DemoCrazy Blues

Kenan Görgün,

Hey, hey, hey, let the good times roll ! Est-ce que vos oreilles sont à moi ce matin ? ! Est-ce que vos cœurs sont ouverts à la voix du blues, ce matin ? ! Vous êtes avec DJ-Junk sur KWTR, Witd Tocville Blues, où chaque jour est une mise à l’épreuve par Dieu, alors, mes p’tits, je sais que c’est pas un cadeau, mais va falloir assurer encore un jour ! Encore un jour, ouais, encore une poignée d’heures volées à l’éternité sans péter un plomb, ça devrait rendre vos mères fières de vous, vrai ? !

 

Le soleil était toujours là.

L’Œil de Dieu. Disque immense, à l’incandescence argentée, il irradiait au zénith d’un ciel sans nuages. Sous lui, la politique de la terre brûlée était un état permanent et naturel et ça faisait long feu qu’on ne tirait plus rien des étendues ocre qui languissaient dans les environs de Tocville, Tennessee, sous la surveillance abrutie de quelques arbrisseaux blanchis plantés à la croisée de champs atterrés. Après la dernière saison électorale, où les vents avaient soufflé dans les discours à défaut de fraîchir les chaumières, un ambitieux plan d’irrigation était tombé à l’eau à défaut d’amener l’eau dans les sillons infertiles et rocailleux. Que voulez-vous ? C’était dans la nature des promesses d’être tenues ou non. Pareil pour l’opinion : on l’encourageait à s’exprimer, mais on gardait la liberté d’en tenir compte ou pas. On vivait en démocratie, où le résultat importait peu. Il faut comprendre : on fait la politesse de demander votre avis ; et c’est en cela qu’on l’a flattée, la valse moribonde de la démocratie. Le reste relevait de pratiques différentes, réservées aux initiés et à une morale beaucoup plus lâche. Puis, franchement, parmi les 1348 métèques qui composaient la population de Tocville, dont une moitié de consanguins guettés par le dérapage psychologique, qui en avait quoi que ce soit à fiche de la valse ? Un truc aristocratique venu d’Europe, comme la démocratie, tiens – comme tout un paquebot d’autres jolies choses trop fragiles pour servir dans la vie réelle.

Diable, on allait encore cuire aujourd’hui…

Le soleil était toujours là et sous lui, les hommes tournaient en rond et affolaient leurs esprits à essayer de faire quelque chose de cette chienne de vie – ou de cette vie de chiens, ce qui aurait bien convenu à décrire le quotidien des habitants de Tocville, Tennessee – bourgade de bric et de broc, où, à l’ombre épuisée des porches branlants, on recommençait à subsister grâce au troc, comme au bon vieux temps où le billet vert ne faisait pas sa loi tel un mac, sous la lanterne à chaque coin de rue. Dans ces rues cahoteuses, aux trottoirs étroits (quand il y en avait) et qui n’espéraient plus une cure de rajeunissement au bitume, les chiens maigrissaient à vue d’œil sous des pelages hérissés de mauvaises herbes, telles les Iridiés qui cernaient les granges du siècle passé et ces épaves de Chevy juchées sur des essieux rouillés. Le jeune MacAlly, rouquin d’origine douteuse mais assez serviable avec le plus misérable des êtres pour que Tocville passe l’éponge sur le cocktail de ses gènes, avait élu domicile des années plus tôt dans un pick-up Silverado. On l’avait retrouvé l’autre après-midi, à cause des chiens qui rôdaient autour. Il était tout raidi contre le volant, comme si MacAlly avait simplement voulu faire une sieste et que Dieu avait décidé de la prolonger. Ou bien le Diable, encore, qui faisait ses comptes.

MacAlly avait vingt-deux ans.

Et le soleil était toujours là.

Sa chaleur accablait les sens et les gars, ici, devenaient pères à partir de quatorze ans – les lapins n’avaient qu’à bien se tenir. Les fils ne tardaient pas à être aussi jeunes (ou mal vieillis, comme on voudra) que leurs géniteurs, qu’ils accompagnaient parfois dans leurs tournées éthyliques. Ces hommes de deux générations confondues confondaient fréquemment leurs conquêtes féminines. Du coup, le jour où on avait surpris Little Slim Billy, seize ans, à faire la bête à deux dos avec sa propre mère, on n’avait pas trouvé les mots pour le décrire, déjà qu’on n’était pas vraiment des gens de parole, dans le coin… Et c’est à peine si ces deux-là n’avaient pas continué, devant Dieu et toutes ses créatures, à adoucir les coups durs de leur destin sous quelques draps reprisés. Il faut dire que trois ans plus tôt Senior Wells, le père, était sorti acheter des cigarillos mexicains et n’était jamais revenu. II traînait toujours en ces lieux une bouteille de gnôle en trop et une paire de fesses dont les relents de soufre faisaient perdre le sens de l’orientation à ces messieurs. Est-ce que ces hommes qui abandonnaient leur foyer en prétextant faire un crochet au drugstore se retrouvaient dans une espère de Grand Fumoir des Apatrides où se noyer peinards dans la brume de leurs existences parties en fumée ? Le pasteur Calhoun aurait cher payé pour le savoir. Parce que ça devenait duraille de rassurer les ouailles, quand chaque dimanche ils clouaient sur lui leurs paires d’yeux hagards, au désespoir couleur d’ivoire, comme si par ces yeux c’étaient les générations précédentes de morts qui Pépiaient et l’accusaient de baratin céleste.

