Marginales 274 – Le carnet d’Hubert Nyssen

Hubert Nyssen,

Mercredi, 2 septembre 2009 — Tout est immobile. Fenêtres et fenestrons sont ouverts et pourtant l’air ne circule pas. À chaque heure l’église jette quelques sons de cloche qui se perdent dans les roubines. Quant aux cigales, on a l’impression qu’elles ont émigré. Il faut que je mette aujourd’hui la dernière main à la communication que je ferai le 12 à l’Académie car la règle veut que j’en envoie d’abord le texte au secrétaire perpétuel. Mais ce temps bizarre ne m’inspire guère.

Vendredi, 4 septembre 2009 — Ce matin, nous étions à huit heures, Christine et moi, dans le cabinet arlésien de l’ophtalmo qui, après avoir jugé de l’opacité du cristallin, a confirmé la nécessité de m’opérer de la cataracte dès notre retour. Je me rappelle que, dans l’adolescence, pendant la guerre, mes copains et moi qui avions juré avec superbe de ne pas accepter l’humiliation du vieillissement et qui dévorions Les hommes de bonne volonté de Jules Romains, nous y avions trouvé une phrase que j’ai renoncé à chercher dans les vingt-sept volumes de ce roman-fleuve et qui disait, à peu près en ces termes, que “la sclérose du cristallin commence à vingt-cinq ans”. Et, jeunes imbéciles qui jurions de n’être jamais de vieux imbéciles heureux, nous jurions encore de nous flinguer avant la soixantaine alors même que nous lisions avec ferveur des auteurs qui avaient largement dépassé cet âge. Là-dessus nous préférions ne rien dire et citions plus volontiers Rimbaud et Radiguet. Les amis avec lesquels j’avais fait ce serment stupide sont morts mais tous après la soixantaine.

Marie-Christine Barrault est arrivée au mas ce soir en donnant comme toujours l’effervescente image du plaisir de vivre et du bonheur d’interpréter. Le mistral était sur ses talons et c’est sur la terrasse couverte que nous avons soupé en écoutant le récit qu’elle nous a fait de spectacles et de lectures qui dans sa vie s’enchaînent l’un à l’autre à grand train. La première fois que je l’ai vue, non pas à la scène mais à la ville, c’était à Toulouse en 1985 où, si je me souviens bien, elle jouait dans Le partage de midi. J’y étais allé pour lui demander d’écrire une préface au livre d’Odile Godard, La cuisine d’amour. J’avais quitté le mas à l’aube et nous avions pris ensemble le petit-déjeuner dans son hôtel. Ainsi avaient commencé des relations inoubliables, plus tard nous étions même partis ensemble en Chine.

Samedi, 5 septembre 2009 — Le mistral a piqué des crises d’hystérie, cette nuit. Au petit-déjeuner, Marie-Christine nous a dit n’y avoir pas pris garde. Ensuite elle devait partir pour reconnaître l’église des Baux où, à l’occasion d’un mariage, elle ferait cet après-midi une lecture de saint Paul…

Dans une somptueuse robe noire et toute légère, notre belle actrice est partie pour assister à ce très chic mariage où elle est conviée. Nous la retrouverons sans doute demain matin, avant le départ, au petit-déjeuner. Mais ce soir on ferme les valises et demain les portes…

Mardi, 8 septembre 2009 — À la Forge Roussel où nous sommes arrivés hier, la température est fraîche le matin mais douce à midi, c’est toujours l’été, et tout insiste à le dire. Pour deux semaines encore, selon le calendrier et, qui sait, peut-être davantage. Car il y a parfois ici d’émouvants étés indiens. Je passe mon temps à contempler cette demeure, le cirque des hauts arbres qui l’entourent, l’étang où Christine et ses sœurs, qui m’ont souvent paru sortir d’un roman anglais du dix-neuvième siècle, se livraient à leurs jeux et exploits. Une fois sur l’autre rive j’aime m’arrêter pour regarder la Forge Roussel et son reflet dans le miroir d’eau. Car je suis maintenant persuadé que je fais ici mon dernier séjour, et je veux en graver l’empreinte.

Vendredi, 11 septembre 2009 — Hier, vers cinq heures nous sommes partis pour Namur sous un ciel de plus en plus bas et par une température en chute libre. Mais à Namur, au pied de la citadelle et au bord de la Meuse, la température avait remonté quelques marches et sur le ciel crépusculaire ne circulaient plus que des nuages attardés. Nous avons retrouvé nos amis du Point-Virgule qui ont agrandi et embelli leur librairie sans modifier le style ni l’impression que chaque livre est important. Sylvie et son équipe sont arrivés sur nos pas et ils ont mis leurs caméras en place pendant que le public remplissait la petite salle. Avec une grande précision horaire, à huit heures, Régis m’a entraîné dans une discussion sur les relations entre visible fiction et apparente réalité dans ces deux romans qui se font écho. Les déchirements et L’Helpe mineure. De temps à autre je lisais un extrait. On m’interrogea sur les raisons que j’avais d’écrire. Une nécessité, ai-je dit, comme de respirer. Avant, c’était une métaphore, aujourd’hui c’est une réalité. J’aurais pu ajouter que si les mots m’ont servi longtemps à nommer le monde, aujourd’hui ils m’y raccrochent. Un peu avant onze heures nous avons repris la route mais avant de quitter la ville nous avons eu le spectacle inattendu d’une énorme demi-lune rousse qui, sur le dos, rebondissait de toit en toit.

Samedi, 12 septembre 2009 — Dernière journée belge qui a commencé par une course matinale vers Bruxelles où dans le froid nous avons retrouvé Sylvie et son équipe à Uccle, devant la maison que mes grands-parents habitaient avant-guerre. Je l’ai tout de suite reconnue, cette maison. Elle avait peu changé, mais je fus horrifié par la disparition du mail aux grands arbres qui a été remplacé par des parkings en lignes. La maison communale, elle, n’a pas changé et comme c’était samedi les mariages s’y succédaient. On m’a filmé et enregistré pendant que mes souvenirs refluaient. C’était le dernier tournage…

Michèle m’a conduit à l’Académie où j’appris que l’annonce de ma communication avait attiré plus d’académiciens que de coutume. Je fus surpris par le nombre de ceux qui avaient maintenant besoin d’une canne. Je leur lus mon texte qui me valut une cascade de commentaires. Vers cinq heures je les ai quittés en leur laissant pressentir qu’ils ne me reverraient pas de sitôt. Christine m’attendait dans la cour, au volant de la voiture. Nous sommes rentrés à la Forge par des paysages dont la lumière caressait vallées et contours. La dernière nuit ici est tout étoilée.

