Dernier jour au paradis

Luc Dellisse,

C’est vrai je l’ai connu, l’homme le plus heureux du monde. C’était peu avant qu’il ne décide de se suicider. La religion du bonheur est terriblement exigeante. Elle ne laisse pas beaucoup de place pour les demi-mesures.

Tout avait servi jusque-là son amour du bien-être. La petite aisance qu’il avait héritée de sa mère ne l’avait pas libéré pour autant des questions matérielles. Comme tant d’autres il avait dû finir par travailler : mais pas au point d’exercer un métier difficile. Il était actuaire dans une compagnie d’assurances. Il n’était pas particulièrement doué pour les chiffres, mais les petits lutins implantés dans son ordinateur faisaient l’essentiel du travail. Quant à lui, il excellait dans la présentation des rapports : le dos tourné aux power-points d’une fausse complexité que sa secrétaire lui avait établis, il débitait, de sa voix douce et liquide pleine de nuances, les mots qu’on attendait de lui et qui ne mentaient pas, puisqu’ils portaient sur des éléments virtuels.

Ainsi il tirait des effets frappants de quelques données brutes, sans autre artifice qu’un air de compétence et de grandeur abstraite. « Un gain de 8 % pour le premier semestre », dans sa bouche, prenait l’allure flamboyante d’un vers de Corneille. Et quand il annonçait que les catastrophes naturelles allaient augmenter, ou que les hommes vivraient de plus en plus longtemps, ses phrases étaient de pourpre et d’or, et chacun, dans la salle de réunion, pouvait comprendre que tout allait bien.

Sur ce seul talent, essentiellement théâtral, il touchait son haut salaire de cadre depuis vingt-deux ans et… Mais non, je me trompe, il possédait un autre talent, encore plus décisif que le premier : il était toujours de bonne humeur. Certains de ses collègues, plus rapides et plus brillants, pouvaient bien rendre à la compagnie des services véritables, leur prudence, leur pessimisme et surtout leur capacité de stress, les mettaient moins en valeur, et ils étaient moins agréables à fréquenter. Tandis que lui semblait toujours satisfait de la vie comme elle passe. Il donnait même l’impression de jouir des moindres circonstances. Il suffisait de le voir appuyer du pouce sur le pressoir de son porte-mine et en faire sortir la mince tige de rimmel pour savoir qu’il avait une belle écriture, lente et minutieuse comme lui. Cette bonne humeur, cette bienveillance à l’égard des événements, avaient servi sa carrière de manière soutenue. On prenait pour du sang-froid ce qui n’était absolument qu’un égoïsme sans faille.

Il plaisait, pas seulement aux hommes, mais aux femmes, par son aisance à s’adresser à tous de la même manière intime. Toutes ses relations sociales étaient personnelles. Chacun avait l’impression d’être le seul. Bien des hommes, même durs en affaires et brutaux en amour, l’ont pris pour un ami fidèle. Bien des femmes, pratiquement toutes celles qu’il approchait, se sont senti flattées par ses manières affectueuses. Quelques-unes même ont pu se croire durant un temps les élues de son cœur. Mais de mémoire d’experte-comptable, il n’en a jamais raccompagné aucune chez elle, il n’est jamais monté prendre un dernier verre. L’idée qu’il avait quelque part une vieille liaison stable et qu’il lui était fidèle a fait son chemin.

En vérité, il était surtout douillet et précautionneux, et se protégeait de toutes les formes concrètes d’obligations, ce qui l’avait incité à rester célibataire. Il paraît pourtant qu’il avait été fiancé à deux ou trois reprises, mais ce qu’on appelait fiançailles dans son cas ne comportait pas de preuves décisives d’un intérêt réciproque.

Quand même, il avait du charme. Cela ne sautait pas immédiatement aux yeux, il fallait un temps d’adaptation, car il était corpulent, avec des cheveux gris-jaune bouclés et une assez vilaine lippe inférieure : mais il était soigné, coquet, souriant, un peu maniéré quand il ne se surveillait pas. Son appétence du monde se manifestait par un dandysme plein de rondeur.