Le soleil était toujours là, amen ; et Tocville suintait son mal de vivre.

 

Hey, baby, hey ! On m’signale que d’gros nuages menaçants s’regroupent aujourd’hui au-dessus de not bonne vieille Tocville la toquée ! Il va s’passer des choses, vous croyez ? Quoi ? Une visite de Lucifer ? Laissez tomber, les kids, il aurait trop chaud chez nous, ce bourgeois des enfers ! O-ow, on rn’fait signe en studio, j’suis apparemment en train de marcher sur les plates-bandes d’un dangereux gredin ! Satan, tu nous entends, vieux ! Pique pas ta colère, laisse ton cœur s’ouvrir au blues, man ! T’es toujours ici chez toi, tu le sais, nan ? Ouais, pour sûr, t’es un citoyen en vue à Tocville ! Nan, sérieusement, les kids, j’ai là une nouvelle qui va pas vous réjouir ! D’ici deux semaines, si une tornade n’a pas chambardé l’agenda du Seigneur, notre maire merdeux j’ai nommé Sir Abraham Wilson va inaugurer la salle de spectacles la plus chère de la région depuis vingt-cinq ans ! C’est un sacré morceau, ça, nan ? Votre serviteur DJ-Junk s’est rendu sur place l’aut’soir pour juger d’visu l’allure de cette salle qu’on nous promet d’être, et je cite ses mots quitte à en souiller mes lèvres jusqu’à mon dernier souffle, « le premier d’une série de leviers économiques pour notre belle région » ! Chatouillez-rnoi, là, parce que j’ai vraiment pas l’cœur à rire ! Y’a pas à dire, elle va être belle, la salle, avec ses deux étages, ses arcades, ses rideaux, ses balcons, son acoustique de dingues ! Mais vous y croyez, vous, à un budget aussi maousse ? ! Ptêt que not’maire s’est souvenu de sa formation d’cornptable et qu’il a sucré le budget pour mettre un peu d’entrain à sa campagne électorale qui commence dans… Tiens, dans deux semaines aussi ! V’ià des mecs organisés ! On dit qu’l’art est le plus beau des mensonges ! Avis aux artistes : on s’est fait doubler par les politiques !

 

Alexis, café au lait de père africain et de mère cajun, en savait quelque chose.

Ce soleil, le même, était là quand son père avait dégusté son acte de naissance ; sa lumière avait dardé de ses rayons la lame de dix pouces qui dardait au même moment la poitrine de son paternel et donnait l’illusion que ce n’était plus une lame d’acier mais un bras de lumière qui s’enfonçait dans son corps et en ressortait nappé d’une nouvelle salve de sang d’un rouge éclatant ! Et pour quelle raison avait-on commis une telle vacherie sous les yeux de son fils ? Tuons le père et foutons définitivement la cervelle du petit en l’air par la même occasion ? ! Vicieux calcul.

Ce soleil blanc était là quand il avait rencontré Noralia, sa régulière par alliance depuis dix ans, sur le chemin retour de Memphis. Il avait raté son car, le dernier passage de la journée, et tandis qu’il arpentait, vanné, le sentier tortueux d’un soi-disant raccourci qui devait avoir un sacré sens de l’humour, elle lui était apparue, silhouette de rêve dessinée en ombre chinoise derrière les draps blancs et amples qu’elle suspendait sur la corde à linge dans la petite cour intérieure de ses parents. Il l’appelait hottomato, tomate chaude, sugar pie, tarte au sucre, pour exprimer son affection, car ce sont là les surnoms que donnait à ses femmes aimées une culture de crève-la-faim héréditaires obsédés par la bouffe.

Ce soleil était encore au rendez-vous quand il avait mis tous ses deniers, durement acquis à faire le sorteur pour les clubs du bas-Tocville, dans l’achat d’une guitare en bois brut de merisier ; la clarté jaune et douce de l’astre pénétrait par la vitrine du magasin et nimbait les instruments d’une aura presque magique. Alec, tenant pour la première fois sa guitare des deux mains et, la levant à hauteur des yeux, avait été fier des petites lucioles effilées qui glissaient sur les cordes et bondissaient d’une frète à la suivante le long du manche.

