Tu te rends compte qu’on est en train de vivre ça ?

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Le Corona était encore loin. On le voyait écrit noir sur blanc, défilant sur nos écrans. Là-bas, de l’autre côté du monde. Là où c’est loin. Nous, on continuait notre petit bonhomme de chemin. Les jours passaient, les morts pleuvaient. Là-bas. Le Corona tue qu’on lisait. Il fait des ravages. Tout ça à cause d’un pangolin. Une bête, une armure dont tu ignorais l’existence. Jusqu’à ce que. Tout est encore un peu flou par ici.

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Le virus est à nos portes. Il s’est faufilé et il est armé. Lourdement.

Il y a ceux qui se disent que c’est une mascarade. Ils embrassent, enlacent, serrent. Un peu plus que d’habitude, parce qu’ils aiment provoquer.

Il y a ceux qui ne savent pas. Ils hésitent. Comme à un premier rencard.

Il y a ceux qui se sont déjà rués dans les pharmacies pour acheter du gel, des gants, du gel, du gel, des gants, du gel, des masques, du gel, des masques. Rupture de stock. Les autres n’ont qu’à crever. Que le meilleur gagne.

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L’étau se resserre. Un mort, puis deux, puis trois, puis. Les réseaux sociaux sont inondés. L’angoisse. On flippe. On ne peut plus se faire la bise. Sinon, tu crèves. On doit se laver les mains jusqu’à l’usure. Gercées.

On doit rester éloignés. C’est écrit dans l’ascenseur de l’université.

L’Italie pleure ses vieux. Ils crèvent tous. Sans répit. Des centaines par jour. L’Espagne tente d’égaliser, en vain.

Pour ta grand-mère, c’est un complot. Contre les vieux. Les exterminer. Ils servent à quoi de toute façon ? On a autre chose à foutre le dimanche que d’aller manger de la tarte au riz dans la piaule de mamy.

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Tu ne sortiras point.

Théâtre. Néant.

Cinéma. Néant.

Restaurant. Néant.

Bar. Néant.

IKEA, McDo, PRIMARK. Néant.

Écoles. Néant.

C’est le début du CONFINEMENT.

Tu te rends compte qu’on est en train de vivre ça ?

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Tu aimes sentir les odeurs âcres des survêts des étudiants, celui qui est sorti hier jusqu’aux petites heures et qui se pointe comme une fleur. Une fleur qui pue. Tu aimes leur expliquer qu’ici, pour dire bonjour, on se fait une bise, une baise. Que parfois, on peut aller jusqu’à 4. Excès de zèle. Tu aimes les voir faire connaissance, se rapprocher, petit à petit, se prendre la tête. Choc des cultures, parfois. Tu aimes être là, au milieu de ce microcosme. Tu dois donner cours par vidéoconférence. OK. Prendre son courage à deux mains. Tester.

« Je vous envoie le lien dans le groupe pour qu’on puisse se zoomer ce soir ». « Je vous envoie un SMS pour qu’on puisse zouker ce soir ». Presque.

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Et là, elle apparaît. Fleur jaune au milieu des fleurs jaunes. Mathilde au pays des jonquilles. Décor savamment agencé. Notre famille royale d’un côté, un abat-jour de l’autre. « Chers jeunes, lisez un livre ».

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Tu as besoin d’air. Tu voudrais courir dans les prés. Sentir les herbes folles t’effleurer les pieds. Tu voudrais plonger dans la mer. Pas trop froide. Tu voudrais plonger dans la mer et oublier. Oublier que tu es enfermée. Oublier que rien ne sera peut-être plus jamais comme avant. Ta spontanéité s’est fait la malle. Sans crier gare. Tu es lockdownée.

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Le mardi, c’est le supermarché. Le mardi, tu vas chasser. Prête, ready to go, avec ton caddie désinfecté, tu peux arpenter les rayons mais le temps est compté. Tu as trente minutes. Top chrono. Trente minutes pour ne rien oublier. Tu n’as jamais touché autant d’articles que tu n’allais pas acheter. Le stress, sans doute. La peur de se foirer. La peur d’oublier. Et, cette bonne femme qui passe trois heures devant le pâté. Tu vas te décider, oui ou merde ? Trente minutes. Tu blindes, tu blindes le caddie. Tu n’as jamais autant acheté. Un air de fin de monde guette. Un air de guerre.

