Moi et le monde

Gilles Dal,

Le monde d’un côté, moi de l’autre.

Allez hop, foin de modestie : pour qui aspire à commenter l’actualité politique, mieux vaut ne pas se poser trop de questions. Enfin si, mieux vaut s’en poser, mais pas sur soi-même : à force de scrupules, de remises en question personnelles et de doutes sur la légitimité qu’on a ou non à intervenir dans le débat, on n’écrit plus. Quelle utilité d’un article jeté dans l’océan des interventions publiques ?, encore un parmi des milliers ?, à quoi bon ?, lu par quelques-uns, aussitôt oublié, chair à papier, quelle vanité, autant ne pas se fatiguer, compter sur le temps qui passe et qui efface tout, lire ce qui s’écrit déjà, c’est tout à fait suffisant, ne pas bouger ses petits bras pour rien.

Mais non. Je ne suis pas comme ça. Mon avis est intéressant, j’en suis sûr. Immodestie, assurément : part de narcissisme, sans aucun doute ; reste que voilà, les gens qui me lisent, enfin certains d’entre eux, verront, je l’espère, grâce à mon article, autre chose dans le débat politique. « Rien que ça ! », se moquera-t-on. Hé bien oui, rien que ça.

Je m’assieds à ma table de travail, je fais claquer mes doigts, je bois un grand verre d’eau, j’assouplis mes jambes, je tais craquer mes poignets, et je m’y mets.

Je dois tenter une entrée en matière forte. Un truc percutant, qui accroche le regard et qui incite à poursuivre la lecture. Genre : tout le monde dit ceci, eh bien moi je dis cela.

Alors je me lance :

Ah, la fameuse chute des idéologies, cette tarte à la crème ressassée depuis presque vingt ans par des commentateurs en mal d’inspiration ! Ne serait-il pas temps de changer de disque dur, de cesser de commenter le présent à l’aune du passé, et d’enfin affronter le réel tel qu’il se présente ! Oui, les idéologies ont sombré. Oui, c’est un grand changement. Oui, il a fallu s’y habituer. De fait, tout le monde préfère vivre avec l’assurance que demain sera meilleur qu’aujourd’hui, et il est plus agréable, c’est l’évidence, de vivre dans la perspective d’un monde idéal, purifié de toutes les tares, tout entier dévolu au bonheur et à l’épanouissement de chacun, que dans la crainte d’un avenir incertain, fiait de désordres climatiques et d’angoisse du terrorisme.

Je suis assez fier ; je trouve que ces lignes donnent de moi l’image d’un type à qui on ne la fait pas, sans grandes illusions, lucide et tranchant. Je sais bien que ce n’est pas le but, que je parle d’événements politiques et pas de ma pomme, mais voilà, je ne peux pas m’en empêcher : quand j’écris, je ne pense pas à l’impression que je donne, mais en me relisant, c’est comme ça, je ne peux pas m’en empêcher.

Ce que j’ai écrit jusque-là n’est pas d’une originalité folle ; il faut que je surprenne le lecteur en le prenant à revers, en brisant la dynamique naissante, en tranchant dans ce qui semble couler.

C’est parti :

Malgré cela, il est assez heureux que les hommes aient fait leur deuil des idéologies : à coups de chapelets ânonnés plutôt que d’arguments exposés, de liturgie figée plutôt que de grille de lecture raisonnée, de certitudes définitives plutôt que d’inclinations réfléchies, les idéologues, sous le couvert de convictions inébranlables, portaient la marque d’une terrible défaite de l’intelligence, qui assimilait tout esprit critique à une trahison, toute évolution de la réflexion à du déviationnisme, tout doute à une hérésie.

Ce début est assez vague ; il faut que j’entre dans le vif du sujet, que j’attaque les élections présidentielles, la nature des débats, l’ambiance de la campagne. Que je montre que je sais où je vais, que je n’ai pas seulement voulu faire le malin en parlant des idéologies en général, qu’il y a un cheminement dans mon raisonnement, que je prends le lecteur par la main et que je veux le mener quelque part. Ce processus est un peu chiqué ; je n’étais pas sûr, au départ, de ce que je voulais dire, mais il faut que je bluffe. Une idée en amène une autre, la deuxième efface la première, puis cette deuxième en amène une troisième, que je juge plus intéressante que les deux autres, alors j’efface le début et je repars de cette troisième : c’est comme ça que je travaille, mais le lecteur ne doit pas s’en rendre compte. Tout doit sembler parfaitement naturel. Je dois donner l’impression de m’être attelé à l’écriture de l’article avec, à l’esprit, la structure précise de ce que j’entendais expliquer ; il faut que je cache la vérité, quelle vérité ?, eh bien, tout simplement que j’avais envie d’écrire quelque chose, comme ça, pas juste pour qu’on me regarde, non, mais pour ne plus me sentir passif quand je lis ce qui se passe, pour ne pas avoir l’impression de subir les choses. Trouver un truc à dire, un angle d’approche original : une manière de me réapproprier l’actualité. Vanité, évidemment, puisque mes mots ne changeront rien, mais bon.

La campagne présidentielle, donc.

De ce passé proche, les responsables politiques en général, et notamment les actuels candidats à l’élection présidentielle française, ont hérité l’habitude de se montrer inflexibles dans leurs convictions. Comme si faire part de leurs doutes était un aveu de faiblesse, une marque de mollesse, alors qu’au contraire, cela devrait rassurer : un homme qui réfléchit et qui s’interroge n’est-il pas préférable à un homme buté ?