Un soleil amer, sombre en son milieu quand on le regardait de face, irisé sur le pourtour par une ligne rouge et tranchante, avait été le témoin unique de la rencontre maudite qui avait eu lieu deux mois plus tôt à la sortie sud de la ville, près du château d’eau asséché, au pied de la citerne gauchie, bombée par la chaleur incendiaire qui en travaillait les plaques de zinc jour après jour et autorisait le moindre pet de vent à faire grincer les guibolles de son pilotis. Jamais on n’avait projeté de démonter cette structure qui rappelait qu’un autre monde avait existé sur ces mêmes terres, qu’à ce même carrefour du château d’eau, des musiciens de blues aussi idéalistes que désespérés avaient pris rencard avec le Diable pour conclure des échanges peu standard de leur âme contre le génie et la gloire, que des légendes avaient habité ces contrées et permis que même la pauvreté la plus âpre ne soit jamais démunie de dignité. Un peu d’histoire et de nostalgie, c’est tout ce qu’il en restait, ce jour d’il y a deux mois où Alec avait attendu avec appréhension la venue de Mister Cloud – Monsieur Nuage, un nom ! – et son verdict quant à l’affaire qui les mettait en liaison : un prêt de deux mille dollars, aux conditions sans appel de Mister Cloud, un des prêteurs sur gages et bidouilleur de débit/crédit les plus affairés de la région et à la fois un des plus énigmatiques – autant dire que le bonhomme avait défini l’équation parfaite du succès et que bien des corps s’étaient effondrés sans l’affecter alors qu’il était toujours aux premières loges de ces morts. Des morts, ouais, car le seul gage admis par Mister Cloud en cas de non-remboursement, c’était votre chienne de vie, no way out. Votre âme, vous pouviez la recommander au Seigneur si ça vous chantait de flatter votre catéchisme, lui n’aurait foutre pas su quoi en faire ! Sous ce soleil qui lui cuisait le crâne et toutes les bonnes idées qui auraient pu s’y abriter, Alec avait voulu baiser la main gantée de cuir de Mr Cloud quand un de ses concierges lui avait tendu deux liasses de Benjamin Franklin pour un total de deux mille dollars nets non déclarés. « Merci, m’sieur, infiniment ! » avait dit Alec, courbant l’échine selon l’angle de la déférence. Alec était prêt à baiser l’anatomie de n’importe quel chimpanzé, maintenant qu’il avait de quoi payer, à temps, les funérailles de sa mère bien-aimée.

Elle s’était endormie dans le jardinet à l’arrière de sa case.

En plein soleil – roussie, la mère ; comme l’herbe sous elle.

Un des pires jours de la vie d’Alec : la mort de son dernier parent, mais surtout, un constat implacable sur l’état de sa propre existence ! Plus de trente ans et, humiliation !, même pas capable de payer un enterrement à sa mère ? Il était des échecs qu’on acceptait, se dit Alec, aigri par une rage tournée contre lui-même, et puis d’autres qui étaient impardonnables ! Pouvait-on, mieux et davantage, Rater le Coche ?

Mister Cloud lui avait donné un mois pour éponger sa dette.

Puis, une semaine de plus et quelques bleus pour le forcer à garder bonne mémoire.

Mais tout cela concernait la dette elle-même, étalements difficiles à honorer mais que du très ordinaire dans le secteur d’activité de Mr Cloud. Non, la clause la moins banale intervenait avant même le consentement du prêt du moindre cent : pour que Mister Cloud vous tire de la mouise dans laquelle vous étiez autrement condamnés à piétiner encore un bon bout de temps, comme un bébé dans sa merde quand sa baby-sitter l’a laissé seul à la maison pour se bâfrer de mûres avec son amant, il fallait que vous acceptiez de mettre une partie de votre temps et une autre, plus importante, de vos talents de persuasion, à acheter des votes pour le compte de certains candidats dont le « Cloud », bien souvent, était le véritable directeur de campagne secret.

Alec avait accepté, et comment ! Dans tous les cercles nocturnes de Tocville, clubs, bars, billards, maisons de passe, il se surpasserait pour faire péter les urnes de qui on voulait, Mr Cloud n’avait pas à s’en faire pour ça !

Noralia n’était pas au courant des transactions exactes menées par son mari même si elle savait bien que ce n’était pas ses épargnes (quelle épargne ? !) qui avaient payé les frais de l’inhumation, et la réception pour vingt qui s’était ensuivie ; côtes de porc et d’agneau, poulets et dindes rôtis, pains de maïs, haricots rouges, poissons-chats et oignons à la citronnelle par casseroles entières, sans compter les bières, les whiskies ; sodas et root beer pour les enfants de la famille et de tout le fichu voisinage. Pendant qu’on alternait les prières et les repas, Alec, retiré sur un tronc d’arbre renversé, plus bas sur la route, avait posé les doigts sur les cordes usées de sa fidèle guitare et égrené quelques accords pour marquer à sa manière la fin de son enfance. Il se souvint de son père ; et il ne savait toujours pas, à trente-trois ans bien sonnés, comment on s’y prenait pour être un homme.

