Big Ben était emballé de plastique, devenu imperméable au monde et au temps, pour cause de réparations, lorsque les premières manifestations du phénomène se produisirent.

Des fissures laissaient suinter l’eau salée et corrosive dans les parois du tunnel sous la Manche. Les ingénieurs avaient beau répéter leurs gammes algébriques, aucune explication n’émergeait. On dut se résoudre à le mettre à l’arrêt pour raisons de sécurité.

Les voyages reprirent, comme au bon vieux temps, par ferries. On alla exhumer des rafiots d’antan sur le point d’être dépecés. Ils ouvrirent à nouveau leurs nez et sniffèrent des lignes de voitures en partance ou de retour de l’Île.

Quelques semaines suffirent à des loups de mer connaissant la Mer du Nord comme leur poche, pour alerter les autorités portuaires. La durée du trajet s’allongeait imperceptiblement. Leur avis fut évalué au nombre de stouts présumées éclusées par eux dans quelque pub de White Chapel.

C’est par un beau jour de mai que le cordon ombilical céda. Le tunnel se brisa d’un coup. L’eau suivit son chemin et les terminaux de Calais et de Douvres furent irrémédiablement inondés par la mer et les larmes de la séparation.

Il fallut se rendre à l’évidence : presque tout le Royaume-Uni prenait le large.

Les géologues les plus médiatiques n’hésitaient pas à affirmer la primauté de leur théorie. Les plus discrets n’avouaient qu’à eux-mêmes leur propre ignorance.

Les millénaristes jubilaient et proclamaient la consécration de leurs prophéties. L’Église Anglicane se référait à la volonté de Dieu.

À Downing Street, la perplexité était noyée dans la brume des docks. Les brexiteurs festoyaient.

L’éloignement géographique de l’Europe soufflait dans les voiles de l’isolationnisme.

À la consternation du parlement écossais, succéda un vote massif pour l’évacuation totale. Les ports de la côte est, d’Inverness à Édimbourg, en passant par Aberdeen, affrétaient toute embarcation, du paquebot à containers à la chaloupe la plus frêle. Glasgow se vidait des catholiques et des protestants. Ils croisaient vers l’Irlande devenue elle-même terre d’asile. Les orangistes qui n’avaient pas entrepris le voyage inverse vers la métropole en fuite accueillirent leurs frères en kilt à Belfast. Les autres rallièrent Dublin ou de verts paysages suscitant la nostalgie de leurs lochs. La question irlandaise semblait réglée une fois pour toutes. Les Scotts et Irish partageaient au moins deux passions : l’amour du whisky et la détestation des Anglais.

Comme un transatlantique ayant largué les amarres, l’Angleterre traversait l’océan. En peuple navigateur, à la proue de leur pays, les Britanniques restants se laissaient caresser le visage par les embruns d’un avenir radieux et solitaire.

Les côtes de l’Amérique furent bientôt en vue. Seules les liaisons radio permettaient encore d’obtenir une information internationale. Les câbles sous-marins et les connexions satellites étaient rompus.

Chacun s’attendait à être le bienvenu chez les cousins yankees. Après tout, on partageait une même culture anglo-saxonne et les rancœurs coloniales dataient de deux siècles et demi.

Les courants ayant inversé la position cardinale, c’est la tête en bas que l’arche aborda l’immensité du continent. Seuls les habitants de Sunderland purent apercevoir, à la jumelle, la flamme de la statue de la liberté.

Au large de la Caroline du Nord, la flotte militaire à la bannière étoilée, canons en érection, se tenait prête à faire feu. Il n’était question ni de bienvenue, ni de commerce équitable avec ces prétentieux de Britons. Il y avait déjà assez de difficultés avec le mur et les Mexicains.

La déception passée, on se rassura en se disant que le contact avec ces culs-terreux de « rednecks » ne constituait, de toute façon, pas une opportunité séduisante.

Les plages de Rio étaient moins désirables que celles de Brighton. Une vague propice poussa les errants vers les rivages australiens.

Les anciens forçats de sa Majesté ne manquaient ni de place, ni de ressources.

Voir revenir leurs anciens geôliers provoqua un tollé de Sidney à Brisbane. Quant aux Britanniques qui y avaient émigré plus récemment, ils voyaient avec aversion le vaisseau fantôme qu’ils avaient fui pour le paradis des kangourous, revenir en spectre de leur passé.

