L’odeur des pommes

Gérard Adam,

Brutalement assaillis, les marronniers lâchent une dernière salve qui balaie le trottoir, se mêle aux tourbillons de poussière, aux débris de verres, aux éclats de pierres et de briques, aux immondices de quinze jours, teintant l’asphalte d’une riche pourriture. Baroud d’honneur ! L’hiver a investi la place ; une autre nuit de tempête, et il l’aura conquise.

Comment éviter les vocables guerriers pour ce reste d’automne qui explose en ultime flamboiement ? Deux semaines, que nous avons installé le PC du secteur dans les caves de cette maison, contiguë à l’INAMI dont le parking souterrain abrite nos véhicules ! Deux semaines que nous scrutons par les soupiraux l’avenue de Tervuren, sa perspective d’immeubles criblés, de buildings éventrés, les trois chars carbonisés qui l’obstruent à mi-chemin du square Léopold II. Jusqu’à hier voilée de rouille, de cuivre et de bordeaux, elle aligne ce soir derrière les branches quasi nues ses fenêtres obstruées de plastiques et de cartons d’emballage, ses brèches calfeutrées de quelques planches. En face, les fragments de vitres qui subsistent à la façade du RIZIV reflètent le front noir des nuées. Une coulée bleu d’acier leur oppose une résistance farouche, que les bourrasques repoussent de minute en minute.

Comme nous bientôt ?

Mais non ! Rien qu’à voir Wim rentrer de patrouille dans son vieux Gore-Tex camouflé, son chapeau de brousse enfoncé au ras des yeux rieurs, je sais que nous tiendrons.

– Iets speciaals, Wim ?

– Négatif, mon colonel ! Sages comme des images.

Tête de mule ! Depuis toujours c’est pareil, je lui parle flamand, il répond en français. Après trois phrases, je me résigne.

– Vous sentez… ?

Bien sûr que je sens ! Une odeur aigrelette de pommes trop mûres, qui remue des souvenirs confus. Touché de plein fouet par un obus, un camion de fruits a versé, juste devant notre immeuble.

– Ça ne vous rappelle rien ?

L’image s’impose de belles-fleurs gonflées comme des joues, de reinettes mordorées, puis cette variété rare qu’on appelait grisettes, d’un argent velouté, que l’on conservait jusqu’aux premiers jours du printemps. Je les revois, alignées sur leurs claies, dans la pénombre du cellier qu’il me fallait traverser, enfant, pour aller jouer dans le verger de tante Yvonne et de Jan-li-Flamin. Senteur entêtante, qui m’enivrait un peu, faisait battre mon cœur…

– Si, Wim, ça me rappelle…

– Sarajevo, mon colonel, cette putain de rakija…

Une eau-de-vie, supposée de pomme, que la grand-mère de Mlado, notre interprète, avait montée de sa cave, un matin glacial où, de blanc vêtus comme des marchands de glace, nous « observions », pour la bonne conscience de l’Europe, les dents serrées sur notre impuissance, les obus qui hachaient, les grenades qui déchiquetaient, les snipers qui fauchaient. À une encablure de la retraite, après trente ans à jouer aux petits soldats sur les terrains de manœuvres, nous avions plongé dans la barbarie moyenâgeuse à l’aube du troisième millénaire.

– Nous n’aurions jamais imaginé, là-bas, qu’un jour, ici aussi…

Oh, l’idée m’en effleurait bien, quand tous affirmaient que, jusqu’à la première bombe, ils étaient persuadés qu’après des siècles à vivre ensemble, pareille horreur, chez eux… Nous y avons basculé, dans le troisième millénaire, et c’est dans la capitale de cette Europe dite civilisée que mon fidèle Wim, d’un magistral coup de blindicide, a stoppé net le char de tête. Ils ne l’attendaient pas, celui-là, trop fiers d’eux-mêmes, et de leurs avions, et de leurs canons, et de leurs paras, trop imbus de leur blitzkrieg, trop sûrs d’occuper la ville sans avoir à tirer la moindre salve. Et ce qu’ils attendaient encore moins, ce sont nos deux antiques missiles filoguidés, récupérés dans les dépôts du musée de l’armée, qui les ont foudroyés de flanc.