Le ciel devant lui rougeoyait à perte de vue.

Noralia lui avait apporté une bouteille de bière bien fraîche.

Cette femme, Seigneur, rendait la mort elle-même plus douce…

Au moins., songea-t-il, maman était appréciée par plus ou moins vingt personnes.

Enfin, lorsqu’il ouvrit ce matin les yeux sur le dernier jour de sa vie, le soleil, ce soleil qui avait vu naître la terre et les hommes et qui les enterrerait tous, était encore là, il brûlait les murs comme à la chaux, il éclaboussait d’une lumière aveuglante le drap blanc et fripé de la place à ses côtés, où le corps de son épouse avait apposé la lourdeur généreuse de ses formes.

Il l’entendait, dans le coin-cuisine, derrière la fine paroi de contreplaqué. Alec, Al pour les imbéciles qui n’aimaient rien tant que de le battre au billard pour se rincer à l’œil, pensait pouvoir affirmer qu’il aimait sa femme comme au premier jour, ou à la rigueur comme au second, quand la magie serre la pince à la réalité. Et sa femme était encore tellement amoureuse de la couleur de sa peau, dorée comme le miel, et, après une confession moite, elle ne dédaignait pas non plus ses talents culinaires. Dans la soul food, cette cuisine des Noirs d’Amérique, de sauces épaisses, d’épices, de graisse, qui avait si peu de raffinement pour sa défense, Alec mettait néanmoins toute son âme, et c’était la moindre des choses, comme le lui avait appris sa mère.

 

On vient d’écouter Mama Blues, un vieux traditionnel du Delta qui nous rappelle comme c’était bon d’avoir sa mère auprès de soi… Ça nous rajeunit pas tout ça, vous en dites quoi ? Et si ou voyait un peu c’que DJ-Junk vous réserve maint’nant ? Allongez les jambes si vous pouvez, décapsulez une mousseuse brune, ou bien foutez-vous à genoux en serrant les mains l’une contre l’autre comme quand vous d’mandez une faveur au Créateur, et répétez après moi : Baby please don’t go, Bébé s’il te plaît t’en va pas ! Big Joe Williams, que Dieu ait ton âme dans la manche !

 

Il avait cru lire dans les yeux de sa femme cette supplique : ne t’en va pas.

Avait-elle senti qu’elle ne le reverrait pas ? Savait-elle quelque chose à son insu ?

Alexis le mulâtre s’était fait suriner ses plus belles années – les moins moches, en fait – par des délégués débiles, vaguement syndicaux, hautement incompétents, et qui avaient contribué à lui forger des muscles d’acier sur les chantiers de construction les plus dégueulasses qui soient sans jamais pouvoir lui garantir une paie correcte, et ne parlons pas d’assurance – mieux valait ici miser du gruau de maïs à une partie de poker avec des manchots sous perfusion de bourbon.

Là, par exemple, il turbinait depuis plusieurs semaines, à coups de journées de seize heures, sur le chantier de la fameuse salle de concert d’un luxe criard commandité par la municipalité (un bien grand mot pour désigner un club restreint de républicains gras de la sous-ventrière et qui, une fois le mois, en maillots de corps à rayures rouges et bleues, déplaçaient leurs chaises longues plus près des arbres du jardin de l’un ou de l’autre pour continuer à siffler leurs bières en abordant par la bande, entre deux polissonades, les fonds gouvernementaux accessibles à leurs culs-terreux). Il versait la sueur de son front sur le chantier de cette salle de rois où il n’aurait même pas pu rêver de se produire ! Et trouvait encore la force de s’enfoncer chaque soir dans la torpeur enfumée du fond de salle du Berîs pour distraire trois pelés et un tondu bouffeur de fayots, pour une poignée de dollars qui suffisaient à peine à payer l’alcool dont il s’imposait ensuite la consommation pour oublier à quel point sa vie était foutue ! Le Bens, le bar le plus minable de tout le bled ! Et c’est le seul endroit où il avait pu caser ses vieux rêves de musicien, à grand renfort de coups de pied au cul de ses idéaux ! Et si le Bens n’avait que du bois vermoulu pour son podium et son mobilier, Alec pouvait renifler une odeur de sapin, mais une odeur venue d’ailleurs, un appel direct des ancêtres : les hommes de Mister Cloud lui avaient rendu une visite de courtoisie hier après-midi sur le chantier, pendant qu’il cassait sa croûte de pain noir à l’écart des collègues. Non qu’il méprisât les gars qui bossaient avec lui et cherchaient à se tirer de pièges au moins aussi profonds que le sien, mais il n’y a que dans la solitude qu’il arrivait à appréhender l’ampleur de ses catastrophes personnelles et à se préparer en quelque sorte à l’idée déchirante, à son si jeune âge, que tout ça allait finir par l’engloutir et plus tôt qu’il ne le pensait, tout pessimiste prêt au pire qu’il fût.

