Raymond choisit la table la plus proche de l’entrée du bar, de telle sorte qu’il ne puisse la manquer quand elle y pénétrera. De toute façon, il ne peut pas la manquer : depuis plusieurs mois, chaque jour, dès que son ordinateur est en marche, c’est vers ses photos qu’il se dirige, rapidement, presque sans réfléchir. En quelques clics, il s’écarte des millions d’autres pages disponibles sur la grande Toile, tourne rapidement celles du site de rencontre auquel il est abonné et s’arrête sur le profil de Rowena. Trois photos en noir et blanc se présentent alors à lui, splendides et artistiques. Rowena tournant la tête, un foulard dans les cheveux, le regard dur, conquérant, résolu. Rowena épanouie, printanière, adressant un sourire désarmant à l’objectif. Rowena – ou plutôt devrait-il dire Arobase – photographiée en contre-plongée, en contre-décolleté-plongeant, le ruitoel d’amour bien marqué, ligne noire se détachant sur un fond blanc, et, tournés vers le haut comme vers un ciel inaccessible, des yeux vagues, difficiles à décrire – car la photo est, à vrai dire, plutôt floue. Pourtant, c’est sur celle-là que se dessine le mieux la tendre fossette qui orne son menton. Lire la suite



Ce n’est pas l’histoire de la femme qui, conformément à la tradition, fiche un clou dans un arbre centenaire en priant pour enfin tomber enceinte, ni celle de la petite fille qui aime se promener dans les cimetières, ni celle du professeur qui rêve de changer de travail, ni celle de l’agriculteur dont la terre est morte et qui décide de quitter le pays de ses ancêtres, ni celle du couple de jeunes mariés perdu dans une forêt en feu. Ce n’est pas l’histoire de la femme idéale dont les hommes ont peur et qui demeure célibataire. Ce n’est pas l’histoire de ceux qui se demandent comment ils vont payer leur loyer ce mois-ci, et le mois prochain et le mois suivant et ainsi de suite durant toute l’année, ce n’est pas mon histoire, ni celle de mon frère, ce n’est pas l’histoire d’un enfant dont les parents viennent de se séparer, ni celle d’un bébé né dans une yourte, une hutte, un igloo, un building désaffecté, une Cadillac, un château du Moyen-Âge, ce n’est pas l’histoire de la femme qui ne tombe amoureuse que d’hommes dont le prénom commence par “H”, Hubert, Hervé, Herbert, ce n’est pas l’histoire de l’homme incapable de désirer d’autres femmes que celles dont l’initiale est un “J”, Julie, Juliette, Justine, ce n’est pas l’histoire de la baronne qui ne sait jamais dans laquelle de ses cinq habitations se trouvent son livre de chevet, le portrait de son aïeul, ses documents officiels ou son robot mixer. Ce n’est pas votre histoire, c’est l’histoire d’une championne, la belle histoire de la petite qui défie les grandes, de la gamine qui affronte des femmes aux muscles d’hommes musclés, l’histoire de l’étoile qui reste sur terre, de la jeune fille célèbre qui épouse un garçon rencontré avant la célébrité. Lire la suite



La femme de ma vie n’avait pas cessé de m’aimer. Pourtant, déjà, elle aimait ailleurs, sur une autre planète, dans une autre dimension, en femme postmoderne, et je ne l’avais pas encore quittée que déjà F. et moi faisions l’amour, F. que je venais de rencontrer, mais que je savais déjà, que déjà j’aimais pour la vie, alors qu’en même temps, quoiqu’on dise, j’aimais toujours la mère de mes enfants. Lire la suite


Quel est l’état de nos connaissances concernant les Flamands ? Sait-on quelque chose d’eux ? Parlent-ils une autre langue que nous ? Ont-ils d’autres pensées ? Distinguent-ils, eux aussi, le noir du blanc ? Le bleu du vert ? Le féminin du masculin ? Ou bien vivent-ils dans un monde qui ignore cette distinction-là ? Un monde dans lequel il est impossible de savoir si l’inconnu qui s’approche de vous dans la rue est homme ou femme, petite fille ou petit garçon ? Un monde où cela n’aurait pas d’importance ? Y a-t-il des prénoms masculins et féminins dans leur langue ? Y a-t-il plusieurs prénoms dans leur langue ou un seul pour tous ? Parlent-ils ? Discutent-ils sur le pas de leur porte ? Sont-ils murés dans un silence impénétrable ? Aiment-ils leurs enfants ? Ont-ils construit des villes ? Leurs villes sont-elles éclairées la nuit ? Et leurs autoroutes ? Combien de fois par jour mangent-ils ? Mangent-ils par la bouche ou dévorent-ils les plats des yeux ? Les Flamands travaillent-ils ? Font-ils le travail qu’ils aiment ? Vivent-ils à la même époque que nous ? Vivent-ils au xxie siècle ? Comment s’appelle, au juste, leur pays ? Ont-ils un pays ? Se posent-ils des questions quand vient le soir et que l’angoisse descend du ciel vers les êtres humains ? Ont-ils des chagrins d’amour ? Sont-ils divorcés ? Quelles questions se posent-ils ? Lire la suite



J’ai été fou pendant trois mois. Plus précisément, pendant trois mois, j’ai cru que j’avais sombré dans ce que Freud appelait une psychose paranoïaque. Parano, oui, j’étais parano : je développais un à un tous les symptômes de cette terrible maladie, patiemment, obstinément, comme d’autres complètent leur collection de flippos Pokémon. Lire la suite


Si quelque chose est dit sur la nature, alors ce n’est déjà plus la nature

Ch’eng Hao (1032-1085)

 

En ce temps-là, l’homme ne mourait pas à cause de l’homme, mais dans les mains de la Nature : le feu, le froid, l’obscurité, la faim, la vieillesse, les maladies indomptables et, surtout, les bêtes sauvages tuaient beaucoup plus souvent que la guerre.

Aussi l’animal-qui-parlait considérait-il tout simplement la Nature comme un ennemi mortel. Mais il refusait de se l’avouer, car son but suprême était d’être aimé des dieux. Et même les plus vieux sages étaient incapables de dire quelle différence séparait le mot « divinité » du mot « Nature » : y en avait-il seulement une ?

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