Je me fais appeler Jimmy Holyday. Je ressemble fort physiquement au chanteur presque homonyme, que j’ai tué dans la nuit du 5 au 6 décembre, celle où, dans le pays d’origine de son père, la Belgique, Saint-Nicolas descend par la cheminée pour déposer dans les maisons des jouets pour les enfants sages. Je l’ai tué parce qu’il me portait ombrage. Nous sommes nés le même jour en 1943, pendant la deuxième guerre mondiale. Son père était une espèce de saltimbanque nommé Léon. Je crois que ce prénom a inspiré une chanson d’Annie Cordy, une autre Belge. Mon père à moi était aussi belge et s’appelait Gaëtan-Honoré. Il était d’une famille aisée et militait dans les milices rexistes de Degrelle. Il a failli aller se battre sur le front de l’Est, mais je venais de naître, et il a préféré rester auprès de ma mère plutôt que défendre l’Europe contre les hordes asiates du bolchevisme. À la libération, il n’a guère été inquiété. Il avait commencé assez tôt à alimenter les caisses de la Résistance (royaliste) pour que ses péchés de jeunesse soient pardonnés et vite oubliés. Il a fait une belle carrière dans la magistrature finissant en qualité de conseiller à la Cour de Cassation. Ma mère, prénommée Lutgarde, était membre de la bourgeoisie francophone de Flandre. Comme femme de magistrat, elle ne travaillait pas, du moins pas pour un salaire. Elle s’occupait de choses et d’autres de la culture et présidait l’association des amis de l’opéra. Elle est morte en 1991, d’un malicieux cancer, réconfortée, comme on dit, par les sacrements de l’Église. Elle a suivi mon père de huit ans. Lui, devenu grand officier de l’ordre de Léopold, a été retrouvé dans une chambre d’hôtel victime d’un AVC. La dame avait eu le temps de se tailler en catimini. Pour éviter le scandale, l’entourage du défunt a prétendu qu’il était mort en état d’épectase. Personne ne fut dupe ; mais on fit semblant de croire à cette fable théologique.
Dès la fin de mon état de décagénaire, je suis devenu fan de Johnny Hallyday. J’achetai tous ses disques et suivais tous ses concerts. Quand il a épousé une Bulgare, j’ai épousé une Bulgare. Quand il a divorcé d’avec sa Bulgare, j’ai divorcé de la mienne, qui m’avait donné un fils, que j’ai appelé aussi David (je ne sais pas ce qu’il est devenu). Quand il a vécu avec une actrice connue, j’ai vécu avec une actrice inconnue. Notre fille s’appelle aussi Laura, elle est devenue assistante sociale spécialisée dans l’accompagnement des toxicomanes. Quand il a fait son service militaire j’ai fait le mien en Belgique. Je suis devenu caporal dans les transmissions, je n’ai pas cherché à devenir sergent. Quand un camarade m’intimait de fermer ma gueule, je lui répondais « qu’est-ce qu’elle a ma gueule ? »
Comme tout le monde me répétait que je lui ressemblais, j’ai décidé de jouer à être un de ses clones. J’ai commencé une carrière de concerts, habillé comme lui, me déhanchant comme lui, fumant des chichons comme lui, chantant avec sa voix ses chansons à lui. J’ai rencontré quelques succès, participant à des galas dans des petites villes de province en Belgique et en France. J’ai été tellement occupé que je n’ai pas eu le temps de convoler une autre fois, ni d’adopter des petites filles allochtones. J’ai fait jouer ce rôle à deux jeunes voisines dont la grande sœur a accepté de se faire passer pour le pendant de Læticia. Le showbiz, je l’ai vite compris, est avant tout un milieu de semblant, d’usurpation, de make believe. Les médias font les renommées et les échecs. En jouant avec d’autres le double de Johnny, j’ai honorablement gagné ma vie (mais j’ai dû faire quelques investissements en costumes, en flyers, en impression de photos et même de disques)
Quand Johnny a déclaré sa maladie, mon médecin m’a aussi détecté un cancer. Je me suis battu comme lui, pas à Los Angeles mais à la côte belge. À chacun les moyens de ses traitements. Ma Laura m’aura été d’un grand soutien. J’ai même reçu des messages d’amateurs proclamant être de mes fans. À part les images médiatiques dans les magazines spécialisés, je n’ai pas eu de contacts avec Johnny. Mais pour me donner l’illusion d’en avoir, je me suis même abonné à Paris Match. Lors de la tournée des vieilles canailles, j’ai été l’écouter et j’ai été en extase.
Pour aller l’acclamer, je ne me suis pas habillé comme lui. J’ai préféré rester incognito. Je crois qu’il ne m’a jamais distingué parmi la cohorte de ses imitateurs. J’ai reçu une photo dédicacée de lui, mais elle ne portait qu’un message standard, et je ne suis même pas sûr que c’est lui qui l’avait écrit. Savait-il seulement écrire ?
Quand il avait voulu se suicider, j’ai aussi feint de le faire. Personne d’ailleurs n’en a parlé. Mais quand on a annoncé qu’il allait réellement mal, j’ai décidé de frapper un grand coup. Je n’ai pas attendu que la maladie fasse son œuvre. Je me suis rendu à sa retraite de banlieue parisienne où il s’était calfeutré. Je me suis fait passer pour un contrôleur des radiateurs. Je l’ai étouffé sous son oreiller comme prévu. La chose est passée inaperçue. J’avais pourtant laissé une carte avec mes coordonnées.
J’ai regardé le spectacle de ses obsèques à la télé. Que de monde ! N’ayant plus de raisons d’être en tant que clone, quand j’ai fermé le poste, j’ai décidé de me suicider, cette fois pour de bon. Après avoir écrit ce petit compte rendu de ce qui n’était même pas une imposture. Il y aura peu de monde à mon enterrement et personne ne viendra y chanter Ave Maria.