Faut dire qu’ici, on s’habituait très tôt à faire le deuil de soi-même.

Les mecs n’avaient pas un seul pli sur le visage tandis qu’ils lui transmettaient les salutations du patron. Ils l’avaient serré en tenaille, et Alec avait senti la proéminence d’acier d’un œil prêt à cracher le sulfate, s’enfoncer dans son aine en guise de dernière mise en garde. Il avait moins de vingt-quatre heures pour réunir les 1 600 dollars qu’il devait. Dès le jour suivant l’emprunt, il avait pris sur ses heures de scène et de sommeil pour écumer la racaille de Tocville et amasser, au bénéfice du candidat Abraham Wilson, les voix d’électeurs à peine assez lucides pour signer ; ben, malgré ça, Mister Cloud ne voulait plus lui accorder aucun rab de calendrier.

À ta santé, Alec ! Que faire, à qui s’adresser, sachant qu’il avait déjà embarrassé toutes ses connaissances pour dégoter les 400 dollars rendus à ce jour ? Pas faisable. On ne lui aurait même pas racheté un rein ou le foie, dans le coin… Quand bien même, ses organes ne valaient peut-être même pas une telle somme, vu leur état !

La résignation, man, aurait psalmodié Dj-Junk, l’animateur déjanté de Tocville, condamné mille fois aux feux de l’enfer depuis qu’il avait pris d’assaut les manettes du studio artisanal de la station KWTB, la seule radio de blues traditionnel encore en activité dans tout le périmètre de captation des pylônes à haute tension du Tennessee. DJ-Junk aurait dit à Alec que la résignation était tout ce qui lui restait pour pas se pisser dessus en une minable descente d’organes alors qu’il sentait sa fin proche et cette pétasse de faucheuse déployer les sinistres séductions de sa faux toujours si diablement bien aiguisée ! « Fils, j’espère que t’sais jouer des hanches et des pieds, parce que celle-là, comme fiel vois, elle s’en va t’faire danser ta danse de saint gui ! »

Immergé dans cette chaîne de pensées qui l’emprisonnait à son destin tout vu, Alec se blessa à la main droite. Il ne sentit pas la douleur, pas le moins du monde. Un de ses collègues dut lui signaler qu’il avait la main en sang pour qu’Alec se souvienne qu’il n’était pas mort. On le nettoya avec les moyens limités de la trousse de premiers soins qui traînait dans la caravane verte faisant office à la fois de bureau et de mess, plantée au milieu des gravats et des armatures métalliques disloquées du chantier.

Et les deux dernières heures de sa vie de travailleur manuel passèrent dans une sorte de léthargie consolatrice. L’épuisement physique aidant, Alec réussit même à éprouver une très précieuse sérénité intérieure. Il préparait en lui une antichambre, certes minuscule mais assez spacieuse pour l’accueillir lui seul, en son for intime ; que dans cette salle d’attente liant sa vie ici-bas à l’autre monde, celui dont parlait sa mère et le pasteur Calhoun, et tous les sorciers du blues quand la transe de la Note Bleue leur ouvrait les bras, il se replie pour ses derniers instants, et un par un s’entretienne avec les épisodes marquants de son passé, cette furieuse et brûlante voie ferrée où le train de sa vie avait foncé si vite qu’il n’avait rien retenu du voyage, un voyage si bref, et trop intense en tout cas pour permettre le bonheur.

À dix-huit heures, il quitta le chantier ; pour ses collègues, qui lui disaient à demain, il n’eut qu’un pesant hochement de tête, un mensonge dodelinant sur ses épaules ; et pour toutes affaires, il avait sa veste, coupée aux manches pour en faire un vêtement de saison. Mais aujourd’hui il faisait encore si chaud qu’il la tint à bout de bras.

La soirée allait être visqueuse, à coup sûr. Les amants allaient boire et gémir en se frottant les uns contre les autres, les chiens allaient humer leur puissante odeur animale et uriner contre les portes de leurs maisons, et le Diable allait présider aux destinées ; car cette nuit, Tocville deviendrait un lieu que même le Seigneur voudrait fuir sans demander son reste.

