La femme de ma vie n’avait pas cessé de m’aimer. Pourtant, déjà, elle aimait ailleurs, sur une autre planète, dans une autre dimension, en femme postmoderne, et je ne l’avais pas encore quittée que déjà F. et moi faisions l’amour, F. que je venais de rencontrer, mais que je savais déjà, que déjà j’aimais pour la vie, alors qu’en même temps, quoiqu’on dise, j’aimais toujours la mère de mes enfants. Mais à peine F. s’était-elle blottie contre moi que déjà elle s’enfuyait : elle ne m’avait pas encore abandonné, déjà elle concevait le projet de faire un enfant ailleurs, dans une autre dimension, toute seule, en femme postmoderne, tandis que j’étais empêtré dans la mythologie de la permanence, dans la lenteur de ces romans où il pleut lentement, dans la structure couplet/refrain qui laisse à l’homme le temps de demander à la femme de rester près de lui, alors que les jours accéléraient encore leur course inutile et que me voilà deux fois quitté, deux fois abandonné, moi qui ai besoin de gloire, qui me prends encore pour un héros de papier, droit, courageux, intemporel, soudain je n’étais plus que moi-même et mon ami ivrogne barbu, mon capitaine, était déjà décédé, déjà ailleurs, dans une autre dimension, évoquant son dernier whisky d’une voix post mortem : je n’avais pas fini de le pleurer que déjà je devais quitter la mère de mes enfants et je ne sais si j’avais compris que nous étions bel et bien séparés, elle et moi, quand F., déjà, me reniait : F. faisait déjà un enfant ailleurs au moment où je commençais seulement à regretter mes erreurs et mes maladresses. Moi qui me bats pour être un bon père et qui viens juste de cesser d’être un enfant. Enfant mort avant de naître. Cendres issues d’une étincelle. Bébé lancé par la fenêtre. Œufs frais jetés à la poubelle. Je n’allais pas au mieux : je n’avais pas encore quitté la mère de mes enfants, F. me chassait déjà loin d’elle, un fantôme, une morte dans mon cœur, qui m’avait accueilli tout en m’oubliant déjà, faisant l’amour dans mes bras tout en procréant avec un autre, recevant mon sexe dans son sexe en me fermant ses entrailles, en les préparant déjà, dans leur noire lumière, pour le sperme procréateur d’un autre esprit. Et si je cherche à la revoir en ami, elle ne sais plus qui je suis. Moi qui ai appris le temps case par case, page par page, dans la succession ineffable des couplets et des refrains, j’étais dépassé par la nouvelle mythologie à laquelle mon pays n’était pas préparé. Amours rapides, amours éternelles, qu’importe puisqu’en regard de l’Histoire, à peine arrivé déjà parti le XXIe siècle est déjà fini. Parents morts avant de naître. Fleurs fanées avant d’être belle. Idée qui s’use à force d’être avant d’avoir été nouvelle.

Et pourtant.

Le XXe siècle, lui, le petit XXe, est toujours là, l’ancienne mythologie moderne par nos pères fondée, immobile, lente et forte, vieux livres d’images aux dos déchirés, disques de vinyle aux grattes expressives, livres en collection bon marché s’apprêtant à glisser dans la Pléiade. Je suis déjà mort tandis que (comme me l’a fait remarquer l’ami Luc Louwette) le jeune reporter prend toujours son petit déjeuner peinard, œuf à la coque, pain grillé, pijama, en lisant son journal ; je suis déjà oublié alors que le commissaire bourre toujours sa pipe, épais, solide, plébéien et solitaire, et que la voix arrive toujours, bien sûr, a-t-elle jamais rien fait d’autre, même si le port n’est plus port et si le fleuve n’est plus fleuve.

Alors, le soir, pour éloigner l’angoisse célibataire descendant du ciel vers les mortels, je chante à ma fille la chanson de l’enfance qui passe agenouillée pour rien puis je lis à mon fils l’histoire de l’homme qui s’était pendu dans notre ville. Quant aux aventures du reporter en pijama, depuis longtemps, sans moi, il les a lues. Déjà.

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