Les trois masses noires me fascinent, entre les dahlias d’un grenat étouffant que le vent balance de part et d’autre du soupirail. Chez Tante Yvonne et Jan-li-Flamin, deux massifs tout pareils encadraient la porte du cellier. Au passage, leur chair humide m’effleurait les joues. Ce contact me répugnait. Ils m’évoquaient les robes à larges fleurs, les bijoux de pacotille, les permanentes et les teints rubiconds des femmes plantureuses qui, aux noces ou aux communions, faisaient appel à Tante Yvonne pour ses talents de cordon-bleu. J’aidais à éplucher les légumes, à couper les fruits, à plumer la volaille. Je frottais l’argenterie, pliais les serviettes en mitre d’évêque. Parfois même, petit marmiton, blanc déjà, on m’envoyait servir à table et des matrones m’attiraient à elles pour m’embrasser de leurs lèvres poisseuses. Elles sentaient le fard, la poudre de riz, la sueur. Au dessert, il y en avait toujours une pour pousser la complainte, prisonnier de la tour s’est tué ce matin grand-mère, Isabelle si le roi savait ça… !

– Mon colonel, le roi, vous croyez qu’il savait… ?

Du pouce, Wim désigne les trois chars et je hausse les épaules. On dit qu’il avait acheté un domaine en Provence, question d’y couler une royale retraite. N’empêche qu’il est resté dans son château, assiégé avec nous, tradition familiale oblige. Mais pour lui, le roi, quoi qu’il advienne désormais, c’est fini, bien fini…

– Mon vieux, il était comme nous tous, on aurait dû savoir, on ne voulait pas… Souviens-toi, quel luxe de précautions nous prenions pour manipuler des explosifs ! En politique, on a laissé des inconscients vaniteux jouer tant et plus avec la dynamite. Et l’on s’étonnerait qu’elle leur ait pété à la gueule ? Et à la nôtre par la même occasion… ? Dans ce jour de malheur où ils ont séparé le RIZIV et l’INAMI, la suite était inscrite.

– Au moins, si on s’en tire, on en aura, des choses à raconter à nos petits-enfants !

Raconter… ! Après les chansons, le café, la goutte, les hommes y allaient de leur guerre, celle de quatorze, parce que l’autre, la récente, on ne s’en vantait pas trop, on avait décampé, ou alors… De toute façon, plus jamais ça… !

Plus jamais… ! Vukovar, Sarajevo, Srebrenica, Pristina…

Et maintenant, voilà, Bruxelles-Brussel ! « Ça » finit toujours par revenir !

 

Plus un obus depuis des heures. Une femme d’âge mûr sort de sa maison, élégamment vêtue, un sac à provisions sous le bras. Elle traverse avec précaution la première bande et le terre-plein, regarde de part et d’autre, puis court au camion. Si la ville ne manque pas encore d’approvisionnement, peu se risquent à faire leurs courses ; il faudra que les ventres se creusent pour imposer l’héroïsme quotidien.

Parmi les caissettes renversées, elle choisit minutieusement ses fruits. Au moins, ici, pas de snipers à craindre : ils ne tiennent pas de quartier le long d’une rivière, pas de collines entourant et surplombant la ville, d’où tirer les passants comme de vulgaires lapins. Le jour du coup d’État, quelques débiles s’y sont quand même risqués, tandis qu’à Gand, Bruges, Anvers, les paras de Tielen prêtaient main-forte aux milices du Blok. Nos policiers en sont venus facilement à bout. Les autres ont filé rejoindre les phalanges qui entamaient le nettoyage des communes à facilités. Pour canaliser les troupes qui arrivaient de Léopoldsburg, nous avions fait sauter le pont de l’A3. Notre embuscade a vu passer les réfugiés de Kraainem et de Wezembeek, chaussée de Louvain c’était ceux de Sint-Stevens-Woluwe, le long du canal ceux de Vilvoorde. Ceux d’Overijse, de Hoeilaart et de Rode, ils les ont chassés vers la Wallonie. Parmi eux, des Flamands qui avaient combattu la montée du Blok et craignaient pour leur vie. Puis des Eurocrates, beaucoup d’Eurocrates, mais pour eux des bus sont venus, quelques jours plus tard, l’espace d’un cessez-le-feu négocié par l’Union…