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Tu es heureuse de te réveiller tous les matins. Ton homme enlacé, ton bébé dans la chambre d’à côté. Tu es heureuse. Tu n’es pas seule. Tu es bien entourée. Tu penses aux personnes isolées. Celles qui n’ont personne à serrer fort. Celles qui ont besoin de réconfort. Tu penses à tous ces vieux qui ont peur de crever, oubliés. Tu penses à tous ces vieux qui ne pourront même pas dire adieu. Tu penses à tous ces célibataires qui rêvent de parties de jambes en l’air. Tu te dis que tu as de la chance, beaucoup de chance, malgré tout.

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Jeudi prochain. Apéroskype. Bulle d’oxygène. On se donne rendez-vous avec les copines. Nous voilà. Santé. « Et, chez vous, ça va ? ». Une gorgée de gin. « Avec le petit, tu gères ? ». Une gorgée de vin rouge. « Tu bosses encore ? ». Une gorgée de bière spéciale, le saint Graal. Au début, ça va. Le bâton de parole est équitablement réparti. Une gorgée de gin. « J’arrive, je vais rechercher une bouteille ». « Aujourd’hui, j’ai fait du pain ». « Moi, du macramé ». « Hier, j’ai préparé un hachis, une tuerie ». Une gorgée de vin rouge, celui de la nouvelle bouteille. Le premier quart d’heure, ça va. Retrouvailles bien méritées. Puis, ça commence à jacasser, à rire, à parler fort. Trop fort. Cacophonie d’oies. « Qu’est-ce que tu dis ? ». Quitter la conversation.

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Trois mois écoulés. Tu n’as pas la force de voir des gens. En vrai.

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Acheter du papier toilette. Acheter du papier toilette. Acheter du papier toilette. La guerre du PQ est déclarée. Un truc vraiment étrange que tu ne t’expliques toujours pas. Tous confinés, ruée dans les supermarchés. Les parfumés. Les molletonnés. Les écologiques rêches. Les colorés. Les chers. Ils y sont tous passés, avalés dans les w.-c. On meurt de soif, OK. On meurt de faim, OK. On meurt du Corona, OK. C’est communément admis. Pourquoi ce besoin viscéral de s’essuyer le cul avec du papier existentiel ?

Six rouleaux. Il reste six rouleaux.

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Il te manque quand il va prendre sa douche.

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Tu vis dans une maison sans jardin. Une grande maison, tu as de la chance. Plusieurs étages. Une chambre pour chacun, si besoin. Tu as de la chance. Tu pensais aller te réfugier vite au vert, dans la maison de la grand-mère mais les flics fliquent. Avec des caméras ailées.

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20 heures sonnent. Cris. Chants. Applaudissements. Les rues hurlent, déchargent, exultent. Un dernier souffle avant la nuit. Pour elles, pour eux qui triment. Pour la première ligne. Pour les vaillants. Pour les soignants. Pour les attaquants. Comme un match de foot. Ils gueulent à la fenêtre. Ils s’époumonent. Merci. Courage. Merci.

Les blouses blanches, sans masque, rient. Jaune.

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La spontanéité te manque. La spontanéité d’un baiser. S’étreindre.

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Phénomène inexplicable. Tu as du temps à n’en plus finir. Des matinées, des après-midi, des soirées, des nuits. Vides. Sans programme. Sans rien. Pas de croix dans le calendrier. Tu as du temps à tuer. Et, mille choses à faire. Mais non. Impossible. Bloquée. Incapable de répondre à tes propres demandes. Tu restes là. Sans bouger. Avec un enfant dans les pieds. Toute la journée.

Après un mois, tu accuses le coup. Il faut s’acclimater. C’est une situation stressante. On n’était pas préparés.

Après deux mois, tu commences à culpabiliser.

Après trois mois, tu es résignée.

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Tu te rends compte qu’on est en train de vivre ça ? Depuis un mois.