 

Yeah, yeah, yeab… Les démons commencent à tisser une toile dans notre ciel ! Kidsy regardez par les fenêtres, et dites-rnoi honnêtement si les étoiles et les planètes ne sont pas en train de nous offrir le grand jeu question mélange des couleurs ! ? J’ai pas eu envie de pleurer comme ça devant la beauté de quelque chose depuis que ma plus grande sœur m’a fait humer le parfum d’une femme en pleine possession de ses moyens physiques ! Les moyens, physiques et autres, ce jour-là, j’aime autant t’avouer qu’j’les ai joliment perdus, hé hé ! Mais on n’est pas là pour s’exalter au souvenir de ma sœur qui m’aurait sûrement sauvé la vie si elle s’était pas faite trouer par un amant atteint de jalousite chronique ! Revenons à nos moutons de Panurge ! Vous savez tous que j’ai joué ma petite partie dans la découverte de quelques talents de chez nous… Parfois il arrive que ces talents nous quittent pour tenter la grande aventure, et grand bien leur fasse ! Mais parfois les choses se passent autrement… On va écouter cette nuit une galette de cire déboussolée qu’un de mes complices a pressée à partir d’un enregistrement qu’un autre de mes complices a réalisé il y a une heure à peine au bar chez Ben ! Vous suivez toujours ? ! Mon pote était là, comme un homme de bien, à draguer sa pouliche et se jeter quelques dés à coudre de bourbon, et d’un coup, v’là qu’l’amuseur public qui prend la scène tous les soirs pour border les mouches sans défriser le moindre poil de cul au plus indulgent des auditeurs, v’là qu’ce même gars leur balance un morceau qu’on jurerait composé par un sorcier vaudou ! Mon pote fait ni une ni deux, il donne une tape sur la cambrure affolante de sa chaudasse et s’en va en coulisses préparer son attirail d’enregistrement… J’vous préviens, les kids, vous avez rien entendu d’pareil depuis que vos esgourdes ensablées sont capables de distinguer le son de vos pets de celui d’une note barrée sur Fender Telecaster ! Et pour ceux parmi nous qui ont encore une âme et qui pensent qu’elle a une chance même infime d’être sensible, j’dois dire que tout ça finit dans le bruit et la fureur et dans une sacrée odeur de poudre à canon ! Voici, pour tous les libres citoyens de Tocville, Tennessee, d’Amérique et du monde entier, DemoooooCraaaazyyyy Bluuuues !

Democrazy blues, democrazy blues.

Come ou, darling, let’s play the Democrazy Blues…[1]

 

La voix d’Alec est spectrale, d’emblée. Elle sort de lui sans effort, et lui-même, dès les premiers lyrics prononcés, dès les premières notes pincées faiblement sur sa guitare, faiblement pincées à cause de ses doigts enveloppés dans du pansement de piètre qualité, sent qu’une énergie différente, inédite, est entrée en résonance avec son chant, et que cela n’a échappé à personne. Peut-être sont-ce les premiers mots de son morceau qui ont mis la puce à l’oreille de l’auditoire. Democrazy Blues… Écrit à la va-vite aujourd’hui même, dans un coin du chantier, planqué derrière un pilier, en une demi-heure de prises de notes chaotique dans un carnet presque en lambeaux et qui ne lui appartenait même pas. Il l’avait déniché par hasard dans un bac à courrier de leur caravane-bureau-mess et soudain l’impulsion d’en faire usage s’était emparée de lui, peu de temps après son accident de marteau et la blessure de trois des doigts de sa main droite, qui le laissait surtout inquiet de savoir s’il pourrait jouer ce soir au Ben’s. La réponse était venue avec les premiers mots notés d’une main incertaine sur le papier quadrillé de petit format. Il jouerait ce soir, dût-il mourir sur cette scène sordide de deux mètres sur deux, à peine surélevée par rapport au plancher gondolé et éclairé uniquement par une ampoule au bout de son fil et qui tombait à peu près à un mètre de la tête du chanteur (qui côtoyait donc sa boule de lumière pisseuse et la chaleur de ses 25 watts pendant tout son tour de chant, se tirant de cet étouffoir avec sur le front une sueur qui luisait comme une marque infamante). Et si l’inspiration venait à lui manquer, Alec se détachait du pilier, se décalait de quelques pas sur le côté et s’imprégnait de la vue saisissante, révoltante, de la vaste scène qu’une équipe spécialisée avait commencé à tapisser de moquettes bordeaux quelques jours plus tôt. Voilà le monde tel qu’en lui-même et tu n’y as pas ta place, Alexis…

Les mots de cette impuissance à vivre une vie d’homme honnête, d’être humain respecté, déferlaient alors à nouveau dans ses yeux, ses lèvres, son cœur et ses doigts, qui ne ressentaient plus aucune gêne malgré la fraîcheur des écorchures.