Entre-temps, l’assaut, le coup d’arrêt, la contre-attaque pour les repousser derrière le boulevard de la Woluwe, la tête de pont tenue tout un jour pour évacuer l’hôpital Saint-Luc. Toutes forces réunies, police unifiée, réservistes, et de vieux briscards rempilés comme Wim et moi, et les élèves de l’École militaire, Francophones et Flamands loyalistes, et cet escadron de lanciers qui embarquait pour des manœuvres exotiques et avait pu s’extraire du guêpier de Melsbroek… Des milliers de jeunes ont accouru s’enrôler, Belges de souche comme immigrés, les retraités ont repris du galon pour les entraîner, les encadrer. Des armes ont surgi de nulle part, dont il vaut mieux ne pas demander l’origine, et encore moins la destination initiale. Chaque nuit, d’autres nous parviennent à travers les ex-communes à facilités que les fascistes contrôlent encore mal.

Alors, depuis, c’est le déluge, bombes et obus s’abattent sur nos positions, sur les quartiers d’immigrés, Saint-Josse, Anderlecht, Schaerbeek, Molenbeek, un million d’habitants dans les caves. Ils épargnent encore le centre historique, les monuments, les musées : tant qu’ils espèrent la prendre, ils préfèrent une capitale présentable. Par contre, ils ont détruit le complexe Reyers, d’où les Flamands démocrates lançaient des appels à la résistance, à un sursaut de conscience populaire. Quand la RTBF et la VRT se sont tues, vingt radios libres ont repris le flambeau. Non sans succès, les médias étrangers parlent de désertions massives, des pilotes auraient fui avec leurs appareils, et il ne se serait même pas trouvé assez de conducteurs pour acheminer sur Bruxelles tous les chars de Bourg-Léopold.

– Ce ne sera pas encore pour aujourd’hui, mon colonel !

Pas l’impression non plus. Il leur faut verrouiller l’encerclement, couper nos lignes d’approvisionnement depuis la Wallonie. C’est pour ça qu’ils n’ont plus attaqué, forces trop dispersées, pas assez d’unités pour tenir un siège pareil, alors que nous, en quelques minutes, à partir des tunnels où nous les abritons, nous amenons des renforts en n’importe quel point du dispositif. Médiocres stratèges, que ceux qui sont trop sûrs de leur force ! Ils vont devoir tripler, quadrupler leurs effectifs, ils mobilisent à tour de bras, mais il faut du temps pour former les recrues, et nombre d’entre elles se sauvent en Hollande.

– Le temps joue pour nous, Wim ! Bruxelles n’est pas Sarajevo, pas de collines pour boucler la ville, trop de voies d’accès, et puis…

Et puis… ! Le temps qu’une armée wallonne s’organise, ils seront pris en sandwich, encercleurs encerclés. Mais alors, quel avenir pour Wim et ces dizaines de milliers de Flamands restés à nos côtés ? Le lendemain de l’assaut, des réfugiés surexcités ont incendié le Parlement flamand. Et la police doit sans arrêt mettre au pas des bandes de hooligans qui, sous prétexte de patriotisme, s’attaquent à tout qui parle la langue de Vondel.

Quel gâchis !

 

La femme retraverse l’avenue, son couffin rempli de fruits.