Lundi, 14 septembre 2009 — Hier, par une route estivale de bout en bout, Christine, mon bel automédon, m’a ramené au mas en une dizaine d’heures. Nous y avons trouvé dix degrés de plus qu’à la Forge et, pour nous accueillir, le mistral en farandole. Ce matin l’air est doux et franc dans un ciel sans le moindre grumeau.

Passé le plus clair de la journée à jouer alternativement à l’émondeur et à l’éboueur, à l’écran comme sur ma table. Avant de m’en débarrasser j’ai aussi parcouru la douzaine de journaux et les quatre ou cinq magazines que Betty avait accumulés avec soin en mon absence. Et si l’on me demandait à brûle-pourpoint ce que j’ai cru devoir en retenir, je dirais tout… ou rien. Rien car, si j’ai repéré quelques articles que je lirai plus tard dans le calme, j’en ai parcouru assez pour voir que je n’en serai pas bouleversé. Mais tout parce que ce fut à nouveau, dans l’ensemble de ces écrits et de leurs illustrations, les images de gens qui courent aussi vite que le temps, persuadés que la moindre halte les priverait du privilège d’être dans l’actualité. Je cours, donc je suis.

Mercredi, 16 septembre 2009 — Je n’ai jamais rencontré Jacques Lemarchand, ai-je écrit ce matin à sa petite-nièce qui venait de m’envoyer un mot très émouvant. Mais j’ai retrouvé dans ma bibliothèque, tout jaunis, tout usés et tout annotés. Gene itère et Parenthèse qui me firent en 1947 et 1948, quand je les découvris, une impression si forte que j’entrepris de récrire sous influence le premier roman auquel je m’étais risqué. Le livre s’appelait Cécile, je venais d’avoir vingt ans, et retenant mon souffle, j’envoyai les 103 pages à Jacques Lemarchand. Il m’écrivit, me fit compliment, m’assura qu’il recommanderait le manuscrit au “comité” chez Gallimard. Un long temps passa, je reçus une lettre de Lemarchand m’informant à regret qu’il n’avait pas été suivi… Le choc fut si rude que, si je ne cessai pas d’écrire, je renonçai à proposer mes manuscrits à d’autres éditeurs. Il fallut, des années après, toute l’insistance de Max-Pol Fouchet pour que je soumette à Grasset Le nom de l’arbre qui y fut accepté et publié. “Mes propos sont pleins d’ombres, alors que mon propos est si clair”, disait Jacques Lemarchand (in Geneviève).

Samedi, 19 septembre 2009 — Je tente parfois, avec discrétion, d’apprendre à mes petits-enfants des choses qui sont plus de mon ressort que le foot ou la monte, comme les leçons de vie à prendre dans la grammaire. Ainsi de la différence dans l’emploi d’un même verbe au futur et au conditionnel… je lirai et je lirais. Une seule lettre, leur dis-je, et une toute petite différence de prononciation marquent la distance qu’il y a entre vouloir et pouvoir. J’ai maintenant assez d’expérience sur deux générations, enfants et petits-enfants, pour savoir que certaines choses restent mortes alors que d’autres, et souvent assez tard, ressurgissent soudain dans leurs réflexions.

Dimanche, 20 septembre 2009 — En nous offrant un pot de la confiture de figues qu’elle venait de préparer, Brigitte y avait fait allusion… c’était la figue, et non la pomme, le fruit du péché originel, et les feuilles qui allaient désormais dissimuler les pudenda d’Eve, d’Adam et de leurs successeurs n’étaient pas de la vigne mais du figuier. Ce doit être dans l’air du temps car, depuis, je suis tombé sur ce sujet dans plusieurs journaux et magazines. Pourquoi cette confusion, et si tardivement mise en lumière médiatique ? Peut-être par crainte de l’éclatante symbolique de la figue. Si féminine au singulier, si masculine au pluriel… D’art de la figue.

Mardi, 22 septembre 2009 — Hier, quand j’ai voulu signer pour Madeleine un exemplaire de Ce que me disent les choses, je n’ai pas retrouvé mon stylo préféré. Depuis lors je le cherche dans tous les coins, dans toutes les poches. Ce n’est pas la première fois que je le perds de vue, ce stylo, et je l’ai toujours retrouvé. Un jour ce fut même en rouvrant un dictionnaire… J’ai beau ne plus écrire à la main, le bel outil me manque pour le principe, pour les notes hâtives, pour l’agenda. Je n’aimerais pas que cette perte devînt symbolique au moment où je m’apprête à reprendre D’orpailleur.

Jeudi, 24 septembre 2009 — L’événement du jour c’est le retour de mon stylo. Betty ce matin l’a trouvé entre horloge et bibliothèque, et moi, revenant de la clinique Jeanne d’Arc, où l’on m’avait en un tournemain opéré de la cataracte, je l’ai retrouvé sur ma table où elle l’avait disposé bien en vue… Pour écrire ces deux phrases, il m’aura fallu une dizaine de minutes dont plus des deux tiers consacrés à la correction des fautes de frappe. L’œil qui fut opéré ce matin a été recouvert par une coquille de plastique haubanée par du sparadrap. L’autre œil me paraît un peu affolé. Je remets l’exercice à plus tard, je vais au jardin, humer à défaut de bien voir…

Vendredi, 25 septembre 2009 — J’avais ce matin, de bonne heure, une visite de contrôle au cabinet de l’ophtalmo. Il m’a débarrassé de la coquille et j’ai recommencé à voir des deux yeux. Sans le voile qui, depuis des mois, couvrait celui de droite. Le test vint en sortant. Christine m’avait offert, il y a deux ou trois ans, une veste d’été en coton tricoté que j’aime beaucoup. Mais cette veste avait parfois suscité des prises de bec. Je disais la veste brune, Christine la prétendait bleue. Je portais cette veste ce matin et quand nous sommes sortis du cabinet d’ophtalmo, j’en fus tout de suite frappé : elle était bleue !

