À partir de maintenant

Philippe Meurisse,

Le regard vif, la cravate impeccablement nouée, il entra dans la salle et avança jusqu’à une table où l’attendait un homme au visage buriné par le soleil et les années. À son approche, l’homme se leva et lui tendit la main.

L’homme s’interrogeait : que faisait-il là, comment y était-il arrivé ? Et d’ailleurs, pourquoi avaient-ils rendez-vous ?

— Bonjour, Monsieur.

— Bonjour, Monsieur, comme vous y allez. Appelez-moi Jean. Pas de cérémonie entre nous. Comment, de mon côté, préférez-vous que je m’adresse à vous ?

— Comme il vous plaira. Je n’y accorde que peu d’importance.

— Vraiment ? J’ai toujours accordé beaucoup d’attention à mon patronyme. Il raconte qui je suis, d’où je viens et je suis certain que si mes parents m’avaient prénommé Jean-Philippe, par exemple, je n’eusse pas été le même.

— On vous appelle pourtant parfois Jean d’O.

— Certes, certes. Mais je n’ai guère d’emprise sur ce que font les gens. C’est arrivé fort tard dans mon existence. Cela n’avait plus d’importance sur ma formation d’homme. Alors qu’importe !

On nous a déjà servis, je vois. Fort bien !

Et donc ? Comment préférez-vous que je m’adresse à vous ?

— Appelez-moi Johnny ! Pas Jean-Philippe ! Parce que je me le suis choisi, parce qu’il me correspond !

— Voilà d’excellentes raisons. C’est épatant ! Souhaitez-vous que je vous serve de cet excellent petit vin du pays de Namur ? Il est élevé à deux pas d’ici. Vous qui êtes belge d’origine, connaissez-vous cette région ?

— Très peu. Je suis français, j’y tiens.

— Je le suis aussi, et j’y tiens tout autant que vous.

— Alors, pourquoi me parler de la Belgique ?

— Un auteur québécois dont j’ai oublié le nom écrivit un jour qu’un pays est surtout fait des souvenirs qu’on y a laissés. Cependant, les origines sont importantes : savoir d’où l’on vient. Le tout, comme disait Aimé Césaire, est de savoir ce que l’on en fait.

— Vous vous exprimez souvent avec des citations d’autres.

— Vous savez, je suis un cabotin. Je peux bien le dire aujourd’hui, j’ai toujours aimé partager ma culture. N’est-ce pas ce qu’il y a de plus beau, la culture ? Hormis les femmes, bien entendu. Je vous en sais grand amateur, vous aussi. L’amour est la grande affaire de ma vie. J’ai beaucoup aimé. J’ai beaucoup été quitté aussi. Les femmes demandent qu’on se montre plus attentif envers elles que je ne le fus. J’étais trop occupé ailleurs.

— Vous êtes pourtant marié depuis longtemps !

— J’ai une femme formidable qui a toujours été d’une grande patience. Que serions-nous sans la gent féminine, je vous le demande !

Je vois que le repas est servi déjà. Mangeons-nous ?

*

— Mon cher Johnny, puis-je vous poser une question indiscrète ?

— Faites ! Je répondrai… ou pas !

— Que connaissez-vous de vos aïeux ?

— Vous savez sûrement que mon père m’a abandonné !

— Oui. Cela dut être une terrible blessure pour vous. Mais vous l’avez transcendée ! Voyez l’homme que vous êtes devenu. Permettez-moi de poursuivre. Au-delà de votre père, que savez-vous de vos ancêtres ?

— Rien. Je n’ai jamais cherché. Chaque fois que j’ai tenté un rapprochement avec mon père, il l’a balancé. Très tôt, je me suis choisi un prénom, je me suis créé un personnage. Je l’ai façonné et il a remplacé l’enfant en quête d’identité que j’étais. Jean-Philippe Smet n’est plus qu’une désignation administrative.

— Vraiment ?

— Vous semblez déçu.

— Un peu. J’ai toujours été curieux de savoir d’où je venais. Je suis persuadé que nous portons en nous un peu de notre histoire familiale. Par tradition, dans ma famille, nous connaissons nos aïeux, à cette restriction près que nous suivons l’ascendance paternelle. Je ne savais rien des lignées maternelles. En fouillant un peu, j’ai découvert que nous avons un ancêtre commun, Jean de la Malaize, qui vivait au XVe siècle. Nous sommes cousins, mon cher Johnny.

— Oui, peut-être.

— Je trouve cela épatant. Vous et moi, cousins. De surcroît, notre différence d’âge peut faire de moi votre père momentané !

— Qu’est-ce qui vous fait croire que vous pourriez être mon père ? Je n’en ai aucun besoin ! Sans vous offenser.

— Ne vous inquiétez pas pour cela. Quoi que vous puissiez dire ne pourra m’offenser. Plus jamais.

Je vous ai précédé dans la vie à plusieurs titres : je suis né avant vous, j’ai aimé des femmes qui m’ont quitté avant que vous ne le fussiez vous-même, connu la notoriété et été vilipendé avant vous. Et j’ai rencontré l’éternité avant vous.

Je suis croyant. Ma foi m’a porté toute ma vie, même si je suis un grand pêcheur devant l’éternel. C’est une chose étrange que Dieu. Le seul moment dans la vie où l’on peut savoir qu’il existe, c’est quand on est mort. n’est-ce pas saugrenu ?

— Je n’aime pas parler de ça ! La mort m’effraie. Vous, par contre, semblez très joyeux.

— Mais oui ! J’ai reçu des réponses à des questions que je me suis posées toute ma vie. Je vais encore en recevoir. C’est vraiment épatant. Et comme je suis d’un naturel indulgent, je trouve que je n’ai pas trop mal réussi ma vie. Je suis prêt pour la nouvelle aventure.

— Que je n’aime pas parler de ça !

— Il le faudra pourtant, mon cher. Parce que vous êtes mort. Moi aussi d’ailleurs. Je vous ai précédé de vingt-quatre heures. Aussi ai-je une éternité d’expérience que vous n’avez pas encore. Je suis ici, avec vous, pour que cette nouvelle aventure, nous la commencions ensemble, presque en famille. N’est-ce pas formidable ?

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