Rien ne semblait avoir changé, les plaines gorgées de pluie persévéraient dans l’identique, le jeu des langues n’en finissait pas de susciter d’inépuisables guerres intestines, la pestilence de l’air achevait d’anémier ce qui, de la vie, en traduisait les plus violentes expressions. Le monde ne cessait de rouler sur lui-même, dans l’illusion de qui pense avoir conquis le mouvement perpétuel alors que l’axe autour duquel il imaginait s’enrouler n’était plus que l’ombre d’une ombre. Quelques signes voilés en leur évidence laissaient pourtant entrevoir qu’un seuil avait été franchi, que le même avait été gros de son contraire. Parmi ces indices clairsemés, sans bruit ni fureur, la sourde levée d’un vent ininterrompu qui balayait l’espace, sans égard aucun pour les formes qui y étaient fichées, et faisait de tout obstacle l’ingrédient de sa conquête. Nulle mélodie des sphères n’accompagnait ce voyageur épris de lui-même, nul écran ne pouvait arrêter sa course échevelée, absolue en son extravagance. La radicalité de la transformation avait occulté sa visibilité et distillé un sentiment d’impunité irresponsable : abstraite de tout régime de l’action, la population se sentait davantage mue par des forces étrangères qu’actrice de sa propre histoire.

Rien ne semblait avoir changé, ni les plaines inondées, ni le babel des langues, ni la saturation de l’air. Et pourtant, dans un sombre tripot défiant la mer, un vieillard au teint bistre, grand ordonnateur devant l’éternel, une jeune fille pythique, liseuse de nuages et de paraboles, vouaient leurs existences à la narration de l’événement, dans l’infinie discordance de qui tantôt justifie le fait en ce qu’il a eu lieu, tantôt s’escrime à mettre en œuvre le meilleur supra-état possible, dans la lumineuse déroute de qui ne voit dans les morcellements politiques que l’explosion libertaire du licite.

Advenue nécessaire d’un processus hautement finalisé pour l’un, grain de sel irrationnel démantelant la mosaïque oppressive de la patrie pour l’autre, le démembrement dionysiaque du royaume leur semblait rejouer une figure ancestrale de décomposition, celle qui, au travers de l’affrontement entre Créon et Antigone, avait signé l’émiettement des cités, avant, il est vrai, la résurrection d’une unité avec l’empire d’Alexandre. Seuls à donner vie et sens à un événement que l’oubli avait ensablé, ils organisaient minutieusement leurs joutes oratoires, poussant leurs arguments jusqu’aux possibilités les plus extrêmes.

Le vent, alentour, soufflait toujours, fantôme traversant les murs effondrés ; l’air bruissait des paroles muettes, les langues bâillonnées, les oreilles coupées s’offrant comme la métaphore du dépècement du grand corps étatique ; les oiseaux éprouvaient des difficultés à se poser tant la violence des tourbillons aériens les condamnaient à une lévitation sans fin. D’autant plus enfermée que l’enceinte de l’espace avait éclaté, la population cultivait l’amnésie avec l’ardeur de déshérités qui se pensent plus riches d’avoir cédé sur le mythe de l’unité.

Seuls les deux officiants de l’inénarrable récit, tandis qu’ils dédiaient leurs hypothèses à la mer qui faisait face au bistrot, perçurent un imperceptible murmure annonciateur de décisives révolutions : le dieu Éole, en proie à une soudaine clémence, travaillait à dompter ses forces et à rétablir l’harmonie des éléments ; mais, au creux même de ce répit, ils virent le niveau de l’eau monter inexorablement, comme si Poséidon, prenant le relais de son fils Éole, achevait ce que ce dernier avait inauguré. Amants du Pont-Neuf, ils dansèrent sur le bruit que martelait le mot fin.

Rien ne semblait avoir changé, ni les plaines fangeuses, ni la croisade des langues, ni la lourdeur de l’air.

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