Dimanche, 27 septembre 2009 — Au réveil, comme je trouvais que l’œil opéré donnait décidément à toute chose une intensité chromatique où dominait le bleu, je me suis souvenu de ma déconvenue quand j’avais découvert à la Chapelle Sixtine, tout juste restauré, le Jugement dernier de Michel Ange. Je l’avais vu quelques années plus tôt, patiné par le temps, terrifiant dans ses obscurités, et je me trouvais cette fois devant le couvercle polychrome d’une… boîte à biscuits. La patine du temps est souvent une valeur ajoutée.

Mardi, 29 septembre 2009 – Savez-vous, ai-je demandé à l’ophtalmo ce matin, ce qu’écrivait Gide en 1897 dans Les nourritures terrestres ? “Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée.” Il a froncé le sourcil avec l’air de dire qu’il y réfléchirait. Nous avons fait pour rentrer un détour qui nous a permis de contempler la chaîne des Alpilles et les terres rousses de la basse Provence irisées, brillantées par un soleil qu’on dirait de printemps. Nous habitons le plus beau pays du monde.

Samedi, 5 octobre 2009 — Malek est arrivé de Paris. Il a soupé avec nous d’un minestrone façon Christine, accompagné d’un vin haut en couleur qu’il avait apporté, suivi de pain perdu pour dessert. Nous avons longuement parlé de la retraite qu’il vient de prendre et du bon usage qu’il en fera pour séjourner plus souvent, plus longtemps au mazet et y écrire sans contrainte. Quand il est reparti chez lui, qui est juste derrière chez nous, une lune presque pleine illuminait le ciel.

Dimanche, 4 octobre 2009 – Dimanche de basse-cour. Je l’ai passé à picorer ici et là, à gratter le sol. Et aussi à naviguer un peu sur internet, un peu à la télévision.

Françoise, Jean-Paul et Mario ont soupé avec nous. Françoise a raconté ses voyages récents et parlé de ceux qu’elle fera dans la semaine qui vient. Jean-Paul, qui est à mes yeux un avatar de Jules Verne, ne cesse de me surprendre par les projets qu’il déploie et qu’il gère, les uns relatifs aux livres d’art, les autres aux agrandissements du Méjan, et même de très singuliers sur l’aménagement de… la Méditerranée. Quand ils sont partis, une lune pleine occupait tout le ciel.

Lundi, 5 octobre 2009 — Encore un matin d’été, mais Gilbert brûle les feuilles mortes et la fumée sent l’automne. C’est aujourd’hui lundi, jour que longtemps j’ai reconnu à ses épines. J’ai beau n’être plus appelé à l’hebdomadaire reprise, j’en garde encore la marque. Dieu, lui, n’a jamais connu ça, il a créé le monde en sept jours puis il a pris sa retraite pour l’éternité.

Mardi, 6 octobre 2009 — Après un déjeuner rapide, j’ai fait une sieste dont je n’arrivais pas à me relever. Quand j’y suis parvenu, ce fut pour apprendre la mort de Gérard Bobillier qui avait créé à Lagrasse les éditions Verdier, à peu près contemporaines d’Actes Sud. Nous nous sommes rencontrés en ce temps-là plus souvent que par la suite mais nous ne nous sommes jamais perdus de vue. Je le revois, il y avait dans sa tignasse, ses yeux, son nez et le sourire de ses lèvres un subtil amalgame de curiosité, de sensualité et d’inquiétude. En voilà un qui malgré les difficultés n’a jamais dévié de sa passion éditoriale. Amen. Mais d’autres réflexions, plus secrètes, se sont mises à grouiller dans mes souvenirs…

À table, ce soir, nous avions Véronique et Malek. Lui, nous l’avons suivi dans Alger comme si nous trottions en sa compagnie. Par de petites phrases espacées dont on craint qu’elles se brisent, par des mots choisis avec justesse, il fait revivre un lieu, un événement, un personnage, une époque. Malek est une mémoire. Les souvenirs bourdonnaient en lui comme les abeilles dans une ruche. Mais il observait aussi de longs silences, il écoutait Christine parier avec Véronique et me regardait pour me dire qu’il ne fallait pas les interrompre.

Mercredi, 7 octobre 2009 — De temps à autre, aujourd’hui par exemple, quand j’entre dans la volière romanesque pour retrouver mon orpailleur, il fait mine de ne pas m’entendre et me tourne le dos. Si j’insiste, il a des mots assez rudes pour m’indiquer qu’à son goût je manque d’ouverture et d’audace. Attends, lui ai-je dit cet après-midi, le nouveau scénario s’ouvre sur de nouveaux horizons et tu vas avoir de nouveaux compagnons d’aventure. J’en ai déjà trop ! m’a lancé ce voyou.

Jeudi, 8 octobre 2009 — Est-ce la fin de l’été indien ou une simple interruption ? L’air reste doux mais le ciel a la mine des mauvais jours. Pour un peu, moi aussi. Le monde est par ses injustices et sa cupidité si laid quand des souvenirs sont si beaux. Mais j’ai choisi depuis longtemps mon rôle, celui qui consiste à être dans la vie comme un personnage dans un roman. À la merci de la fiction.

Vendredi, 9 octobre 2009 — Hier soir, sitôt couché, j’ai commencé à lire Exit le fantôme, le tout récent roman de Philip Roth, en même temps qu’un orage se rapprochait. Roth écrit sans hâte et sans lenteur et j’ai aimé le contraste entre son calme et les grondements du ciel. J’étais parti pour y passer la nuit quand un grand flash suivi d’un effroyable boucan a mis fin à l’alimentation électrique de la maison et sans doute du quartier.

Samedi, 10 octobre 2009 — Je sais que le mistral va se lever, déjà il s’avance avec des vaguelettes de marée montante. Mais se lever pourquoi ? Notre été indien n’a pas besoin de ses balais, le ciel est sans nuage et la température monte. Au bout du couloir, dans leurs chambres. Odile et Claudine répètent leurs exercices, l’une à la clarinette, l’autre au basson. Dans le mas, il y a des rumeurs de conservatoire.