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Tu sens le déconfinement arriver. Comme un vent de printemps sur l’été. Pouvoir sortir, prendre le train, l’avion. Tu devrais te réjouir mais tu n’y arrives pas.

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Ta grand-mère ne peut plus. Deux mois seule. Deux mois à compter ou décompter les jours.

Tu craques.

Cet après-midi-là, ta grand-mère jouera au foot avec son arrière-petit-fils. Tu es désolée.

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Le fleuve, limpide, s’élance. L’air s’écrie. La ville s’est tue. Plus rien ne sera plus jamais comme avant.

Trump fait des à-fonds de Javel. Corona éradiqué.

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Écrire pour ne pas oublier. Écrire pour ne pas oublier qu’un jour, c’était ça. Que 2020 aura vu la population mondiale assujettie, suivre scrupuleusement les règles. Des petits moutons de toutes les couleurs, de tous les genres, de toutes les classes. Bien rangés, bien muselés. Certains tentent de crier, de gueuler contre ces dirigeants et leurs mesures démesurées. Qui sait ? Qui sait ? Et si on n’avait pas été lockdownés ? Et si ? Et si ? Grand-mère serait peut-être morte. Peut-être.

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La maison devient un musée. Cabinet de curiosités. Chercher la beauté. Au détour. Deux cintres entrelacés, suspendus là. En apesanteur. Se soutenir comme deux cintres légers. Depuis des semaines sans choir de désespoir. Ils tiennent bon, se serrent les coudes dans l’adversité, dans le doute, dans l’infinie incertitude du temps qui reste.

La rose infinie sur la table sale de la cuisine sale. Elles se succèdent sans disparaître. Elles se font place, se remplacent. Exactement au même endroit. Un jour jaune, rose, rouge, blanche. A rose is a rose is a rose is rose. La cuisine sale resplendit sous l’averse. La cuisine sale laisse entrevoir une tendresse tenace. Celle des amants qui ne meurent jamais.

Les vitres imbibées du temps, lucarnes noircies sur l’ailleurs, poumons de la maison qui halète et qui crie. Dehors, là, la mort rôde. Les vitres protègent. Les vitres sont sincères. Tu regardes à travers, tu ne vois plus les traînées blanches des Boeing. Tu ne vois plus la fumée grise des Berlines. L’air est devenu pur, il fait respirable. Tu ouvres la fenêtre. Sur ce nouveau monde endolori.

La lumière joue à cache-cache.

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« On est mardi ? ». « Non, chéri, aujourd’hui, c’est vendredi ».

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Ce matin, tu pars. Ce matin, tu prends une journée pour toi. Tu refermes la porte derrière toi. Marcher. Marcher. Les arbres t’enlacent et se referment derrière toi. Un paradis pas perdu. Tu es seule. Dehors. Tu peux crier très fort. Tu es seule. Seule. Dieu, quel bonheur. Tu fuis le sentier, t’enfonces dans les ronces, les branches craquent. Le baluchon s’assied contre cet arbre, auréolé de cette lumière spectaculaire. Les fourmis attendent, patiemment les restes. Plus rien n’existe. Toi. Seulement toi. Et les fourmis gredines.

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Les artistes n’ont qu’à crever. De toute façon, ils ne servent à rien.

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Le 25 mai 2020, George Floyd est mort. De n’avoir plus pu respirer.

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Combien de temps ça fait qu’on n’a plus été tous les deux ? Rien que tous les deux ? Combien de temps ça fait qu’on n’a plus été insouciants ? Combien de temps ça fait qu’on n’a plus dansé sous la pluie ? Combien de temps ça fait qu’on n’a plus passé une journée au lit ? À faire l’amour. À dormir. À rêver. À refaire l’amour. À vivre, libres. Combien de temps ça fait que notre journée n’est rythmée que par lui ? Notre fils. Un bébé confiné devenu enfant sous nos yeux ébahis. Combien de temps ça fait ? Hein, chéri ?

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7 juin 2020. 10 000 manifestants à Bruxelles. Black lives matter. 10 000 manifestants. 10 000. Hier, nous étions confinés.

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