Je l’ai connu sans savoir de lui rien d’autre que ce qu’il portait sur son visage : un air de douceur, de gentillesse et de contentement. Mes informations plus précises datent d’après sa mort. Notre connaissance a été éphémère : deux brefs échanges, suivis d’un coup de téléphone posthume. La première rencontre, c’était à libraire « Les Liaisons dangereuses », qui est bien un des lieux les plus innocents du monde, malgré la dynamite que renferment certains livres dans leur habitacle de feuilles sèches. Il achetait des ouvrages pour enfants. Il a prétendu me reconnaître. Il m’avait vu dans un bureau de sa compagnie, un jour que j’accompagnais ma mère qui ne parvenait pas à résilier l’assurance-auto de mon père mort peu avant.

Un matin du mois suivant, je l’ai recroisé à la terrasse du Valmont, qui jouxtait notre librairie habituelle. Il remuait d’un air placide et satisfait la mousse crémeuse de son café latte. Il m’a fait un grand geste pour m’inciter à le rejoindre. Je tombais bien, m’a-t-il dit, il avait repensé à « Madame ma mère » (il s’exprimait comme ça, à l’ancienne). Il avait une idée à me soumettre, une idée viagère, pour lui assurer une vieillesse confortable, libérée des soucis financiers. Est-ce que ça m’intéressait ? Il a précisé qu’il n’était pas à proprement parler chargé de la vente et qu’il n’avait rien à y gagner, mais qu’il s’occuperait directement de nous : je verrais, je serais très content.

La conversation s’est prolongée un instant. Il m’a suggéré de venir le voir à son bureau dès que j’aurais réfléchi. Il m’a passé sa carte. Puis il a glissé sur d’autres choses, sur un de mes livres qu’il prétendait avoir lu, puis sur ses prochaines vacances en Sicile, qu’il évoquait avec une sorte de pétillement. Trois jours plus tard, j’ai appelé le numéro qu’il m’avait donné, et une voix féminine, aux intonations des grands jours, m’a appris que mon correspondant s’était ouvert les veines, la veille, après avoir mis le feu à son appartement.

J’ai raccroché, béant. Je revisitais rapidement en esprit les rares moments que nous avions partagés et je ne trouvais pas la faille. Bien sûr, il y avait eu ce moment décisif où il avait fait une remarque surprenante. Il était en train de m’expliquer qu’en avançant en âge, les gens se montraient de plus en plus mortels, que les statistiques là-dessus étaient formelles. Mais lui, au contraire, sa santé, son moral, même son ABC (âge biologique contrôlé) ne cessaient de s’améliorer. « Vous avez de la chance », avais-je dit bêtement. « Oui. Je crois que je suis l’homme le plus heureux du monde », avait-il répondu. Un subit rayon de soleil avait inondé la table en fer de la terrasse du Valmont à ce moment-là, mais ce n’était bien sûr qu’une coïncidence.

À présent, il me restait pour indice, outre son image un peu brouillée, cette déclaration hors du commun. Ce n’était pas une phrase d’un usage familier. Il l’avait dite sans emphase, de la manière la plus naturelle du monde. À cause d’elle, la question se posait d’une façon insolite : pourquoi cet homme qui avait l’air si content du pacte qu’il avait passé avec la vie, avait-il, du jour au lendemain, renoncé à vivre ?

Évidemment, son air lisse et dodu pouvait dissimuler une maladie grave. En tout cas il n’était pas au dernier stade de la consomption. Des gens qui demandent à mourir quand ils n’ont plus comme avenir que quelques jours à gésir douloureusement sur un lit d’hôpital, cela arrivait. Mais de fringants quinquagénaires aux bottines sur mesure qui faisaient des plans pour les vacances suivantes et dégustaient la vie comme une huître ne changeaient pas d’avis en vingt-quatre heures sans raison précise. Je n’imaginais pas non plus un désespoir métaphysique qui pénétrant dans sa cervelle durant la nuit, aurait poussé l’homme le plus heureux du monde au suicide dès le saut du lit.