La journée s’achevait, elle avait été très lumineuse, et le mistral ne s’était manifesté que par de brefs aboiements. Celui que j’appelle mon « pédiatre » est passé au crépuscule. Il a contrôlé pressions et niveaux, équilibre et réflexes, et puis nous nous sommes lancés dans une diatribe contre une manière de gouverner qui consiste à créer l’émotion et susciter la peur pour renforcer la dépendance.

Dimanche, 11 octobre 2009 — Pour nuancer une opinion, une pensée, une réflexion et pour marquer le soin avec lequel on tenait compte du pour et du contre, longtemps on a utilisé la formule “il est vrai que… Puis s’est imposée peu à peu une manière plus familière : c’est vrai que… Aujourd’hui elle est devenue un véritable tic de langage. Plus une conversation, plus une interview et pas une improvisation sans le crépitement des “c’est vrai que…” Et le sens a changé, ce n’est plus une réserve, c’est une manière de faire l’économie de la preuve. C’est vrai puisque je vous le dis. Dans un monde par ailleurs si peu sûr de son destin et de sa condition, les rafales de “c’est vrai que…” illustrent l’ampleur de l’incertitude.

Mardi, 13 octobre 2009 – « Dieu est un teinturier », citation d’évangile trouvée dans mon agenda. Simple et forte image qui Lui convient autant qu’au romancier. Jacques Chessex, par exemple, qui vient de mourir, était un bon teinturier. Dans la même rentrée littéraire de 1973 et tous deux à l’enseigne de Grasset nous avions fait notre apparition, lui le Suisse avec L’ogre et moi le Belge avec Le nom de l’arbre. Il avait eu le Goncourt et moi un cadeau singulier : une illumination de Paris en présence d’un certain Tout-Paris.

Mercredi, 14 octobre 2009 — Mistral toujours présent mais je n’y ai pas pris attention car j’ai reçu ce matin de bonne heure les épreuves du Thésaurus qui rassemble mes cinq premiers romans : Le nom de l’arbre, La mer traversée, Des arbres dans la tête, Eléonore à Dresde et Les rois borgnes. Plus de neuf cents pages. Il fallait faire vite, le livre sera sur les tables des libraires au début de novembre.

Jeudi, 15 octobre 2009 — Toute la journée passée sur les épreuves du Thésaurus pendant que le mistral continuait ses rodomontades. Terminé juste à temps pour filer le soir au Méjan où nous recevions Didier Sandre qui a fait devant une salle pleine malgré le mistral, une lecture magistrale du Fou d’Eisa de Louis Aragon. Après ce récital, on s’est retrouvés au restaurant où j’ai raconté quelques-unes de mes rencontres orageuses avec Aragon. Rentré au mas aux petites heures, heureux d’avoir connu l’une de ces bonnes soirées que nous ont values depuis tant d’années les Lectures en Arles.

Vendredi, 16 octobre 2009 — Pour ce qu’elle appelle sa master class, Brigitte est venue passer quelques heures au mas. Elle qui les a lus et moi qui venais de les relire, nous avons analysé le contenu du Thésaurus où sont mes cinq premiers romans. J’ai trouvé passionnant de chercher avec elle les thèmes récurrents, les traces autobiographiques, l’évolution du style, les incursions de bouffons, la présence de la mort pareille à une brume, bref tout ce qui est passé dans ces livres en une douzaine d’années. Et je n’étais pas mécontent d’avoir lu ce que je n’avais plus jamais relu.

À Strasbourg, il y a une douzaine d’années, devant quelques mathématiciens, j’avais soutenu l’idée que, si la somme des connaissances et leur croissance incessante ne permettaient plus d’envisager une encyclopédie à la manière de Diderot et d’Alembert, il ne me paraissait pas interdit d’en imaginer une nouvelle qui, par la voie métaphorique, rendrait compte des démarches communes aux multiples disciplines de notre temps. Entre la grammaire, la génétique et les mathématiques, par exemple, leur disais-je, les similitudes structurelles sont parfois évidentes. Un mathématicien m’avait coupé la parole, on ne pouvait toucher aux mathématiques sans en faire. Cet après-midi j’ai lu à Brigitte quelques lignes que j’avais soulignées dans le dernier numéro de La Quinzaine Littéraire. Elles sont de Jean-Pierre Changeux dans un dialogue avec Catherine Malabou. “Je considère indispensable, dit-il, de reprendre et renouveler l’idéal de l’Encyclopédie en luttant contre les clivages disciplinaires tout en respectant leur spécificité (…) Il y a une unité de la connaissance à construire et à faire progresser en permanence.”

Samedi, 17 octobre 2009 — J’avais oublié que le boustrophédon est une manière d’écrire comme le bœuf laboure. J’avais oublié que l’hypermimie n’est pas un signe d’incontinence urinaire mais gestuelle, et que la pathomimie, c’est ce que je fais quand je feins de claudiquer. J’avais oublié que l’arapède n’est pas une araignée mais un coquillage. J’avais oublié que les agnosiques qui ne peuvent reconnaître les choses par le toucher sont très différents des agnostiques qui n’admettent pas Dieu faute de pouvoir le toucher. J’avais oublié qu’un scriban n’est pas un scribouilleur mais un secrétaire à tiroirs. J’avais oublié ou peut-être n’ai-je jamais su qu’un épitrope est une concession faite pour mieux placer le coup qui va suivre. J’avais oublié que l’anacoluthe n’est pas instrument de musique mais de linguistique qui, par déplacement ou rupture, est parfois bonheur d’écriture. J’avais oublié que le janotisme désigne aussi la niaiserie à laquelle je me livre ici… Des mots de cette sorte, j’en ai des tiroirs pleins et je m’en sers si peu. J’ai voulu faire prendre l’air à quelques-uns.

