Nous autres belgicains, pour ce qui est de la modestie, nous sommes imbattables. Cela dit sans l’ironie que l’on pourrait y voir. Sommes-nous conscients, par exemple, de compter parmi les plus féconds concepteurs de mythes du XXe siècle ? Avec nos moyens réduits et notre irréductible échelle artisanale, nous sommes les David de la créativité populaire, face au Goliath de Hollywood, s’entend. Certes, les créatures disneyennes ont massivement occupé le terrain, et continuent de le faire d’ailleurs, portées qu’elles sont par une machine de production dont les moyens de propagande sont illimités. Mais face à ce bombardement d’images, les fruits de notre imaginaire font plus que bonne figure.

La plupart de ces créatures « made in Belgium » qui se sont mises à envahir la mémoire et même l’inconscient collectifs sont nées sur la planche à dessin de quelques artistes qui tenaient, au départ, ces activités pour secondaires parce que strictement alimentaires. Joseph Gillain, par exemple, ce géant trop méconnu de la BD belge, se considérait d’abord comme un peintre, et se désolait presque que la notoriété lui soit venue d’un volet moins noble (à ses yeux du moins) de sa créativité. Sous le nom de Jijé, il donna vie à Jerry Spring, à Blondin et Cirage, à Jean Valhardi. Quel apport insigne au huitième art ! Ses pairs le vénéraient comme un maître : ils s’appelaient Morris, Franquin, Will, et eux-mêmes furent aussi de fameux mythothètes, si l’on peut se permettre ce néologisme forgé sur le modèle du logothète cher à Roland Barthes. Lucky Luke, le Marsupilami ou Gaston Lagaffe, même Tif et Tondu sont fichés dans nos souvenirs de premières lectures, ont structuré notre vision du monde. Ils ont conquis un immense public au départ d’une rampe de lancement située rue Jules Destrée à Marcinelle. Charles Dupuis, l’éditeur qui veillait aux destinées du journal de Spirou, vient de disparaître. Il a eu droit aux hommages de Richard Miller, le ministre des Arts et des lettres et écrivain qui d’ailleurs figure au sommaire de ce numéro, et il les avait bien mérités !

Le propre d’un mythe, c’est qu’il échappe à son cadre d’origine pour vivre de manière autonome. Il a une telle potentialité inventive en lui qu’il peut se métamorphoser à vue, au gré des créateurs qui le prennent en relais. C’est l’exercice auquel les participants à cette livraison de Marginales se sont attelés, en s’attachant plus particulièrement à des figures qui, en cette année 2003, sont fêtées à l’occasion de l’un ou l’autre anniversaire. On s’aperçoit d’ailleurs que la capacité de mettre des images prégnantes sur orbite peut contribuer au fait que ceux qui sont dotés de ce talent se nimbent eux-mêmes d’une aura mythique. C’est le cas, évidemment, de Jacques Brel, disparu il y a vingt-cinq ans, qui ne nous a pas seulement fait rêver de Marieke ou de Mathilde, mais est devenu lui-même une légende. C’est celui d’Hergé aussi, dont Benoît Peeters, vingt ans après sa mort, dans une nouvelle et magistrale biographie, a déployé la dimension romanesque, qu’il a synthétisée en soulignant qu’il était davantage fils de Tintin que l’inverse. Cette contamination du créateur par sa créature se vérifie enfin à propos de Simenon, dont l’ombre portée est en train de se confondre, en cette année de son centenaire, avec celle de Maigret…

Comment se fait-il, la question a de quoi intriguer, que ces trois phénomènes aient surgi en francophonie belge ? Et pas eux seulement, puisqu’on peut leur adjoindre Bob Morane, dont Henri Vernes publia les premières aventures en 1953, et dont le rayonnement, grâce au pouvoir  de répercussion du cinéma, va considérablement croître dans les temps qui viennent ? Est-ce dû à notre pragmatisme, à notre don d’enfance, à notre fantaisie innée ? Au fait que notre littérature ait pris son essor sous le signe picaresque, aventureux et ironique d’Ulenspiegel, de ce Till l’Espiègle dont Gérard Philippe était tellement épris qu’il voulut l’incarner dans un film dont il serait lui-même le maître d’œuvre ? La capacité de rire de bon cœur de soi ne fournit-elle pas aussi une part de l’explication ? Un peuple aussi bonhomme, dérisoire et malade du langage que celui des Schtroumpfs aurait-il pu proliférer ailleurs que sous la plume d’un dessinateur bruxellois ? Cet ancrage, qui paraît aller de soi, n’a pas empêché les petits nains bleus de gambader sous toutes les latitudes.

Il y a plus de vingt ans de cela, à l’invite de Jacques Sojcher qui ourdissait le numéro spécial de la Revue de l’ULB, lequel sous le titre de La Belgique malgré tout allait être un des temps forts de ce qu’il fut convenu d’appeler la « belgitude », j’avais commis une petite sotie où quelques-uns des mythes hébergés par ce Marginales étaient mêlés à une quête de la Constitution belge. Je n’ai pu résister à la tentation d’inclure ce péché de jeunesse dans l’ensemble que voici. On pardonnera, je l’espère, cette complaisance de directeur : on y verra que si certains protagonistes politiques ont (parfois tragiquement) quitté la scène, ils demeurent vivaces dans un contexte de pure fiction. Est-ce à dire que la vraie dimension de la Belgique est celle de la fable ?

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