 

The heaven of our Lord must be something better

Than a poor hooker worrying around the corner

Hell has found a way to keep us next to its charms

And during this time we kill our brothers in arms[2]

 

Chez les clients parsemés du Ben’s, Alec voit les verres suspendus à mi-chemin des tables et des lèvres. Alec voit les yeux larmoyants d’un soiffard qui a déjà annihilé toute sobriété. Alec sent frissonner, partout dans l’atmosphère, quelque chose de grand dont il est le cœur follement battant. Alec reconnaît ce soir l’accomplissement de son destin et il est heureux à l’idée de partir de la sorte.

 

I don’t mind if you got much more than me today

I’ll be rewarded of my goodness in our Lord’s way

When the time’ll come to count the rights & wrongs

What kind of answers will you find in your songs ?[3]

 

Alec pense à son épouse, à Noralia, à ses seins chargés de toute la richesse des dieux créateurs, à leur parfum laiteux, à leur douceur duveteuse.

Alec sent la marque rouge que l’ampoule a entrepris de laisser sur son front, en travers de ses plis et de ses rides, et il sent les ruisseaux de la sueur entreprendre de tisser une toile en travers de ses paupières ridées et leur rideau de confusion voiler ses yeux mi-clos ; alors il ferme les yeux davantage, les ferme entièrement, tisse avant la sueur une clôture de larmes sur son regard.

 

Stone bridges into troubled water

People we gonna sink whatever

Look around you and recognize

The monster is coming ont of size[4]

 

Sa voix emprunte les accents de la mélopée.

Alec laisse tous ses démons le tourmenter.

Ses doigts, même blessés, font claquer les arpèges.

Alec aspire à devenir un paratonnerre à sortilèges.

Indifférent à la douleur cuisante qui sourd de ses ongles en même temps que les saignements de ses blessures brutalement rouvertes, indifférent aux insectes qui se calcinent dans l’aura de l’ampoule, aux morts qui pourrissent quelque part sous ses pieds et sous la scène, peut-être piétine-t-il à l’instant même les occupants décimés par les pères fondateurs d’un cimetière indien ? !, Alec frappe les cordes, martèle les cordes, étire les cordes pour distordre les notes et les cristalliser à l’apogée de leur envol, il titille les frètes sur le manche comme des aréoles sur les seins d’une amante, il serre fort les paupières et plisse les lèvres, tord sa bouche humide, car une fièvre monte en lui qu’il ne sait comment contenir, tant elle apporte avec elle une intensité sans précédent dans sa vie, il devient un pylône qui tangue, il se penche en avant pour tenter de casser cet élan fiévreux qui fuse de ses pieds à sa tête et suscite un tournis virevoltant, comme si Alec pouvait sentir son centre de gravité se déplacer et lui remuer les tripes !

Dans la salle enfumée, un homme s’est absenté en douceur pour se planquer dans un local derrière la scène, un kot presque, qui sent le moisi, et lancer l’enregistrement pirate de ce qu’il ne sait même pas en quels termes qualifier – DJ-Junk trouvera bien les mots justes, son job à lui c’est de fondre dans la cire l’expédition à hauts risques dans laquelle ce musicien anonyme a embarqué l’auditoire, sur le pont capricieux du navire de sa folie !

 

I see us walking like a bunch of shadows

Through deserted cities, a lost soul howls :

« The sleep of the Righteous allows

The horror of the world that grows »[5]

 

It’s democrazy blues, democrazy blues…

C’mon, people, let’s play the Democrazy Blues ! [6]

 

Dans le noir de ses paupières closes, dans les ténèbres de sa solitude à présent extraordinaire, Alec sent la chaleur du sang sur ses doigts & il sent les pansements partir lambeau par lambeau à chaque fois qu’il abat sa main droite sur les cordes & qu’il percussionne en même temps sa caisse de résonance & il sent aussi, enfin, le sang dans tout le reste de son organisme participer du même embrasement ! Pour chaque souffle expulsé de son corps, de nouvelles gouttes de sang se détachent de ses doigts écorchés et se répandent sur le plancher, comme si de sa main blessée il libérait des fleurs rouges qui éparpillaient leurs pétales autour de lui. Il est devenu cette nuit le prophète d’un monde où Eliott Ness a fini en pauvre alcoolique incontinent après avoir défendu la Prohibition mieux que sa propre mère ! Alec le messie des désastres, annonciateur de toutes les tragédies qui attendent les créateurs & contempteurs de la démoncratie, les mêmes individus jouant à fond la bipolarité des rôles, tour à tour créateurs & destructeurs de leur œuvre & dévoreurs de leurs propres enfants !

 

Democrazy blues, dernocrazy blues…

C’mon, George, let’s play the democrazy blues !

