Impossible de le dissimuler plus longtemps : la manie qui affectait William Beatty allait en se détériorant et faisait de plus en plus parler autour de lui. Si, au début, elle n’était apparue qu’épisodiquement, elle s’exprimait déjà alors d’une manière particulièrement éloquente. Et ces temps-ci, les espaces entre chacune de ses manifestations avaient tendance à raccourcir : de sorte que plus personne ne prêtait attention aux déclarations de son porte-parole qui, comme dans un rituel à présent suranné, continuait à soutenir que les propos de son patron avaient été « sortis de leur contexte »

Plus précisément, certains voyaient là, plutôt qu’un jaillissement occasionnel, un trouble caractéristique et compulsif, qu’ils n’hésitaient pas à ranger dans le droit fil de ce syndrome, d’ordre neurologique, qui fait que quelqu’un, en plein milieu d’une conversation banale, lâche soudainement une bordée d’insultes et de mots obscènes, avant de retrouver, comme si de rien n’était, le cours harmonieux et apaisé de l’entretien. C’était une hypothèse qui ne paraissait plus si osée, et qui faisait son chemin.

Auparavant, on avait surtout retenu que Beatty était l’un des plus brillants financiers et banquiers d’affaires de sa génération, auteur d’analyses micro- ou macroéconomiques de grand calibre. Ardent partisan de la dérégulation et du laisser-faire (au point de paraître souvent rigoriste sur ces questions), et ayant la conviction intime que le marché est capable en toutes circonstances de s’autoréguler et de canaliser ses propres excès, il tenait la dragée haute aux critiques et les réfutait, sans verser, la plupart du temps, dans la caricature. Et voilà que cette fine intelligence, que cette formidable mécanique sombrait et coulait à pic.

C’est dans le cadre familial que les premiers symptômes se sont fait jour. Dans une émouvante confession, Carolyn, sa femme, a raconté plus tard que les conversations les plus simples, autrefois tendres moments de complicité entre des époux parfaitement accordés et ayant vue sur les roses et les lilas du jardin, étaient devenues des supplices, où elle s’attendait à tout instant, souvent à juste titre, à un autre dérapage incontrôlé :

— Je me rappelle distinctement du jour où j’ai perçu pour la première fois ce qui se passait. Nous parlions d’une personne que je venais de retrouver récemment, après plusieurs années d’éloignement, qui venait de se remarier et songeait à se réinstaller dans notre ville, et avec qui j’avais passé une partie de l’après-midi. Et William me répond : « Oui, c’est un homme charmant, j’ai aussi aimé sa compagnie, ce serait bien qu’il puisse revenir habiter ici… » Puis, brusquement, il ajoute : « Mais je te rappelle que le capitalisme financier est le meilleur système qui soit, il n’y en a pas d’autre qui tienne la route… » Je ne cache pas ma stupéfaction à ces derniers mots, et lui demande quel rapport ils sont censés avoir avec le sujet de la conversation ; mais il ne répond pas, et me demande simplement quand notre ami commun viendrait dîner. C’est alors, conclut la courageuse épouse, qu’une sonnerie d’alarme a retenti dans ma tête : elle ne m’a plus quitté depuis lors…

Par la suite, partout où il apparaissait, Beatty basculait dans ce travers, comme s’il quittait un instant la trajectoire d’une route absolument rectiligne, puis y revenait sans être conscient de rien. Invité à prononcer un discours d’ouverture d’un colloque sur les exactions du prétendu « État Islamique », il s’écarta brusquement du texte qu’il lisait, et s’écria sur un ton définitif : « Le marché est l’unique juge de l’activité humaine, le seul régulateur qui soit… », suscitant l’incrédulité et l’embarras du public. De même, intervenant dans un débat sur l’importance d’organiser un tournoi important dans la capitale, il commença par dire que « le sport est une nécessité pour le corps, mais aussi pour l’esprit. Car (ici se plaçait l’embardée), le capitalisme, par essence, crée des richesses et les redistribue dans un souci constant d’équité… » ; ou encore dans un entretien où il livrait ses vues sur la culture : « Que serions-nous sans la culture, sans le savoir ? Quelque chose d’inconsistant et d’inconstant, sans but, sans finalité. Je le dis d’autant plus sereinement que (ici Beatty se déporte à nouveau) le marché est un vecteur supérieur de valeurs, l’aiguillon par excellence et sans égal vers la connaissance et la beauté… »