Dimanche, 18 octobre 2009 — J’avais demandé à Christine de me ramener ce matin un peu plus de presse que d’habitude. Hebdomadaires et quotidiens, de droite ou se disant de gauche, tous commentent l’irrésistible métamorphose de la république en royaume. Si peu parlent de livres et quand ils en parlent c’est toujours avec une idée derrière la tête. Or Yves, qui m’envoie de temps à autre, et en particulier quand il revient de voyage, une belle volée de photos, m’en adressait l’autre jour une série parmi lesquelles une de la tombe de Max-Pol Fouchet à Vézelay. J’ai à peine reconnu la grande dalle dans sa niche de jasmin, on la dirait menacée de disparition. Je crois me souvenir que sur la dalle on avait gravé les mots : “Il aima la Liberté”. Et j’ai pensé aux fureurs, à l’indignation et à la philippique qu’aurait inspirées à Max-Pol l’état présent de la France.

Mardi, 20 octobre 2009 — De très bonne heure, mais hélas par un temps très gris, nous étions chez l’ophtalmo arlésien qui s’est dit satisfait par les résultats de l’opération sur l’œil droit. Du coup, nous avons fixé une date de novembre pour opérer l’œil gauche. Je me réjouis que la vue s’améliore quand le reste, peu à peu, tend à se déglinguer. En revenant par les petites routes que nous aimons, nous avons constaté une fois encore que ce coin de Provence conserve en robe grise la douce autorité qu’il a quand la lumière l’illumine.

Et ton roman, L’orpailleur, me demandait-on hier, combien de pages déjà écrites ? Beaucoup et très peu, ça dépend par quel bout de la lorgnette on l’épie. De toute manière, les personnages sont pour l’instant en concile et moi je revisite quelques maîtres qui n’ont jamais été avares de conseils, de mises en garde et parfois, pour me faire la leçon, de chausse-trappes. Mais je ne peux pas imaginer que ce soit l’un d’eux qui m’ait fait prendre une pelle cet après-midi. Je ne sais plus lequel de nos enfants ponctuait jadis ses requêtes d’un sonore “j’ai bien le droit”. Eh bien, moi aussi, j’ai bien le droit de prendre une pelle, le droit de me tromper, d’oublier un nom, de ne pas me taire quand il le faudrait, j’ai bien le droit d’avoir des ambitions que je n’ai plus le temps de mener à bonne fin, des idées à me valoir d’être excommunié, des fantaisies qui ne sont plus de mon âge, j’ai bien le droit d’observer des silences bourrés de dynamite et d’avoir des désirs outrepassant mes capacités. Car à ce moment de ma vie je suis plus prompt à jouir de leur nature, de leur espèce, de leur saveur, que de leur impossible accomplissement.

Jeudi, 22 octobre 2009 — C’est aujourd’hui la Ste Elodie, un prénom qui me rappelle un doux et bon souvenir. Je caresse d’une pensée la collection des choses que j’ai faites et les traces de celles que j’ai frôlées. Mais gare à la déréliction ! Alors je relis quelques pages de Vue cavalière où Wallace Stegner m’enlève, comme on dit, les mots de la bouche. « Essayer de se situer, écrit-il, n’est-ce pas ce que nous faisons tous ? » Égaré dans les coulisses d’une vie désormais ordinaire, je cherche parfois le chemin qui reconduit à la scène et à l’éclairage de la rampe. Bon, le temps d’écrire cela et le ciel par le sud se couvre. Les météorologistes n’avaient sans doute pas tort.

Vendredi, 23 octobre 2009 — Brigitte est arrivée de bonne heure car nous nous étions promis d’aborder les problèmes de la traduction. Et la question est vaste. Je lui ai donc raconté la longue aventure qui a commencé dans l’enfance lorsque ma tourangelle grand-mère me fit découvrir qu’il nous arrivait de lire en français des livres écrits dans une langue étrangère. Bien entendu, je me suis attardé à la description de la place que la traduction allait prendre dans mon aventure éditoriale, de celle que je lui ferais accorder en Arles avec les Assises de la traduction littéraire et l’installation du Collège de la traduction. Mais surtout j’ai insisté sur l’importance de l’écriture dans la traduction afin d’y faire passer ce que, dans le texte source, les mots ne disent pas mais font sentir. Un véritable travail d’écrivain. J’ai évoqué, en passant, les variétés de traductions dont on ne trouve jamais deux identiques, et puis j’ai rappelé que le français devenait lui aussi une langue étrangère, une langue à traduire, sitôt franchie une frontière. Le tout accompagné d’anecdotes relatives au littéralisme, au littérarisme, aux belles infidèles, de réflexions sur l’âge et le vieillissement des traductions. Et pour finir, mais j’étais loin d’en avoir fini, j’ai conseillé à Brigitte de lire Sous l’invocation de saint Jérôme de Valéry Larbaud, un livre qui ne me quitte jamais.

Dimanche, 25 octobre 2009 — On a changé d’heure, on aurait pu changer d’horaire. Nous avons encore quelques vieilles horloges qu’il faut mettre manuellement à l’heure. Les autres sont guidées par ces ondes qui, rendues visibles, nous feraient voir dans quel réseau de toiles d’araignée nous vivons.

Mardi, 27 octobre 2009 — L’automne a repris ses allures d’été indien. Par la fenêtre ouverte entrent rumeurs et parfums, j’écoute La jeune fille et la mort de Schubert et c’est d’une parfaite douceur de vivre dont me parle ce quartette. Évelyne est venue m’apporter ce matin des livres et des lettres. Dans le lot, un exemplaire du Thésaurus, tout juste sorti de presse, avec mes premiers romans. Un papier très mince mais sans transparence a permis de réduire l’épaisseur des 900 pages à celle d’un livre sans obésité. Et la couverture conçue par David, avec une illustration de la Californienne Marion Peck, ne saurait dans une vitrine échapper au regard.

Mercredi, 28 octobre 2009 — Même grand beau qu’hier. On a déjeuné au jardin et j’ai fait la sieste sous le platane. J’ai été réveillé par une feuille morte qui s’est posée en douceur sur mon visage. Un jour, l’un de mes petits-enfants devenu adulte lira peut-être cette page de mes carnets et tentera de se représenter ce turbulent grand-père dont une feuille morte avait eu l’impertinence d’interrompre la sieste. Et se dira que c’est par là qu’il lui fallait commencer son roman…

Samedi, 31 octobre 2009 — Petit tête-à-tête avec la petite Odile. Elle n’a plus écrit. Pas le temps. Et où le trouverait-elle avec tout ce qu’elle fait déjà – école, clarinette, danse, équitation ? Je trouve déjà fort admirable qu’elle consacre à la lecture (en ce moment, Les trois mousquetaires) tous les interstices de cette jeune vie bien pleine.