 

Democrazy blues, democrazy blues

C’mon, Hillary, let’s play the democrazy blues…

 

Democrazy blues, democrazy blues…

C’mon, Castro, let’s play the democrazy blues !

 

Ses origines, son Amérique, sa France, ses Indiens, ses chromosomes entortillés dans le filet paranoïaque de ses racines, lui soufflent ce qu’il a à dire…

 

Democrazy blues, democrazy blues…

C’mon, Sarko, let’s play the democrazy blues !

 

Democrazy blues, democrazy blues…

C’mon, Sharafat, let’s play the democrazy blues !

 

Il veut s’arrêter, il pense qu’il est censé s’arrêter, mais il n’est plus le décisionnaire de ce rituel, il est devenu paratonnerre ! Captant et renvoyant les orages, Alec capte les phrases et les renvoie avec tous leurs éclats cabossés !

 

Democrazy blues, democrazy blues…

C’mon, China, let’s play the democrazy blues !

 

Democrazy blues, democrazy blues…

C’mon, London, let’s play the democrazy blues !

 

Democrazy blues, democrazy blues…

C’mon, You The People…

 

Il s’essouffle… Inspire en espérant que ce sera la dernière…

 

Let’s play the democraaaaaazy… blues !

 

Il se tait et le silence qui tombe immédiatement, comme un couperet, est un silence de plomb. Les doigts déchus sur les cordes souillées, comme des animaux morts sur la grève, Alec entend seulement son souffle court et condensé.

Seulement cela. Étrangement que cela.

À bout de forces, transi et courbatu, il se sent capable de ne fournir que I effort de relever ses paupières.

Et de voir que la salle s’est vidée…

Que pendant sa transe aveugle dans la nuit de son âme, les hommes et les femmes ont quitté leurs tables et le comptoir, laissant inachevés leurs verres et fumants leurs cendriers.

La fumée, d’ailleurs, est si épaisse qu’elle diffuse une brume dans toute la salle.

Mais, pour autant, elle ne cache pas tout.

Trois silhouettes massives et immobiles se dessinent dans cette brume.

Alec les observe sans ciller. Sa respiration ne s’emballe pas, son cœur reste en place.

Des trois silhouettes sombres jaillissent trois éclats de lumière, de bruit et de fureur & trois lumineuses rafales de balles fauchent Alec & le font décoller de son tabouret pour le projeter plus loin sur la scène. Deux des lattes en bois du plancher se fissurent lorsqu’Alec atterrit au terme de son violent recul.

Le sang qui fuit son corps & se répand autour est d’un profond rouge carmin & il est épais & quand il s’étend il reste aussi limpide que la surface d’une eau qui dort.

Le sifflement des balles s’apaise à peine que, de la brume des cigares et de celle des canons encore fumants des mitrailleuses, surgit tranquillement, annoncé par l’écho de ses chaussures à talons, Mister Cloud en personne.

Trois C le caractérisent : calme, classe & contrôle.

Et cette froideur reptilienne dans le regard qu’il pose sur Alec.

Il jette quelque chose en direction du musicien mort, puis fait demi-tour et disparaît comme il est venu, suivi par ses trois hommes.

La flaque de sang, très large à présent, commence à refléter le plafond et l’ampoule au-dessus du corps inerte d’Alec. Dernier geste de Mister Cloud, un billet d’un dollar, planant, vient se poser tel un nénuphar sur le miroir de cette flaque rouge.

Sur le billet, le portrait de George Washington, premier président des États-Unis et auteur de la Constitution, lentement, s’imbibe du sang d’Alexis de Tocville.

Par les petites fenêtres à carreaux du Ben’s, le paysage est crépusculaire.

Et sur la ligne d’horizon, entre ciel et terre, approche la colonne, sombre et massive, d’une tornade en formation.

 

Le Doigt de Dieu.

[1] « Blues de la Démon-cratie, blues de la démoncratie/Viens, bébé, jouons le blues de la démoncratie!»

[2] Le paradis de notre Seigneur doit être meilleur/Qu’une prostituée au coin de la rue et qui a peur/L’Enfer a trouvé le moyen de nous maintenir sous ses charmes/Et pendant ce temps nous passons nos frères par les armes.

[3] Qu’importe si aujourd’hui tu te crois le préféré des Cieux/Ma bonté sera récompensée auprès de Dieu/Lorsque viendra le temps de compter les torts & les raisons/ Quelles réponses trouveras-tu dans tes chansons ?

[4] Ponts de pierre en des eaux troubles/Nous allons couler, de gré ou de force /Regarde autour de toi, c’est quitte ou double/La Bête Immonde ne cesse de gagner en force.

[5] Je nous vois errer comme une légion des ombres/Dans les cités désertées, hurle une

[6] C’est le Blues de la Démoncratie, le blues de la démoncratie/Allez, le Peuple, jouons ce blues de la démoncratie !

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