Mais cette odeur… ! La grand-mère de Mlado, si fière de son eau-de-vie… À peine avait-elle rempli nos verres qu’un obus fracassait l’immeuble voisin, faisant trembler le nôtre sur ses fondations. D’émotion, elle a lâché la bouteille. L’artillerie serbe s’est déchaînée. Les snipers canardaient. Impossible de sortir. Quatre jours, nous sommes restés bloqués, avec ces remugles d’alcool et de vieilles pommes qui nous levaient le cœur…

Mais cette odeur… ! Le cellier de Jan-li-Flamin… Tante Yvonne et son fessard tendant la robe, tandis qu’elle ramassait les fruits tombés de l’arbre et les entassait dans son tablier…

 

*

 

– Alors, mon colonel, on rêve ?

– Je ne sais ce qui me fait penser à une tante chez qui j’allais jouer quand j’étais gosse. Elle avait épousé un saisonnier flamand…

Les doubles vitrages étouffent le bruit des moteurs et les coups de boutoir de la tempête. Des nuées de feuilles mortes arrachées aux marronniers tourbillonnent entre les voitures qui embouteillent l’avenue de Tervuren. La journée se termine. En face, l’immeuble de l’INAMI-RIZIV dégorge ses fonctionnaires. J’ai appris, par un ami qui siège au Comité directeur, que si la plupart la voient d’un mauvais œil, tous considèrent la scission comme inéluctable… Depuis lors, j’ai le fantasme sinistre. L’inactivité de la retraite, sans doute, ou l’andropause acariâtre ! Ça me fait du bien, de voir autour de moi ces visages rayonnants.

– Au fond, mon colonel, vous êtes bruxellois d’origine ?

– Eh non, Wim, d’adoption, seulement ! Je suis né pur produit wallon, un petit village du côté de Dinant. Et toi ?

– Du Westhoek, mais mon père était sous-off comme moi, on n’arrêtait pas de déménager. Toutes les garnisons de Flandre et de Wallonie, je les connais… Finalement, on a choisi Bruxelles, parce qu’Helga est allemande et qu’ici elle rencontre des compatriotes. Sans compter que notre fils a épousé une Marocaine, notre première fille un Hollandais… Puis voilà, maintenant, Sonja qui se fiance à Mlado… Nous allons faire l’Europe à nous seuls !

Mlado, avant la guerre professeur de français à l’université de Sarajevo, rêvait d’une thèse sur Maeterlinck. Peu avant la fin du siège, sa grand-mère était morte. Le reste de sa famille vivait en Macédoine. Je me suis débrouillé pour le faire venir après Dayton, mais c’est Wim qui l’a pris en charge. La retraite venue, j’ai perdu contact. Leur invitation m’a profondément ému.

La fiancée passe avec un plateau et chacun prend son verre. Au moment de lever le sien, Wim, les yeux brillants, désigne la bouteille que Mlado a débouchée.

– Je l’ai fait venir exprès de là-bas ! Vous vous souvenez… ?

La même eau-de-vie… C’était donc ça, l’odeur !

Les larmes me montent aux yeux.

– Allez, mon colonel, on trinque ! À la santé des tourtereaux ! Tout de même, on en aura vécu, des aventures, ensemble !

 

Sacré Wim ! Bien plus encore que tu ne l’imagines !

 

Notes de l’auteur.

 

Une traduction néerlandaise de ce texte va paraître dans la revue « Marginalen » d’Anvers, avec, bien sûr, les adaptations indispensables : les milices wallo-bruxelloises y tentent la conquête des communes à facilités, chassant vers Tervuren, Beersel et Alsemberg des cohortes de réfugiés flamands. C’est moins crédible, mais la revue paie bien.

Une traduction en serbo-croate vient d’être refusée par la revue « Maržinalske » de Sarajevo. Dans une lettre embarrassée, le rédacteur en chef m’explique qu’il aime le texte, mais que ce thème, là-bas, n’intéresse plus personne.

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