlent plus vraiment comme Sophocle et Platon. Et le plurilinguisme fut adopté comme un fondement culturel de l’Union, ce dont on ne peut que se réjouir.

Le plus étrange, c’est que les mêmes Flamands, là où ils sont en position de force, par exemple dans leurs villages brabançons, devenus avec le temps les lotissements appréciés par les Bruxellois avides de respirer un air plus pur, s’échinent à éradiquer l’usage d’un autre idiome que le leur. Les arguments qui ont nourri leur mise en garde des Grecs, ils s’en moquent lorsqu’ils s’estiment autorisés, dans les municipalités dont ils revendiquent l’administration exclusive, d’imposer une homogénéité linguistique à la périphérie d’une ville devenue l’illustration concrète de la babélisation.

On pourrait en rire, si cela n’entraînait pour l’Europe un autre risque de déconstruction. Car l’une des bonnes idées — et il y en eut d’autres — à la base de son édification fut d’imaginer, sans décret ni ukase, d’installer son centre à Bruxelles, que l’histoire désignait de longue date pour ce rôle. Une ville d’où Charles Quint, sans satellite ni internet, estimait pouvoir gouverner un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais avait quelques atouts pour servir de point de ralliement aux membres du club européen, qui étaient six à l’origine et qui ne cesseraient de se multiplier depuis. Elle assuma ce rôle sans vanité aucune, et d’ailleurs s’accommoda longtemps d’un statut clandestin, se donnant le temps de s’imposer peu à peu comme une évidence, assurant autant l’intendance que l’art de vivre qui conditionne le succès.

Cela supposait que la ville, qui n’est pas cernée par une banlieue bétonnée, mais s’effrange délicatement dans les bocages et les forêts, puisse souplement se répandre dans ses abords. C’était compter sans le carcan que les Flamands entendaient lui imposer, au nom d’une pureté ethnique aux relents les plus délétères. Car il ne s’agit pas seulement, nous le savons maintenant, d’apprendre leur langue pour se faire accepter, mais de pouvoir faire état de liens consanguins avec la population élue…

Une barbarie est à l’œuvre dont les plus éclairés des Flamands sont parfaitement conscients (il suffit de lire ce qu’écrit Kristien Hemmerechts à Jean-Luc Outers dans leurs très belles Lettres du plat pays aux éditions de la Différence), mais ce ne sont pas ces intellectuels qu’il faut lire pour sentir vibrer la Flandre profonde et réelle (comme on parlait jadis du « Pays réel »), mais bien les idéologues masqués qui se répandent dans Dag Allemaal, le magazine le plus proche de la chaîne VTM, qui flirte chaque semaine avec le million d’exemplaires. Une obsession identitaire s’y exprime à foison, contre laquelle Amin Malouf n’a cessé de mettre en garde, lui dont le témoignage est inappréciable. N’a-t-il pas vu s’effondrer sous ses yeux son pays, le Liban, qui fut longtemps un modèle d’équilibre chaque jour reconquis, au point qu’on le compara à un mobile de Calder, qui cesse de relever son défi à la pesanteur dès qu’une de ses pièces vient à faire défaut.

La Belgique, une mini Europe ? Certes. De sorte que la déconstruction de l’une ne peut que mettre en garde contre celle de l’autre, et inversement.

 

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