Donc, j’ai bien été obligé de mener une enquête : ce n’est pas la curiosité qui me poussait, mais la philosophie. Si vraiment quelqu’un qui pensait vivre dans un état de perpétuel bonheur n’avait rien trouvé de mieux à faire que de se tuer, et en disparaissant, de faire le vide par le feu autour de lui, c’est peut-être que la vie n’avait que des tessons. J’ai vu les ruines de son deuxième étage. J’ai parlé aux voisins qui avaient failli périr dans l’incendie et qui ne comprenaient pas. J’ai vu le capitaine des pompiers qui avait été sur la brèche et qui avait emporté la dépouille exsangue au milieu des flammes. De proche en proche, comme passé de mains en mains, j’ai avancé dans la direction de la lumière, une lumière noire.

À la compagnie d’assurances, où j’ai prétendu que le mort avait préparé pour ma mère un protocole en bonne et due forme, une collègue, amie et ancienne fiancée m’a raconté que c’était un homme adorable, qu’il était venu souvent à dîner chez elle à la bonne franquette, mais que sa fille, sa fille à elle, ne le supportait pas (une de ces lubies d’enfant). Ils avaient fini par espacer une relation qui dans tous les cas, ne menait nulle part. À la police, j’ai affirmé que j’avais prêté au défunt une Jaeger-Lecoultre à réparer (car il avait un cousin bijoutier) : j’aurais aimé la récupérer. L’officier m’a répondu qu’à part de vieux livres détrempés et de vieux films hors d’usage, il n’y avait rien, il ne restait rien. Le feu avait pris à son ordinateur, mais ce n’était pas un court-circuit. On avait retrouvé le papier, le petit bois, le jerrican d’essence. L’intention incendiaire ne faisait aucun doute. Je dois dire que l’inspecteur principal n’avait pas l’air content de toute cette histoire. Il m’observait en parlant d’un air farouche et frustré.

Je suis rentré chez moi, pas beaucoup plus avancé. Dans l’air flottait une sorte d’ambiance funèbre, un désenchantement. Un vivant en moins, c’est un fantôme en plus, durant tout le temps qu’il faut pour l’oublier. Je sentais bien que je possédais tous les chiffres de cette histoire, mais l’addition ne se faisait pas. Donc, quand mon téléphone a sonné, que j’ai reconnu la voix liquide et chantonnante, je n’ai pas compris tout de suite que c’est mon répondeur qui débitait un message de la veille. J’ai cru que je recevais en direct un appel du mort.

Pétrone qui s’ouvrit les veines sans attendre que Néron décide de son sort, et qui au jour fixé par lui discutait avec ses amis de l’immortalité de l’âme, dans une ambiance voluptueuse, tandis que son sang s’écoulait, avait une indéniable grandeur. Néron s’était montré moins stoïcien quand son tour fut venu. Il attendit d’être cerné de toutes parts, de n’avoir plus la moindre chance de s’en sortir, pour appuyer le poignard sur sa gorge, et encore eut-il besoin d’une main amie pour enfoncer la lame dans sa chair. Il aurait bien aimé choisir une fuite moins radicale, mais le sort ignominieux qui l’attendait ne le tentait pas. De même quelqu’un qui a consacré tous ses loisirs, tout son argent, tous les replis morbides de son âme, à la pornographie illicite et à la chasse aux enfants, sait-il, une fois que la police lui a fait signe, qu’il n’y a aucune issue. Non seulement il perdra tout, travail, biens, amis, relations, non seulement il ira en prison pour tirer une lourde peine, mais il sera persécuté par ses compagnons de détention, criminels d’une haute moralité, et il finira un garrot au cou dans les chiottes ou la nuque brisée au bas d’un escalier.

Ainsi, entre le matin où il était parti tout guilleret à son travail, après ses travaux nocturnes, et le soir où l’attendait la convocation de police pour le lendemain, le retournement avec été complet, et après avoir préparé le bûcher de son bureau, la lame de rasoir neuve et la baignoire d’eau tiède, il avait tenu à expliquer ses raisons, en quelques mots très crus, à l’inconnu que j’étais.

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