Je suis assez fier ; je trouve que ces lignes sont bien senties. Mais je sens précisément les objections qu’elles susciteront, alors je les devance :

Comment, s’indignera-t-on à la lecture de ces lignes, quel est donc ce scepticisme à l’encontre des convictions fortes ; quelle est cette apologie du centre mou, du consensus stérile, ce relativisme de mauvais aloi ! Heureusement, opposera-t-on, qu’il y eut des convaincus, par le passé, pour résister aux tyrannies ! Imagine-t-on l’issue de la dernière guerre mondiale si chacun s’était dit, alors, que tout bien pesé, l’un dans l’autre, les nazis avaient sans doute, quelque part, dans leur logique, un peu raison, qu’il fallait essayer de les comprendre, remettre les choses en perspective ! Il faut, c’est entendu, parfois être carré. Mais à condition que les circonstances l’imposent ; en temps de guerre, par exemple.

Citer les nazis et les résistants : un grand classique de l’argumentation, je n’ai pas pu résister.

Je me montre conscient des enjeux, lucide quant aux limites des premières lignes de mon article ; c’est très bien. Avancer une idée, puis dire le contraire en n’ayant pas l’air d’y toucher : une de mes spécialités. Je n’ai cependant pas l’impression de tricher ou de manipuler, car la vérité, c’est bateau mais c’est ainsi, est complexe, ambivalente, souvent contradictoire ; je dois donc éviter d’avancer des idées trop tranchantes, d’autant que le fond de mon article tente, précisément, de lutter contre les assertions trop définitives.

Je passe donc à la déclaration d’intention, le propos général qui ne mange pas de pain :

Dans la campagne présidentielle actuelle, un débat raisonné, constructif et serein devrait suffire, pourtant ce n’est pas le cas : le forum politique tel qu’il se présente est empreint d’une véhémence qui ne se justifie plus.

Phrase un peu trop générale ; il faut que j’ajoute quelque chose, une idée forte qui constituerait une forme d’aboutissement à ce que j’ai écrit jusque-là.

Je tente :

À ce phénomène classique – et aisément compréhensible : pour compter ses troupes, il faut battre le rappel –, s’en greffe un autre, inédit quant à lui : jusqu’il y a peu, la politique, ce fut la conviction que le vrai et le bon étaient d’un côté précis de la balance, et que si les choses n’allaient pas comme il le fallait, la faute en incombait aux autres, qui étaient tous – cela allait sans dire – engoncés dans l’erreur et aveuglés par l’idéologie. Ce leitmotiv domine, certes, encore aujourd’hui dans les discours, mais plus aucun candidat, au-delà des artifices rhétoriques et des circonlocutions d’usage, ne prétend détenir toutes les clés nécessaires à une bonne gestion de la nation.

Je suis lancé, je fais aboutir mon raisonnement :

Traditionnellement, les candidats expliquaient que leur programme, s’il était mis en pratique et respecté par tous, résoudrait tous les problèmes. Par voie de conséquence, tout ce qui n’allait pas découlait des erreurs des adversaires, de leur vision tronquée des choses, des illusions qu’ils entretenaient. Le mal, en somme, venait des erreurs instillées par les autres. Cette dialectique domine encore dans les débats sommaires ou dans les meetings, mais pour qui sait décrypter les messages, chaque candidat admet, en filigrane, que tout seul, il n’y parviendra pas : tous en appellent donc aux bonnes volontés, pour un sursaut national dont nul ne comprend bien en quoi il consiste.

Ça coule, alors je ne m’arrête pas :

Dans cette dialectique de rassemblement, il est de bon ton de concéder aux autres des qualités, qu’on reprend, de fait, à son compte, si bien que le besoin de véhémence se catalyse sur un catastrophisme un peu grotesque au regard de la situation du pays : h en croire tous les candidats à l’élection présidentielle, la France est au bord du gouffre, l’apocalypse est pour demain, à moins d’un électrochoc. Voilà pourquoi tous parlent de nécessaire rupture et adoptent une rhétorique martiale : maintenant ou jamais, action vitale, question de survie, etc. Or, si, en 2002, chacun défendait un leitmotiv particulier, une idée forte répétée en boucle, la nouveauté de cette campagne-ci est que tout le monde reste dans le flou : chaque candidat raille tous les autres, demande où est leur programme, et leur reproche de ne pas avancer de propositions concrètes. Une unanimité, somme toute, assez cocasse, qui se retrouve également dans les valeurs invoquées : goût de l’effort, valeurs familiales et solidarité nationale.

Je suis content. Le récit a l’air structuré et cohérent. On ne remarque pas – forcément ! – la partie immergée de l’iceberg, les pages qui ont été effacées dans l’agacement. Bon Dieu, ce qu’il faut lutter pour qu’un récit semble naturel ! Ce dont j’aurais envie : que les efforts fournis ne soient pas cachés. Souhait purement narcissique, car ce qui intéresse le lecteur, ce n’est pas la conception de ce qu’il lit, mais ce qu’il lit. J’en suis parfaitement conscient, mais voilà, on est comme on est, le petit ego, le désir que les efforts soient utiles. En même temps, ils le sont, l’article ne serait pas ce qu’il est sans les lignes raturées, et je me répète que, comme dit le sage, tout est compliqué avant que d’être simple. Alors je suis content. De l’image que je donnerai ou de l’intérêt que mon écrit pourra susciter ? Un peu des deux, mais comme le lecteur pense à ce qu’il lit et non à l’auteur de ce qu’il lit, je sais laquelle de ces deux priorités prendra le pas sur l’autre, alors je m’amuse de la vanité de mes interrogations, et j’envoie mon article.

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