La petite fille aux allumettes

Hermine Bokhorst,

Il était une fois, aurait dit Andersen, une petite fille avec une longue jupe fleurie… Elle devait avoir une dizaine d’années et marchait pieds nus dans la ville grise éclaboussée par un soleil sale. Ses longs cheveux noirs cachaient quelque peu ses grands yeux tristes, des yeux semblables à ceux d’un faon perdu dans la forêt.

Note de Hoaxbusters : nous sommes parvenus à situer précisément cette histoire qui buzze sur le Net depuis trois jours et qui a atteint les 3,5 millions de vues les trois premières heures de sa mise en ligne. Soit le 25 mai 2019 à 19 h 16, avenue d’Auderghem à 1040 Etterbeek, d’après la caméra du Shell Express.

La lumière se raréfiait entre les hauts bâtiments. Les badauds s’affairaient, indifférents. Pressés de rentrer chez eux pour le souper en famille ou pour le JT de François De Brigode. La petite fille cherchait un endroit pour s’abriter. Elle avait peur de la ville qui lui semblait si gigantesque, loin du foyer où le vieux juge l’avait condamnée à séjourner. On aurait dit que personne ne la remarquait. Et c’était peut-être mieux ainsi car son éducatrice, celle qui était hypnotisée par son Smartphone rose, avait sûrement appelé la police. Elle risquait de recevoir une sacrée punition, Mme Sophie, parce qu’elle avait perdu la nouvelle pupille. Elle ne lui avait même pas demandé son nom.

La petite fille remontait l’avenue vers le grand rond-point, à la recherche d’une cachette. Trop de voitures. Crissantes, rugissantes, klaxonnantes, comme un troupeau de bisons mécaniques fonçant vers le centre. Mais il valait mieux le bruit que le silence. Les phares que l’obscurité. Car là se tapissent les créatures, se réveillent les cauchemars ; là se trouve le Royaume de l’Angoisse.

Un M blanc et bleu lumineux se détachait sur le ciel anthracite. Allait-elle trouver refuge dans le métro ? Il suffisait de se laisser avaler par l’escalator pour disparaître de la surface de la terre. Trop sombre, le ventre du métro. « M » c’est maman, mais monstre aussi… Le long de la rue, une grande rangée de portraits de toutes les couleurs. Toutes les personnes y souriaient, toutes avaient l’air gentilles. Un contraste avec les rares passants affichant une mine renfrognée, celle qui précède la scène de ménage ou l’engueulade des enfants. Elle ne le connaissait que trop bien, cet air-là.

Elle finit par se glisser derrière le gros bloc de pierre. En levant les yeux, elle vit une grande statue qui marche à moitié dans le vide. Elle avait mal aux pieds. Ils étaient couverts d’écorchures et de poussière. Le bâtiment de verre et de métal derrière elle, semblait mort. La nuit s’est effondrée sur elle à présent. Elle se sentait toute petite. Insignifiante. Une mouche sur la nappe immaculée qui allait accueillir le repas convivial des invités. Un seul geste pour la chasser. Ne rêve pas.

Note de Hoaxbusters : la statue est celle de « l’homme qui fait un pas en avant » de Hanneke Beaumont. Devant le bâtiment Charlemagne de la Commission.

Des hurlements surgirent de l’œsophage du métro. L’escalator vomit un groupe de jeunes braillant l’alcool et le foot en mauve et blanc. La frustration, la haine. La petite fille se recroquevilla dans sa grande jupe. Disparaître. Lorsque les beuglements s’étaient estompés dans le brouhaha des véhicules, la petite fille se rendit compte de l’obscurité. Les spectres des souvenirs allaient surgir dans le noir. Elle frissonna. Dans sa poche, un carré de carton. La pochette d’allumettes qu’elle avait empruntée à Mme Sophie, trop occupée à téter sa cigarette, le regard rivé sur son Instagram. Elle l’avait prise à cause de l’image. Une petite fille tenant une grande flamme dans le noir. Et si elle en craquait une ? Contre la solitude, contre l’effroi ?

La lumière chaude l’enveloppa. Réverbérée par les vitres sans tain. Soudain, elle était ailleurs. On aurait dit qu’une main affectueuse caressait ses longues boucles noires. La tendresse, enfin. La magie l’enveloppa un court instant. Une éternité. Puis l’ombre, comme un couperet de réalité. La petite lumière, pendant quelques secondes, l’avait connectée à un grand tout. À l’univers. À l’universalité. Au sens. Était-ce Dieu ?

