Les raisons de la colère

María Dulce Kugler,

Rien comme le temps pour faire mûrir les rancunes, nées il y a longtemps à l’ombre d’une injustice, engraissées par des offenses répétées et patiemment cultivées pendant des années, jusqu’à éclore – ou dois-je dire éclater ? – dans des colères foudroyantes. Rien comme la haine pour accélérer les temps des vengeances et tuer à bout portant sans remords ni arrière-pensée.

D. Ghazali, Extrait de ses Journaux

Il a fallu à l’Occident une naïveté sans bornes pour compter sur l’infinie capacité de pardon des autres nations. C’est comme si l’Occident ne se rendait pas compte à quel point il était difficile de voir apparaître un Gandhi ou un Mandela, des individus ayant la capacité de dépasser l’œil pour œil.

Désormais, ce n’est plus le temps de faire la morale. Il est trop tard. Les nations occidentales ont perdu toute crédibilité. Désormais, c’est le sauve-qui-peut.

B. Martínez Wong, Extraits de son Manuel de survie

Ah Cassandre ! Condamnée par les dieux à cracher la vérité alors que les esprits ne sont guère prêts à l’entendre ! Et quand le temps est mûr et que tes prophéties se réalisent enfin, personne ne s’en souvient.

Ah rancune ! Ces rancunes accumulées tout au long des années d’injustice accablante ! Et l’on s’étonne que tout à coup ça explose !

Cassandre, qui a vu subir ces injustices, les unes après les autres, qui a vu grandir la haine à des proportions surhumaines, elle ne s’en étonne pas. Elle a dit et répété, maintes fois, qu’il fallait agir, mais personne n’y prêta l’oreille. Elle n’est qu’une femme, elle est petite, elle est sans voix.

Elle est prêtresse, autant dire poétesse, artiste, isolée, hors des cercles du pouvoir.

Elle a vu les puissants abuser de leurs pouvoirs. Elle a vu les intellectuels se taire au nom de la discrétion et du bon séant. Elle a vu des voleurs s’enrichir et des juges les laisser faire.

Elle a vu les riches et puissants se moquer des pauvres et faibles en les humiliant : « Vous êtes des perdants, c’est ça, ce que vous êtes. Vous ne connaissez pas les astuces pour contourner les lois que nous dictons : vous voilà alors perdants, sans travail ni maison. Vous n’avez que ce que vous méritez. »

Et les voilà abasourdis par la réaction des faibles quand la colère de ceux-ci se déchaîne. La haine, ça se cultive, comme les mauvaises herbes que l’on n’arrache pas du fond du jardin ; sans surprise, l’ancien jardin devient – pour ceux qui savent voir – un terrain vague. Les fleurs restent aussi belles, mais elles ne sont plus les mêmes : fleurs du mal, arrosés du mépris, des douleurs, engraissées par l’indifférence d’autrui.

Et l’on s’étonne qu’elles poussent forts et déterminées à se battre contre ceux qui ont longtemps nié leur existence.

Ah Cassandre ! Pauvre petite fille qui parle en dissonance avec les temps qui courent, où les gens se gavent les oreilles des sons tonitruants pour ne pas entendre les voix subtiles. Les voies subtiles qui continuent d’exister, les fils délicats qui se tissent toujours, malgré la haine, cachés sous les nouvelles feuilles qui poussent ou dans les ailes des oiseaux.

Partager