Je crains moins les pertes de mémoire que les incertitudes qui me poussent à d’incessantes vérifications. Quel temps j’y passe ! Mais quelles illuminations quand je découvre alors des fragments, des éclats insoupçonnés !

Dimanche, 1er novembre 2009 — Passé la plus grande partie de la journée à lire, crayon en main, la traduction périlleuse mais parfaitement aboutie que Christine a faite du tumultueux et gros roman de Franck Huyler, Right of Thirst. Une épopée par le texte, un casse-tête pour le titre.

Mardi, 3 novembre 2009 — Claude Lévi-Strauss, centenaire, est mort et déjà inhumé. Venu à l’ethnologie par la philosophie dont il ne s’est jamais écarté, cet initiateur du structuralisme restera moins pour moi l’auteur des livres qu’il a écrits que l’un de ces hommes qui ont tenté de montrer à leurs congénères l’usage et la nécessité de la réflexion.

Nous ne pouvions manquer de voir ce soir Un mur à Berlin, le documentaire de Patrick Rotman que diffusait France 2. S’il est une histoire de l’après-guerre à laquelle j’étais attaché, c’est bien celle-là. Je suis allé plusieurs fois à Berlin avant et après l’édification du mur de la honte, en visiteur d’abord, en conférencier ensuite, à l’Est comme à l’Ouest. J’ai vu la ville détruite et sa reconstruction de part et d’autre du mur. Et je croyais ainsi en connaître beaucoup. Mais le film de Rotman, non seulement a ranimé ces souvenirs anciens mais il les a inscrits dans un déroulement où chaque épisode engendre un autre, jusqu’à venir à cet instant de soulèvement des Berlinois et, sans violence, à la destruction du mur. Les images les plus terrifiantes sont celles du début où l’on survole et explore la ville en ruines au moment de sa capture. Une apocalypse. Je me suis souvenu du livre de Stig Dagerman, Automne allemand, que j’avais publié en 1980. Après avoir éteint les lampes, j’en suis certain, je retournerai à Berlin…

Vendredi, 6 novembre 2009 — Le temps de déjeuner, de dire trois mots à Christine, de lire La Provence, et le mistral est revenu frapper avec insistance aux carreaux pour me faire remarquer avec quel soin il avait récuré le ciel. Une fois dans mon grenier, j’ai ouvert un livre de textes et de photos que j’avais ramené d’Arles. Pour voir de quoi il avait l’air. Tumbas, tombes de poètes et de penseurs. Le texte est de mon ami Cees Nooteboom, les photos de sa compagne Simone Sassen. J’y ai bien passé trois heures, sans les compter, parce que Cees m’avait emmené voir à travers le monde les tombes souvent « épitaphées » de ces singuliers vivants que sont les auteurs disparus.

J’ai retrouvé et relu quelques lettres échangées jadis avec Frédérique. Dans l’une d’elles je réponds à la question de savoir si j’avais été guidé par un maître. Un maître, non, avais-je répondu. Mais plusieurs, oui. Ils n’étaient pas tous écrivains mais ils m’ont tous ouvert les yeux sur une autre région du monde ou m’ont rappelé dans une partie que je croyais connaître et dont ils me montrèrent que je ne savais rien de juste. La demi-douzaine de maîtres en question furent des êtres de chair et de pensée, des grands de taille et des petits, des élégants et d’autres qui, pour n’être pas aussi beaux, n’en étaient pas moins maîtres. J’ai pu les voir, ceux-là, leur serrer la main, les entendre et leur parler, les lire et leur écrire, et parfois les accompagner à la manière de Jacques le fataliste. Mais, dans des cercles concentriques plus larges j’ai eu d’autres maîtres que je dirais maîtres de papier car j’ai reçu leur enseignement et puisé dans leur exemple par les livres et la lecture. Ceux-là sont innombrables. Et puis je trouvai des maîtres parmi les femmes. Quelques-unes ne furent ni plus ni moins maîtres que les hommes dont je vous parlais. Mais il en fut d’autres dont je ne parlerai sans doute jamais car ce que j’appris d’elles et avec elles, est d’une autre espèce que le savoir dont les mots peuvent traduire l’essence.

Samedi, 7 novembre 2009 — Par son étymologie, jadis veut dire : il y a déjà des jours. Et non des siècles. L’usage qu’on en fait aujourd’hui lui donne le sens d’autrefois et même, par contresens, naguère. Et ainsi se manifeste l’idée que l’on se fait du temps et de ses variations. Mais, obstiné, j’en reviens toujours à la même certitude, à savoir que le temps, immobile, est une belle patinoire sur laquelle nous évoluons avec plus ou moins d’adresse et aussi longtemps que nous en avons la capacité.

Dimanche, 8 novembre 2009 — À nouveau une journée lumineuse, fraîche mais douce. Aurais-je la moitié de mon âge, j’emmènerais Christine comme je l’emmenai à Incella, dans le Tessin, l’année où nous nous sommes rencontrés. De temps à autre je relève la tête car j’entends un crépitement, mais ce n’est pas la pluie, c’est un vent discret qui secoue les feuilles mortes encore attachées au platane. J’hésite, j’allume la première pipe de la journée, une très légère Dunhill qui s’accorde bien à l’heure et au temps. D’ailleurs le tabac que je fume s’appelle Dunhill Early Morning Pipe. En dessous de quoi, par obligation, on m’avertit que “fumer tue”. À petit feu, c’est le cas de le dire. Il fut un temps, et certains de mes romans en portent trace, où je “collectionnais” en quelque sorte les trépas que je tenais pour enviables par leur rapidité. L’un s’était éteint sans bruit comme chandelle dans un courant d’air parce que sa compagne venait de passer, un autre avant de s’effondrer s’était dressé pour clamer quelques vers de Hamlet, un autre encore était mort alors qu’il pissait devant un paysage qu’il aimait entre tous, il y avait aussi cet émule de Félix Faure qui s’était écroulé en rajustant ses bretelles, et puis ce médecin qui, dans le premier chapitre de L’Helpe mineure, annonce à Julie qu’il s’en va et meurt avant qu’elle ait le temps de se retourner…

Lundi, 9 novembre 2009 — Ce soir le Mur de Berlin, malgré la pluie réprobatrice, était tant à la fête pour le vingtième anniversaire de sa destruction qu’on se serait cru au temps où l’on ne disposait que d’une chaîne de télévision, une seule voix, une seule opinion. Toutes ont le même programme, les mêmes images. Je suis allé voir dans mes Carnets ce que j’écrivais ce 9 novembre d’il y a vingt ans… « En RDA on a ouvert les frontières, et le Mur de Berlin est virtuellement aboli. » Me revient la phrase de Tioutchev, entendue chez les Broder, à Moscou, cet automne, quand nous nous réjouissions d’être les témoins de la perestroïka : Bienheureux celui qui a visité le monde dans la minute qui a décidé de son destin.