C’était juste une allumette.

Elle était à nouveau assise au bord de la ville, du précipice. Froid. Dur. Inhumain. Mais pas de monstres. Pas encore. Elle réfléchissait à cette sensation. Celle d’être à sa place. Exister. La force dans cette petite pogne défiant la noirceur, l’irrémédiable. Comme un doigt d’honneur au destin, à Mme Sophie, à tous ceux qui l’avaient traitée… Sous la statue de l’homme qui marche dans le vide. Lui n’a pas peur et avance sur l’air pollué de la rue de la Loi.

Au loin, des cris et des bruits de bagarre. Les hooligans s’étaient donné rendez-vous sur ce boulevard de bureaux désertés en ce week-end électoral. Ils déterraient les panneaux d’affichage pour se les mettre sur la gueule. « Fuck, les politiques ! » « Fuck, ceux d’en face ! » « Fuck, ma vie de con ! ». Et le trombinoscope souriant se fracassait sur les trognes incendiées de haine des gens d’en bas. La tronche de Magnette sur un Rouch’. La face d’un Défi sur un Mauve. Le cliché Chastel sur la tête d’un skin non aligné, un qui était venu juste pour la baston.

Un cauchemar, se disait la petite fille. S’évader. Elle craqua une deuxième allumette. Le halo la projeta au milieu d’une réception. Des bougies éclairaient une table bien plus longue que toutes celles du réfectoire. S’y trouvaient plein de personnes heureuses. Elles parlaient toutes des langues différentes et pourtant, elles se comprenaient. Un Hongrois buvait un thé à la menthe avec un Syrien. Un Anglais trinquait avec un Irlandais. Un Flamand prenait un Wallon dans ses bras. Un Allemand complimentait un Grec sur le généreux mezze. Un Français donnait un pourboire décent au serveur polonais, qui paraît-il, avait été plombier auparavant. Un Italien contait fleurette à un beau jeune Érythréen. Toutes ces différences semblaient si riches. Et pourtant ne faisaient qu’une humanité. Solidaire.

Solitaire quand la flamme s’est éteinte. Mais pas tout à fait.

Un groupe de chauves dans leurs bombers boursoufflés de rancœur l’avait repérée. « Hé, t’as vu, une gosse ! Une Gipsy ! Là sous la statue de l’abruti qui se jette de la falaise ! »

— Hé mignonne, qu’est-ce tu fais là ? T’as perdu ta môman ?

— J’ai vu un truc magique, Monsieur…

— Ouais, moi aussi, la tronche de Freddy-le-mauve, éclatée sur le béton. Du coup, l’est rouch’ hahaha !

— Je vous jure m’sieur ! Je vous montre !

Elle craqua sa troisième allumette. Et le feu jaillit. Immense brasier au sommet d’une église. La fumée lui fit plisser les yeux. Elle la reconnaissait. C’était la maison de Quasimodo, son Disney préféré. Notre Dame dévorée par un enfer de flammes. Elle regardait, impuissante, les bras ballants. Un cauchemar donc.

— La saloperie a allumé un feu. C’est un attentat ! Une kamikaze Rom ! Vite, arrêtez-la !

Les skins se précipitèrent sur la petite fille. La jetèrent à terre. La rouèrent de coups. Des Dr Martens bien sentis. Elle a eu juste le temps d’apercevoir un bandeau appelant à la solidarité sur l’écran de ses rêves. Avant de succomber.

Le lendemain, le veilleur de nuit de la Commission l’a découverte dans une flaque de sang. Un étrange sourire figé sur ses lèvres. Plus mystérieux que celui de la Joconde. Que lui était-il donc arrivé à la petiote ? Les fous furieux d’hier soir ? Ceux qu’il a fait semblant de ne pas voir sur ses ordinateurs de surveillance en se répétant en boucle : « Je surveille l’intérieur et il ne s’y passe rien. L’extérieur ne fait pas partie de mon travail. »

Note de Hoaxbusters : nous avons retrouvé l’identité de la fillette décédée sous les coups de bottes des fachos, ce 26 mai, matin d’élections. Il s’agit d’Europa. Une enfant retrouvée dans la « boîte à bébés » éphémère de l’association pro-life rue du Trône. Elle était emmaillotée dans le drapeau bleu à douze étoiles. C’est ce qui lui a valu son prénom.

Europa est morte et l’histoire est véridique.

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