Le temps passant, il devint évident qu’on n’invitait plus Beatty qu’au compte-gouttes sur les plateaux de télévision ou dans les forums où une pensée se confronte à d’autres. Il le prit mal, et se fit plus agressif. Il n’était pas rare, désormais, que ses prises de position soient moins policées. Il en venait à dire, en pensant couper court à toute remise en cause : « Ce que vous dites n’est pas sérieux ! Le capitalisme a triomphé partout dans le monde, c’est le seul système viable pour l’humanité ! C’est la seule réalité possible ». Et concluant de manière intempestive : « A ma botte, le monde ! À ma botte, la réalité ! »

Il valait donc mieux qu’il ne parût plus. Comme le résumait un chroniqueur, plus clément ou plus au fait des dessous de ce qui était devenu une « affaire Beatty » : « Il faut le reconnaître, peu de gens l’ont raté. Qui n’a pas succombé à la tentation de le dégommer ? Il y a eu des journalistes, des hommes politiques, des opposants, des collègues, des penseurs, des analystes, des observateurs, des décideurs : tant de gens l’ont accablé que c’est est devenu troublant… » Des rumeurs circulèrent sur un burn-out, on évoqua la consultation de médecins, qui s’avouaient impuissants à déterminer les causes du phénomène et plus encore à en évaluer les chances de rémission, on murmurait qu’il était enfermé derrière les murs capitonnés d’une cellule, dans un asile de la ville voisine.

Carolyn affrontait bravement l’adversité : déjà, les chaînes les plus regardées du pays, convaincues (sans toutefois pouvoir le proclamer ouvertement) que Beatty était « un bon client » dont la présence garantissait une audience conséquente, étaient sur les rangs pour l’accueillir, dans l’éventualité de son come-back.

Cela se fit un soir, à une heure de grande écoute. Et là, on redécouvrit un William Beatty brillant, vrai débatteur rompu à toutes les ficelles de l’argumentation, maître de lui-même et de ses effets, subtil et mesuré, sans arrogance. Un extrait de cette émission devenue légendaire en témoigne. L’analyste était opposé à une figure du mouvement des indignés, et incarnant médiatiquement une génération sans affiliation politique et précarisée, et en attente toujours d’une intégration toujours reportée dans la société. L’échange portait sur la soi-disant absence d’alternatives au « système dominant », responsable d’une « ligne économique » intangible et pourtant inefficace et dangereuse (l’austérité), d’atteintes répétées à ; la cohésion sociale (par les inégalités et l’écart entre les revenus, qui s’accroissaient sans retenue) et d’une rupture du lien entre les individus et la puissance publique (par le démantèlement méthodique de pans entiers des services publics, soumis à des critères de rentabilité au détriment de la qualité des prestations), bref sur le manque de vision d’une courte vue qui se prend pour une longue portée :

— Si TINA…, commençait l’indigné

— TINA, l’interrompit le journaliste, probablement soucieux de paraître au fait des questions qu’il introduisait, est un acronyme anglo-saxon pour There is no Alternative, en matière économique…

— Si TINA revêtait soudain une forme humaine, devenait par exemple une femme, ce serait une femme acariâtre, toujours à pester contre les dépenses inconsidérées et à répéter qu’il faut punir les mauvais payeurs et les débiteurs récalcitrants (surtout ceux qui veulent modifier les conditions de leurs remboursements ou restructurer leurs dettes sous peine d’être asphyxiés), sans conversation autre que les formules usées qu’elle ressasse, et pourtant auto-convaincue qu’il faut penser comme elle sans voir plus loin, bref pas du tout séduisante et pour tout dire ennuyeuse. J’ai une autre idée de la femme…

On se tourna vers Beatty, pour la réplique. L’instant était risqué, mais le financier se contenta de sourire :

— En tout cas, si c’était une femme, je veillerais personnellement à ce que vous ne sortiez jamais avec elle…

Ce fut un dernier feu.

Aussitôt après, à la manière d’une digue qui a trop longtemps retenu une eau grondante, Beatty ressortit ses vieilles antiennes, avec une force qui se voulait percutante mais ne fut que disproportionnée : « Vous ne comprendrez donc jamais rien ! Le capitalisme est la source de tous les bienfaits qui inondent le monde tel qu’il est, c’est le système le plus adapté à la nature humaine, le seul qui lui convienne et lui permette de se sublimer… Mais cela vous dépasse : vous ne proposez rien, vous ne créez rien, vous ne faites rien, vous n’êtes… »

L’indigné, pas déstabilisé pour un sou par cette diatribe, maintint le silence un instant, puis considéra Beatty et lui dit cruellement :

« En tout cas, je veillerai personnellement à ce que vous ne sortiez jamais avec moi… »

On n’invite plus Beatty nulle part. D’ailleurs, une autre menace plane désormais sur lui : une plainte a été déposée à son encontre, et un juge tente de trouver une base juridique qui permettrait de qualifier ses propos répétés comme étant une forme de diffamation.

Le bruit court qu’il est près d’aboutir.

Partager