Mardi, 10 novembre 2009 — La vie est faite de mouvements, transparences, obscurités, absences, mépris, protestations, préférences, détestations, elle est faite de ces manœuvres, violences, complots et jeux qui passent comme des illusions de lumières et d’ombres. Et tant pis pour celui qui n’a pas vu le sot-l’y-laisse lui filer sous le nez ou le boomerang lui revenir dessus.

Parmi les pièces qui furent détruites dans l’autodafé dont je fus témoin après la mort de mes grands-parents pendant la guerre, il y avait un petit carnet que mon grand-père avait toujours sur lui. Il y notait des mots, sans doute ceux qui ne lui étaient pas familiers ou qu’il ne connaissait pas, il indiquait leur sens et notait leur étymologie. Et parfois me montrait avec fierté une trouvaille qu’il venait de faire. Ce qui me touchait alors, ce n’était pas la trouvaille mais sa fierté.

Jeudi, 12 novembre 2009 — Les dernières feuilles du vieux platane ne sont pas encore tombées mais, si minuscules soient-ils, les bourgeons qui en donneront de nouvelles étincellent déjà sur les branches. Avec l’air de dire que l’hiver ne sera pas très long. Mieux vaut ne pas se fier à de telles impressions. Nous ne sommes encore qu’à la moitié de l’automne. Et contrairement à d’autres qu’elle voit en se promenant et dont elle admire la rousseur, me dit Christine, notre platane paraît bien pressé.

Ce matin j’avais reçu par la poste le DVD du dernier film de Woody Allen, Whatever Works. Un régal ! Comment fait-il, ce diable d’homme, pour être si présent dans un film où il ne joue pas et où aucun acteur ne cherche à l’imiter ? L’important n’est pas de répondre à cette question mais de revoir plusieurs fois un film qui ne doit pas peu à Jacques le fataliste. Plusieurs fois pour en exprimer tout le sens.

Vendredi, 13 novembre 2009 – Gilbert ratisse les feuilles mortes et les brûle dans un fourneau à roulettes. Quand il arrive sous ma fenêtre qui est ouverte car, même si le ciel est brumeux, la température est clémente, un peu de fumée s’introduit dans mon grenier et son odeur est un parfum.

Sylvie m’a téléphoné de bonne heure avec des sourires entre les mots. Elle m’annonçait que son film, Hubert Nyssen à livre ouvert, destiné à la collection Empreintes sur la 5, serait présenté en avant-première à Paris le 2 décembre dans la salle de l’Institut Goethe. Et qu’il y aurait du monde, et du beau, et qu’il n’était pas question de me défiler.

Lundi, 16 novembre 2009 — La leçon de “civisme” administrée à Marie Ndiaye par un ministre de la sarkozie, qui n’avait sans doute rien d’autre à faire puisque l’ubiquiste président s’occupe de tout, est révélatrice de la mentalité du pouvoir en place. Mais l’affaire est révélatrice aussi de l’asthénie dont souffre l’opposition. Quelques marques de soutien à Marie Ndiaye par des confrères en écriture ne suffisent pas pour empêcher le glissement dans la servitude volontaire.

Revu une fois encore, ce soir, Shakespeare in Love de John Madden, avec cette petite merveille de Gwyneth Paltrow qui donne plus de substance et de saveur au film que tous les autres et qui trouve son si parfait répondant, comme femme dans un rôle d’homme, avec Judi Dench en Elizabeth lre.

Mercredi, 18 novembre 2009 — La douceur automnale persiste et l’on continue de vivre fenêtres ouvertes. Levé assez tard parce que j’ai lu jusqu’aux petites heures Campo Santo, un Sebald qui s’était fait voler son rang dans la pile des livres en attente de lecture sur ma table de nuit. Ce matin j’ai l’impression de revenir de Corse où j’aurais rencontré Sebald. Je ne l’ai jamais rencontré. Il est mort quand nous préparions sa venue, ici au mas.

Jeudi, 19 novembre 2009 – Persistance de l’automne printanier. Superbe, ce matin, la coupole dorée du ciel. Avant de partir pour une semaine en vacances, Betty avait disposé sur ma table un bouquet de fleurs mauves et blanches qui viennent de son petit jardin et dont j’ai honte de ne pas connaître les noms. Mais je me dis que cette ignorance est complice de leur mystère. J’ai ouvert la fenêtre et je suis surpris, presque effrayé par la vitesse à laquelle les bourgeons grossissent sur des branches du platane qui ne se sont pas encore débarrassées de toutes leurs feuilles mortes. Et si je surprenais ainsi des dysfonctionnements dans un rythme donné pour immuable ? Par une belle nuit d’été, dans mon enfance, mon grand-père m’avait enlevé, malgré de maternelles protestations, et m’avait emmené sur une hauteur d’où l’on dominait la ville. Nous nous étions assis et nous étions d’abord restés silencieux devant les constellations du ciel qui paraissaient refléter les lumières de la cité. Puis, avec des références à son ami Elisée Reclus et à Camille Flammarion, le grand-père m’avait parlé des illusions dans notre désir de capturer l’univers. Il n’y avait de sens à notre condition, m’avait-il fait comprendre, que dans la mesure où nous prenions conscience de n’être qu’une infime particule dans un univers incommensurable. Il ramassait une pincée de terre, la pulvérisait entre pouce et index. Les étoiles que nous voyons, ajoutait-il et je n’ai pu l’oublier, n’étaient peut-être que cela. Le résultat d’une pulvérisation à si grande échelle que nous ne pouvions en voir et comprendre le mécanisme.