Le gouvernement wallaby envoya des émissaires à Buckingham Palace pour assurer allégeance à la Reine et loyauté au Commonwealth mais aussi pour signifier leur ferme souhait de voir la Couronne s’en aller vers les atolls du Pacifique. Cette ingratitude eut un effet « shocking » sans entamer pour autant le flegme censé habiter toute nation hautement civilisée.

Certains inconvénients commençaient à poindre. Tous les joueurs étrangers de « premier league » avaient quitté les clubs les plus prestigieux. L’instabilité, c’est entendu, n’attire ni les talents ni les capitaux. Le niveau de jeu baissa sensiblement à un moment où les distractions étaient plus que jamais indispensables. Le portefeuille du commerce extérieur repoussait tout qui avait une ambition politique affirmée tant il était aussi vide de dossiers que les entrepôts de produits étrangers. Certaines denrées manquaient cruellement. Cela constituait un paradoxe pour le plus grand bateau que les océans aient jamais porté.

En mer de Chine, tous les désirs en rade se portèrent sur Hong Kong. Plus de vingt ans de communisme ultralibéral ne pouvaient avoir effacé le souvenir d’une présence séculaire qui les avait protégés des guerres civiles sanglantes du reste de l’Empire du Milieu.

Mais là aussi, les désillusions furent à la hauteur de celles du Roi Lear. Le petit dragon cracha le feu de sa fierté identitaire retrouvée et la dérivation se poursuivit.

On crut s’arrêter pour de bon au Nord de la « City » asiatique qu’était devenue Singapour. L’Écosse, désertée, se disloqua sur la péninsule thaïlandaise et, après avoir broyé quelques îles et déclenché des tsunamis sur les rivages indonésiens, l’Angleterre vit poindre le sous-continent indien.

On allait enfin s’asseoir sur un gazon taillé ras, reconstituer les réserves de thé qui s’amenuisaient dangereusement et manier la batte en bonne entente avec ceux dont la peau mate jurait avec le blanc cassé des pulls en « V ».

La mémoire de l’éléphant hindou demeurait intacte. Pas un, au-delà des générations, n’avait rangé au tiroir de l’histoire le départ des coloniaux forçant, en plein chaos, la création du Pakistan. Aujourd’hui, les fusées atomiques des deux pays se regardaient en miroir et assuraient la continuité d’un héritage plus lourd qu’un strike sur les trois piquets au centre d’une enceinte dédiée au cricket.

Les stocks de Darjeeling restèrent désespérément en baisse et la tradition du tea-time de quatre heures gravement menacée.

L’Afrique de l’Est ne fut pas davantage hospitalière. Si le caractère distant des indigènes correspondait assez bien à celui des visiteurs, le découpage arbitraire au cordeau des différentes nations par le traité de Berlin avait laissé des traces douloureuses chez les tribus séparées.

Les safaris sous la lumière des lampes à pétrole n’avaient plus voix qu’au registre des histoires qu’on se raconte.

L’Afrique du Sud. Dernier havre possible. Le Cap de Bonne Espérance pour s’arrimer ou dériver à jamais.

Cependant, l’encre de l’histoire entrava les ancres destinées à se poser sur les fonds marins ou au fond de soi. La guerre des Boers refit surface. Les Zoulous en voulaient toujours à Michaël Caine. L’« Afrikaans » tapissait les langues et les cœurs. Les tensions intérieures se suffisaient à elles-mêmes pour que l’arrivée des descendants des colons n’en ajoute de nouvelles.

 

Il ne restait plus qu’à prier pour que les vents soient favorables en vue d’un retour au bercail. Il n’avait pas été possible de rajeunir et retrouver son lustre d’antan. Il ne restait qu’à réintégrer sa place dans le présent. Mais celui-ci n’attend pas ceux qui regardent derrière leur épaule.

L’Irlande s’était aussi légèrement déplacée puis fixée face à Dunkerque. Une liaison ferroviaire se construisait à marche forcée pour une ligne directe vers Bruxelles et les autres capitales.

L’Europe ne regarda même pas passer, au sud de l’Islande, ce radeau en perdition. Finalement, il s’échoua sur les côtes du Groenland qui méritait vraiment enfin son nom de « terre verte » depuis l’augmentation de la température et la fonte de la banquise.

Il fallut se résoudre à une vie agricole. Paisible et sans autre repère que les saisons rythmées par des nuits de près de six mois.

Les sujets de sa Majesté finirent par perdre la fantaisie qui les avait animés il y a si longtemps. Personne ne vit Mary Poppins prendre les enfants par la main, s’envoler par-dessus les toits des riches demeures de Regent’s Park, suspendue à la grâce de son parapluie, et prendre la direction des étoiles.

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