Du vol à l’envol…

Isabelle Fable,

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le monde connaît un mot universel. Tout le monde connaît le coronavirus, et tout le monde le craint de la même façon, car ce petit bidule, invisible, indétectable, dont la technologie de pointe arrive pourtant à nous montrer qu’il ressemble à un pompon de mimosa, presque mignon, ma foi, ce petit bidule sans prétention pourrait bien signer la fin de l’humanité !

Déchirée depuis la nuit des temps, elle s’unit, l’humanité, devant le minuscule ennemi. Et, toute affaire pendante, tous s’entendent sur le fait qu’il faut à tout prix le vaincre. Par tous les moyens, en acceptant tous les sacrifices, et surtout, en acceptant de se serrer les coudes partout dans le monde !

Du jamais vu !

Le mot « solidarité » est sur toutes les lèvres. Et ce n’est pas un vain mot. Moi-même, je me suis offert spontanément pour aider les personnes fragiles. C’est ce qui m’a amené à sonner chez ce vieux monsieur, signalé « isolé », pour lui proposer mes services. Mais quand il m’a ouvert la porte, j’ai été submergé par une émotion incontrôlable, car ce vieux monsieur, je le connaissais !

— Vous ne me reconnaissez pas, Monsieur ?

— Non. Je devrais ?

— Vous avez été mon professeur !

— Ah ? Mais vous avez changé, vous savez… et j’ai eu tant d’élèves ! Les élèves se souviennent mieux de leurs professeurs que l’inverse. Et… qu’êtes-vous devenu depuis lors ?

— Je suis prof d’unif !

— Félicitations ! Le De viris illustribus vous a inspiré, je vois…

— Oh si quelqu’un m’a inspiré, c’est vous, Monsieur ! J’ai même un souvenir précis du jour où est née ma vocation d’enseignant. Et aujourd’hui, c’est un virus illustris qui me permet de vous remercier ! Comme quoi, à quelque chose malheur est bon, comme vous disiez toujours.

— Un souvenir précis ? Un texte ?

— Vous m’avez donné une leçon que je n’ai jamais oubliée.

— Vraiment ?

— Un vol avait été commis en classe. Il vous a été signalé. Vous vous êtes levé et vous nous avez dit, textuellement, je m’en souviens très bien : « Un stylo a été volé pendant le cours ce matin. Celui qui l’a pris, veuillez le rendre. »

Personne n’a bougé.

Alors, vous nous avez fait aligner tous le nez au mur, vous nous avez ordonné de garder les yeux fermés, pendant que vous alliez fouiller nos poches jusqu’à trouver l’objet volé.

J’ai blêmi, car c’était moi, le voleur. Ce stylo était si beau, je n’ai pas pu m’en empêcher, il fallait que je l’aie. J’étais mort de honte, car vous alliez trouver le stylo dans ma poche.

Naturellement, vous l’avez trouvé, et vous l’avez pris. Vous avez continué à fouiller les poches des suivants. Puis vous avez annoncé :

— Vous pouvez ouvrir les yeux. Nous avons le stylo.

Non seulement vous ne m’avez pas dénoncé, ni sanctionné, mais vous ne m’avez même rien dit en aparté. Aucun commentaire. Vous n’avez jamais mentionné l’épisode. C’est la plus belle leçon qu’un maître puisse donner à son élève, la bienveillance : pas besoin d’humilier pour enseigner, pas besoin de punir pour corriger. Vous m’avez donné l’exemple de la justice sans contrainte et sans violence, dans le respect du voleur et du volé. Nous étions seuls à savoir, tous les deux, c’était notre secret, et je vous en étais infiniment reconnaissant. Vous m’avez remis dans le droit chemin.

Vous étiez seul à savoir… Car moi aussi, j’avais fermé les yeux, pour ne pas être tenté de mal juger celui qui avait eu ce geste malheureux. Je voulais rendre justice en épargnant le voleur, car rien n’est pire pour un homme que d’être privé de sa dignité. Si j’ai pu t’inoculer le virus de l’honnêteté ce jour-là, eh bien, j’ai réussi ma carrière d’enseignant ! conclut-il avec un bon sourire.

— Que puis-je faire pour vous aider, Monsieur ?

— Ah… tu peux promener mon chien, si tu veux. Lui non plus ne juge pas ! La sagesse des animaux est infinie, crois-moi, ils ont beaucoup à nous apprendre…

— Et ce virus, Monsieur… n’aurait-il pas aussi beaucoup à nous apprendre ?

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