Un message s’est affiché à l’écran. Il venait de Jean-Claude Béhar qui dirige les éditions de L’œil neuf où j’ai publié La sagesse de l’éditeur, et il m’annonçait la mort de Kriss. C’est ici, dans mon grenier, qu’elle m’avait interviewé toute une journée par bribes et surprises, avec mille fantaisies et une grande tendresse de voix pour me consacrer deux numéros de Kriss Crumble, l’émission qu’elle avait sur France Inter chaque dimanche. Je me souviens d’avoir écrit à Kriss (à la ville Corinne Gorse) qu’à en croire le Calendrier celtique., nous étions nés l’un et l’autre sous le signe de l’Érable.

Vendredi, 20 novembre 2009 — Les gens qui nous gouvernent, et le premier d’entre eux donne l’exemple, empruntent des mots qu’ils répètent avec l’air de maîtriser la pensée qui s’y trouve. Mais quand il s’en trouve une, ils se méprennent et la prennent pour intruse. Hélas, en face, on est plus empressé à se flinguer qu’à se rassembler autour d’idées qui, elles, ne savent plus où se mettre. C’était bien le moment de lancer, non pas une réfection (c’eût été trop beau) mais une injonction sur l’identité nationale. Avec l’admonestation faite à Marie Ndiaye et l’invitation à fourrer Camus au Panthéon on voit tout de suite la tendance totalitaire. Tout ce qui n’est pas interdit devient obligatoire…

Mardi, 24 novembre 2009 — Comment faut-il nommer la saison que nous avons et qui nous vaut un temps de septembre en novembre ? Comment faut-il nommer la conversion soudaine des Français qui méprisaient la vaccination et du jour au lendemain encombrent les lieux où on la pratique ? Comment faut-il nommer le besoin de plus en plus répandu de pisser sur les choses pour marquer le territoire et la propriété ? Comment faut-il nommer ceux qui nomment sans savoir de quoi ils parlent ?

Mercredi, 25 novembre 2009 — La douceur persiste mais les remontées maritimes ennuagent le ciel. Ce matin, à l’antenne de France Inter, Eric Besson défendait l’élyséenne conception de l’identité nationale et se trouvait criblé de flèches par des contradicteurs qui en ont marre de ce siphonnage des voix du Front National. Et moi de cette langue de bois… Identité nationale, qu’est-ce à dire ? Je suis né belge mais, sous l’influence de ma tourangelle grand-mère, je me tenais pour français, ce que je fis valider plus tard par ma naturalisation. Et tout au long de ce parcours, sans jamais occulter l’origine belge, je me suis interrogé sur l’identité française. J’ai souvenir de l’interminable questionnaire que la mairie, en l’absence d’un représentant des Renseignements généraux, eut à remplir pour cette naturalisation et qui, commençant par les maladies à transmission sexuelle que je pouvais avoir contractées, se terminait par une question relative à ma capacité de m’acquitter des droits de sceau. C’était ça, l’identité nationale ? Par la suite, dans ma carrière d’éditeur français, j’ai pris mon envol avec la littérature dite étrangère (Berberova, Auster). Et ainsi ai-je encore mieux senti qu’à la notion d’identité (qui a un côté empreintes et tatouage) on ferait bien de substituer celle de complexité. Qui est la véritable source de la richesse. S’il y a un cabinet de lecture à l’Élysée on devrait y déposer quelques livres d’Edgar Morin. Oui, mais quel usage en serait fait ? On se souvient du pataquès à propos de “politique de civilisation”…

Vendredi, 27 novembre 2009 — Ce matin où il y a de la fraîcheur dans l’air et de longues bandes de lumière dans le tapis grisâtre du ciel mais où je peux encore laisser la fenêtre ouverte à la condition de porter une veste de laine, je tente de retrouver un rythme interrompu hier. C’est que je subissais alors la seconde opération de la cataracte. Mais, et c’est l’essentiel, je vois bien ce matin, les couleurs ont même vivacité pour les deux yeux, et toute douleur a disparu après une nuit d’un sommeil catacombesque.

Samedi, 28 novembre 2009 — Ce matin d’une nouvelle journée de plein soleil, j’ai enfin eu l’occasion d’une conversation en tête-à-tête avec Jules. Et il en est passé, des sujets ! D’abord son parcours, ses espérances et aussi ses déconvenues. Ensuite les idées qu’il a sur l’avenir et celles que je m’autorise encore à déployer devant lui. Ont suivi des considérations sur le passé et le destin d’Actes Sud, sur les intérêts respectifs de la découverte et du profit. On est ensuite allés à l’évolution du politique dans la cité au sens large. Et tout cela eût fait une soupe épaisse si nous n’avions été soucieux d’accéder à une philosophie de la vie et du comportement. S’il y a un passage d’une génération à l’autre, c’est là qu’il se situe. Et c’est là que nous avons le mieux senti nos liens.

Dimanche, 29 novembre 2009 — Ce matin où l’air était froid et le ciel couvert, nous sommes allés au Méjan écouter le récital de piano de Jean Louis Steuerman. Devant une salle comble il a joué Ripper, Beethoven, Chopin et Scriabine, s’accompagnant parfois d’un chantonnement qui rappelait Glenn Gould. Et ces pièces si diverses, il les a toutes jouées de mémoire. Après le récital je me suis isolé un long moment avec lui, dans sa loge, pour parler de ça, de cette mémoire, de cette manière de jouer, du plaisir à donner du plaisir. Et soudain il me l’a confié, non comme un secret, mais comme une explication… En jouant il ne cesse pas un instant de penser à ce qu’il interprète, de penser chaque note. Il voudrait que sur ce penser les notes nous ayons un jour, à nous deux, un débat comme nous eûmes à propos des Variations Goldberg.

Un fort orage est venu nous avertir que les prolongations de l’été indien avaient une fin. Bien entendu, me suis-je dit, tout a une fin. Puis je me suis demandé comment enrayer la machine à formuler tant de lieux communs.

 

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